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Le roman allemand de Verdun

Traduction inédite d’un récit allemand de Verdun en forme de tragédie expressionniste, illustrée par Vinvent Vanoli et préfacée par Nicolas Beaupré.

<a href="https://www.flickr.com/photos/renaud-camus/8244073444/">Le Jour ni l’Heure de Alphonse Lalauze</a> / Renaud Camus via <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">FlickrCC</a>
Le Jour ni l’Heure de Alphonse Lalauze / Renaud Camus via FlickrCC

Temps de lecture: 4 minutes

Le chemin du sacrifice
Nicolas Beaupré
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Le public français est habitué, quand il s’agit d’évoquer la littérature allemande de la Première Guerre mondiale, à convoquer et à opposer deux archétypes: Erich Maria Remarque le pacifiste, contre Ernst Jünger le militariste. Le premier a produit un des plus grand best-seller de la Grande Guerre avec 1,2 millions d’exemplaires vendus, le second est suspecté –comme bien d’autres– d’avoir pavé la route du nazisme avec sa lecture particulièrement positive de l’expérience de guerre. À l’Ouest rien de nouveau contre Orages d’Acier.

En réalité, cette image est fausse pour au moins deux raisons. La première tient au fait que les archétypes en question sont beaucoup moins univoques qu’on peut le croire: Remarque dénonce certes l’absurdité de la guerre, mais est-il pour autant pacifiste? Sa prose ne contient-elle pas des catégories de pensées propres au camp nationaliste? L’image de Jünger, elle, devrait bénéficier en France d’un flot de publications récentes – la biographie de Julien Hervier, l’édition de ses carnets de guerre et de ses journaux parisiens –pour montrer toute la complexité du parcours de l’homme. Mais cette dyade a aussi le gros inconvénient d’appauvrir considérablement la richesse de cette littérature de guerre, celle de ces «écrivains-combattants» qu’a étudié le chercheur Nicolas Beaupré  et qui sont légions. Le public français avait pu découvrir, en 2006, la première traduction du roman d’Edlef Köppen, L’ordre du jour, dont le ton, le point de vue –celui d’un artilleur– et le pacte d’écriture étaient bien éloignés de ceux de Jünger et Remarque. Avec le centenaire de la guerre 14-18, l’occasion se présentait de traduire des romans restés inédits. C’est le cas de celui de Fritz von Unruh, Le chemin du sacrifice.

Ce roman, paru en 1919 et écrit par un soldat envoyé à Verdun, avait cependant déjà été traduit par Jacques Benoist-Méchin, en 1923, et publié sous le titre Verdun. Le traducteur, s’il avait été le découvreur de Unruh pour le public français, avait cependant largement amputé un texte dont la prose représentait à elle seule un défi de traduction. Le livre nous revient donc dans une nouvelle traduction, plus proche du texte original et de son caractère novateur, à la manière de la nouvelle traduction du Berlin Alexanderplatz de Döblin. Car, comme le souligne Nicolas Beaupré dans l’introduction et la présentation du texte, l’originalité du livre de Unruh réside peut-être moins dans ce qu’il dit de la guerre –il décrit la préparation et les premiers jours de la bataille de Verdun en 1916, vus par un petit groupe de soldat– que la manière dont il le dit. Fritz von Unruh, déjà reconnu avant la guerre comme écrivain, essaye d’adapter la forme de sa plume à l’événement de la guerre. Il développe une forme de «langue expressioniste». Le livre ne manque certes pas d’ambiguïtés: plusieurs fois remanié, il fut censuré –comme le garantit la publicité pour le livre– mais avant de devenir ce que l’on considérait comme un livre pacifiste en 1919, la première version était bien plus conforme à l’esprit patriotique de 1916 et avait surtout été interdite dans le contexte de l’enlisement de l’offensive de Verdun.

