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Erdogan président de la République turque, le cauchemar des alévis

Dans leur culte, ils chantent et dansent, prient femmes et hommes côte à côte, ne voilent pas leur épouse, boivent de l’alcool et leur ennemi s’appelle Recep Tayyip Erdogan.

Manifestation alévie contre le gouvernement, le 25 mai 2014. REUTERS/Murad Sezer
Manifestation alévie contre le gouvernement, le 25 mai 2014. REUTERS/Murad Sezer

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«Pro-républicains, démocrates, libéraux et laïques», c’est ainsi que les quelque 12 millions d’alévis turcs se définissent souvent. Mais aucun candidat ne les représentera vraiment dimanche 10 août, lors du premier tour de la première élection présidentielle au suffrage universel que connaîtra le pays.

Ni le candidat du Parti du républicain du peuple (CHP), le sunnite Ekmeleddin İhsanoğlu. Ni le Kurde du Parti pour la paix et la démocratie (HDP), Selahattin Demirtaş.  Ni surtout le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, fondateur et chef du Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir depuis 2002), donné favori.

Parce qu’ils ne sont pas sunnites et qu’ils votent traditionnellement plutôt pour le parti d’opposition, les alévis servent la stratégie de polarisation du candidat islamo-conservateur. En stigmatisant presque systématiquement les alévis, Recep Tayyip Erdogan est sans doute parvenu à resserrer l’électorat sunnite autour de lui, mais c’est aux dépens de l’unité nationale.

L’élection attendue de l’homme fort de Turquie comme président de la République ne va-t-elle pas avoir des répercussions sur leur statut de minorité? Plus gravement, les dérives communautaires qui opposent chiites et alaouites aux sunnites en Irak et en Syrie pourraient-elles s’étendre à la Turquie opposant alévis et sunnites? Les alévis se trouvent à un moment clé de leur existence en Turquie. Qui sont-ils? Que veulent-ils?

1.Les alévis sont des chiitesFAUX

Les Alévis pratiquent un culte hétérodoxe et syncrétique dans lequel on retrouve des éléments de l’islam chiite, mais aussi de mysticisme et des inspirations religieuses variées que l’on peut rapprocher du zoroastrisme, du christianisme.   

«Certains dans les cercles sunnites conservateurs les considèrent hors de l’islam; et certains alévis eux-mêmes ne se pensent pas comme musulmans; ou bien ne sont pas toujours très clairs», indique la chercheuse Elise Massicard, auteure de L’Autre Turquie (PUF, 2005).

D’ailleurs après le génocide de 1915, de nombreux Arméniens restés en Turquie se seraient convertis à l’alévisme, jugé plus «compatible» que le sunnisme. Existe aussi cette idée que l’alévisme serait la religion première des Turcs, en raison des éléments pré-islamiques contenus dans son culte. 

Résultat: leur rapport à l’islam est compliqué et complexe. Une vision ésotérique qui ne respecte pas les cinq piliers de l’islam (ni prières 5 fois par jour, ni pèlerinage à la Mecque, ni ramadan, ni aumône, ni unicité d’Allah –les Alévis vénérant Ali, le gendre de Mohammed –Mahomet).

2.Alévis turcs et alaouites syriens, c'est pareilFAUX

En Turquie, les alévis ne forment pas un groupe homogène, notamment d’un point de vue linguistique: la majorité est turcophone, un tiers est kurdophone et on trouve moins d’un million d’alévis arabophones, lesquels sont plus proches des alaouites syriens, de par la langue, leur situation géographique dans le sud du pays et leurs pratiques religieuses.

«Les  alévis de Turquie se sont identifiés à ce qui se passait en Syrie, à l’affrontement entre sunnites et alaouites. Ils critiquent la prise de position du pouvoir turc qu’ils considèrent comme confessionnelle, jouant sur le clivage sunnite/chiite, analyse Elise Massicard, chercheuse associée au Ceri. Et cela a rapproché les différents groupes alévis alors que les arabophones ne communiquaient pas trop avec les autres. Du coup, le soulèvement dit de Gezi, en juin 2013 contre Erdogan, a eu beaucoup d’échos à la frontière syrienne, dans la région d’Hatay, où vivent les alévis les plus proches des alaouites.»

3.Les Alévis montrés du doigt, ce n’est pas nouveau
VRAI

Depuis le XVIe siècle ottoman, les alévis ont été périodiquement marginalisés par le pouvoir qui devenait de plus en plus sunnite. 

Décrits comme infréquentables, pratiquant des incestes rituels, buvant de l’alcool, priant femmes et hommes côte à côte, les alévis sont considérés par les musulmans orthodoxes comme ayant une moralité douteuse.

«C’est pourquoi à la fondation de la république de Turquie en 1923, lorsque le kémalisme a pris sous son contrôle le sunnisme pour en faire un outil de construction nationale, les alévis ont soutenu massivement la laïcité à la turca», et ils continuent de le faire, explique l’universitaire Samim Akgönül.

Dans les années 1970, il y a une période de polarisation politique dont les alévis et la gauche ont été victimes à plusieurs reprises  avec les massacres de Malatya en 1978 et  de Corum en 1980, puis de Sivas en 1993.  

