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Géorgie: retour sur le cliché emblématique du conflit

La photo «The crying man» avait suscité de lourdes polémiques.

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Le visage dévasté, figé dans un cri de douleur. Un homme torse nu tient dans ses bras le cadavre de son frère, au milieu des décombres d'un quartier de Gori, une ville industrielle à l'Ouest de Tbilissi bombardée par les Russes. Prise le 9 août 2008, lors du conflit russo-géorgien, cette photo a fait le tour du monde. Jusqu'à devenir emblématique de cette guerre éclair. Elle a même valu à son auteur, Gleb Garanich, photographe de l'agence Reuters basé à Kiev (Ukraine), le troisième prix du World Press Photo en février 2009. Mais le cliché, connu sous le nom «The crying man» (L'homme en pleurs), lui a également causé pas mal de problèmes.

Un an après, il est encore impossible à Gleb Garanich d'en parler. «J'ai subi trop de pressions à cause de cette photo, se contente-t-il de lâcher au téléphone. Elle a suscité une intense polémique et je dois d'abord demander l'autorisation à mon supérieur avant de faire le moindre commentaire.» La réponse sera «Niet». Le sujet est jugé bien trop sensible. Après sa publication dans les journaux du monde entier, les internautes se sont défoulés sur des blogs et des forums, souvent pro-russes, pour dénoncer une «mise en scène», une photo de propagande au service de l'Etat géorgien. Le corps aurait été déplacé, l'image savamment arrangée. Preuves plus ou moins valables à l'appui. Voilà pour la controverse qui a couru un moment sur la Toile. Quant aux pressions, aucune information précise à ce sujet. Un autre photographe qui sillonne le Caucase depuis de nombreuses années, croisé à Tbilissi fin juillet, croit savoir que Garanich a reçu des menaces de la part des Russes. De quelle nature? Provenant de qui exactement? Mystère. Mais elles semblent en tout cas avoir été prises très au sérieux par Reuters qui a donc décidé de garder le silence.

 

En revanche, une personne a accepté de nous parler: Zaza Razmadze, 36 ans, qui n'est autre que l'homme en pleurs de la photo. Nous l'avons retrouvé à Gori, dans la casse où il travaillait avec son frère. De part et d'autre d'un chemin de terre, de petites échoppes en bois regorgent de matériel automobile: enseignes pour taxis, pièces détachées, produits d'entretien... Zaza nous invite à le suivre dans l'une de ces cabanes. Au fond du réduit sans lumière, une fontaine de briques rouges. Un sanctuaire à la mémoire de son frère que Zaza a construit de ses mains. Cela va bientôt faire un an que Zvad est mort. Le matin de notre rencontre, Zaza est allé se recueillir sur sa tombe. Il peine à parler de ce qui s'est passé le 9 août 2008. «Mon cœur est brisé à tout jamais», commence-t-il avant de se taire. Ses mains caressent nerveusement le bois de la table à côté de lui, avec une rage contenue. Pourtant, il se souvient de ce jour comme si c'était hier.

Cet après-midi-là, il travaille au garage. Son frère, Zvad, est censé être parti la veille avec sa femme enceinte de 8 mois et Dito, leur fils de 8 ans, dans un village des environs. Soudain, Zaza entend de violentes explosions. Les Russes bombardent le quartier dans lequel vit son frère et sa famille. Comme mû par un pressentiment, il se rend immédiatement sur place pour voir ce qu'il se passe. Etat de choc. Le quartier est ravagé, les immeubles en feu, le sol jonché de débris et de cendres. Et au milieu des décombres gît le corps de Zvad. Zaza ne comprend pas tout de suite, croit que son frère est seulement blessé. Il retire sa chemise pour éponger le sang qui coule sur le visage de Zvad. Et réalise alors l'impensable: son frère est mort. Plus tard, il apprendra que sa belle-sœur a elle aussi été tuée dans les bombardements. Seul Dito, caché par son père dans un garage, a survécu. Très traumatisé, il vit aujourd'hui avec l'une de ses tantes, dans le village où sont enterrés ses parents.

Zaza, lui, s'est marié il y a deux mois. Mais il souffre toujours autant de la disparition de son frère. «Durant les mois qui ont suivi sa mort, j'ai vécu seul dans un cabanon près du garage, confie-t-il. Je restais enfermé jour et nuit, avec les photos de mon frère placardées sur tous les murs, y compris celle de la tragédie. Je devenais comme fou, j'avais des hallucinations.» Encouragé par ses proches et ses collègues — l'un d'entre eux reste près de lui durant tout l'entretien —, il sort peu à peu de cette réclusion morbide. Il n'a d'ailleurs pas eu vraiment le choix. La photo de Gleb Garanich a fait de lui une «célébrité tragique», comme il dit. Les médias ne lui ont pas laissé de répit, les journalistes géorgiens et étrangers défilant sans arrêt dans son garage pour obtenir une interview. «Je ne suis pas une star, lance Zaza. Je ne souhaite pas à mon pire ennemi de connaître un jour ce que j'ai vécu.» Aujourd'hui, il dit ne plus rien avoir à perdre. Alors que les tensions entre la Géorgie et la Russie connaissent un inquiétant regain depuis une semaine, Zaza n'a pas peur d'une nouvelle guerre. «Si les Russes nous attaquent à nouveau, tout le monde prendra les armes. Même les femmes.» Nous quittons Zaza. Il se tient droit à l'entrée du garage. Sur le chemin du retour, notre interprète sort de sa réserve: «Après avoir rencontré cet homme, vous pensez toujours qu'il s'agissait d'une photo de propagande ?»

Elisabeth Philippe

Image de une: Gleb Garanich pour Reuters. Zaza Razmadze avec son frère mort dans les bras, à Gori, 9 août 2008. Dans le corps du texte: Zaza Razmadze par Guillaume Belvèze, 31 juillet 2009.

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