Le pari de la forme est réussi. Le livre est construit en quatre scène –l’approche, la tranchée, l’attaque, le sacrifice– qui ressemblent fort à la composition d’une tragédie théâtrale. Peu de descriptions, encore moins de peinture précise de personnages auxquels on pourrait s’identifier, comme chez Remarque, mais une place omniprésente des dialogues, de la voix, du discours sur la guerre. L’auteur ne reprend pas ou peu le discours et les mots des tranchées, alors qu’il aurait pu le faire, ayant servi en première ligne dès les premiers jours de la guerre; il préfère utiliser sa langue poétique, dans de longues tirades, parfois lyriques, qu’il place dans la bouche de ses personnages; ils disent la guerre et son absurdité. «Et si le monde était attaqué par la pourriture, le poison, un pus dévorant son âme, alors qu’il soit brûlé! Je veux être le premier à jeter mes torches enflammés dans ce nid de consomption!», s’écrit Clemens, l’un des personnages . On retrouve parfois, dans ces voix qui se répondent dans la nuit et le froid omniprésent, des éléments qui rappellent le théâtre de l’absurde: le «groupe primaire de combattants» évolue dans une unité de temps et de lieu –le chapitre «l’assaut», de ce point de vue, est presque stationnaire– et le seul rempart qu’il possède face à la mort est celui des mots, rempart qui cède à plusieurs reprises durant le roman, donnant ainsi à voir la folie qui n’est jamais très loin. Cette forme est restée avant-gardiste jusqu’à nos jours: parfois ardue, elle donne au récit l’aspect d’un long cauchemar qui, finalement, peut-être mieux que le roman bien ficelé de Remarque, donne à voir l’enfer que fut le Verdun de la guerre de matériel.

Sur le fond, on retrouve les éléments fondamentaux des principaux récits de guerre, teintés d’une critique à peine masquée des élites militaires et des «stratèges de bistrot» de l’arrière. Alors que les soldats se font tuer, le général de corps d’armée a ces mots: «Pas question de gaspiller tout mon matériel ici! Nous devons y arriver avec ce corps! 400 000 pertes? ça rejoint mes calculs.» . On croit entendre Falkenhayn, le chef de l’état-major allemand qui appellait en 1916 à «saigner à blanc» l’armée française quel qu’en soit le prix. Mais l’une des originalités de l’ouvrage, ce sont ses descriptions très crues de la violence inter-personnelle, relativement rare dans d’autres types de récit. Là où les romans classiques parlent surtout de la mort reçue, celle, anonyme, de l’artillerie, des obus et des mitrailleuses, les morts de Unruh sont des morts au corps-à-corps.

L’auteur ne recule pas devant l’écriture de véritables danses macabres, comme lorsque des «créatures sauvages» traversent un village en agitant «comme des masses (de) membres humains arrachés». La violence est là, omniprésente. Se faisant, on peut se demander, comme le faisait Charlotte Lacoste dans son livre sur le rapport entre témoignage et fiction dans la Première et la Seconde Guerre mondiale, si le texte, celui d’un homme déjà installé dans le monde des lettres, ne survalorise pas les éléments dramatiques, déformant, finalement, une image plus véritable et plus grise de la guerre. Nicolas Beaupré cite le jugement de Jean Norton Cru qui disait que le livre de Unruh était celui d’un «pacifiste morbide et sadique». Mais le chercheur rappelle aussitôt: non seulement Unruh avait été soldat, mais la question de la vraisemblance, finalement, importe peu; le livre est un fiction, avant tout une «tentative artistique».

L’édition de 2014, rehaussée des œuvres du dessinateur Vincent Vanoli qui publie entre autres chez L’Association, donne à voir cette tentative artistique. Elle montre, au moment du centenaire de la guerre, une manière de saisir par l’écriture l’insaisissable, l’invraisemblable,  l’invraisemblable, mais aussi l’ambiguïté des attitudes des contemporains et les limites de certaines catégories d'analyse (pacifisme, bellicisme) par lesquelles nous sommes parfois tentés de les restituer.

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