Les alévis ne forment cependant pas une communauté complètement à part. Ceux qui étaient dans les campagnes jusqu’aux années 1950 se sont intégrés à la société turque des grandes villes. Il existe une bourgeoisie alévie, cependant réduite par rapport à leur poids démographique, avec des hommes politiques, des ingénieurs, des hommes d’affaires. Les alévis sont aussi présents dans l’armée et dans la fonction publique, ce sont les discriminations à l’embauche qui varient selon les périodes.

4.L’alévi pro-républicain, démocratique, libéral et laïc est un mytheVRAI

L’alévi serait un «musulman à visage humain, plus tolérant, c’est ainsi qu’il se fait valoir en Europe en particulier», raconte Elise Massicard. 

Dans un article récent, «Appartenir à l’islam sans paraître musulmans: le dilemme des alévis en Turquie», Samim Akgönül explique que cette posture remonte à la fondation de la République turque. A l’époque, le critère principal d’appartenance à la turcité était d’être musulman mais de ne pas paraître comme tel, il fallait se comporter comme des Occidentaux, donc sans visibilité islamique:

«Dans cette configuration, conclut ce politologue, les alévis trouvaient facilement leur place car justement ils étaient considérés comme musulmans mais n’en avaient pas la visibilité.»

Selon Elise Massicard:

«Les alévis sont sur-représentés dans la gauche. Ils ont une image de fauteurs de troubles, militant dans certains groupes radicaux, tel que le DKHP-C dont on pense qu’il est surtout soutenu par les alévis.»

Et ils sont partie prenante de la contestation contre Erdogan depuis juin 2013. Les huit jeunes morts durant ou à la suite de la contestation étaient tous alévis.  

Très divisés quant à la laïcité, certains veulent être reconnus par la présidence des affaires religieuses (Diyanet), qui financerait ainsi leurs lieux de prières et paierait les salaires des «dede», ce qu’elle fait déjà pour les mosquées et les imams des sunnites; d’autres au contraire ne veulent surtout pas d’un contrôle de l’Etat sur leurs pratiques religieuses.

5.Avec l’arrivée au pouvoir d'Erdogan, les alévis ont connu un mieuxVRAI & FAUX

Le gouvernement fait valoir qu’il a initié un dialogue formel avec certains représentants de la communauté, aidé à la publication de 13 volumes des grands classiques alévis, baptisé une université du nom d’un intellectuel alévi du XIIIe siècle ou encore ajouté un cours sur l’alévisme à l’école. 

Recep Tayyip Erdogan a eu un geste fort, même si non dénué de calculs politiciens: le 23 novembre 2011, le Premier ministre turc a présenté des excuses publiques au nom de la République de Turquie pour les massacres de Dersim (plus de 13.000 alévis tués entre 1936 et 1939).

Et sans doute par réaction à la montée de l’islam politique sunnite conduite par l’AKP, les alévis se cachent moins. Ils expriment plus ouvertement leurs revendications. «Car les alévis ne se retrouvent pas dans l’AKP qu’ils accusent d’avoir mis en place et de poursuivre une politique discriminatoire et factionnelle. Ils jugent que le pouvoir AKP  joue trop sur la corde religieuse, par exemple en  instituant un examen de religion pour l’entrée à l’université ou encore en interdisant la consommation d’alcool ici ou là», décrit Elise Massicard.

Recep Tayyip Erdogan, tout en multipliant les insinuations et les provocations verbales à leur égard cherche, selon le chercheur Faik Bulut, à «sunnifier» ou assimiler les alévis. Ainsi, le gouvernement AKP ne reconnaît pas leurs maisons de prières comme lieu de culte, leur offre de venir prier dans les mosquées mais ostracisent ceux qui refusent.

6.Le conflit entre les Alévis turcs, Erdogan et l’AKP a des répercussions en EuropeVRAI

Les Alévis sont très  implantés en Europe. Ils pourraient représenter un bon tiers de la diaspora turque en France (800.000 personnes, immigrés et descendants d’immigrés).

Le clivage entre sunnites et alévis était perceptible par exemple lors des dernières municipales à Strasbourg ou plus nettement encore  lors de la visite de Recep Tayyip Erdogan en Allemagne et en France puisque les alévis formaient le gros noyau des manifestants dénonçant la visite du Premier ministre turc.

Chaque année, l’Union européenne mentionne la question alévie dans son rapport concernant la Turquie, mais elle accorde la priorité à la situation d’autres minorités, chrétiennes et en voie de disparition, vivant en Turquie.

Le sectarisme sur lequel Recep Tayyip Erdogan a construit sa campagne électorale devrait porter ses fruits. Au détriment des alévis, cette politique lui aura permis de consolider sa base sunnite, conservatrice et pieuse, selon l’éditorialiste vedette Cengiz Candar qui s’interroge cependant avec anxiété: la polarisation recherchée par Recep Tayyip Erdogan ne serait-elle pas la «recette d’un prochain désastre national» en bordure de ce Proche-Orient ravagé par les conflits communautaires?

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