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Du soleil, du sexe et de l'idéologie

Il y a bien une relation entre l’économie, la vie sexuelle et l’idéologie. Et il s’agit là d’un débat moins anecdotique qu’il ne pourrait y paraître...

Venice Beach. REUTERS/Lucy Nicholson
Venice Beach. REUTERS/Lucy Nicholson

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C’est l’été, les unes des magazines en témoignent: c’est le moment de parler sexualité. Il est vrai que le sujet intéresse fréquemment médias et instituts de sondage. L’Ifop est d’ailleurs très en pointe dans le suivi de ces sujets, comme en témoignent nombre de ses enquêtes, au demeurant souvent fort intéressantes. Une d’entre elles, parue en mai, eut d’ailleurs un petit retentissement. Le nombre de partenaires déclaré au long de la vie, l’infidélité, les pratiques hétéro, homo, bi, le nombre de partenaires «en même temps», le tout corrélé aux préférences partisanes et idéologiques, tout cela est soigneusement classé en tableaux et fait, en général, le bonheur du lecteur. On pourrait, très facilement, se cantonner à quelques blagues sur les pratiques sexuelles –supposées ou réelles, revendiquées ou non– des partisans de tel ou tel camp politique.

Pourtant, il y a bien une relation entre l’économie, la vie sexuelle et l’idéologie. Et il s’agit là d’un débat moins anecdotique qu’il ne pourrait y paraître...

Production, reproduction, régulation des instincts

Il existe un lien entre l’activité sexuelle d’une société et son état de développement économique.

Il est souvent commun de dire que dans des sociétés en crise économique, l’activité sexuelle comme «sport» revêt fonction de seul loisir gratuit. Mais si l’on veut y voir clair et être précis, c’est assurément vers Antonio Gramsci qu’il faut se tourner pour comprendre les interdépendances entre normes sexuelles et système productif. L’état de développement économique d’un pays détermine le mode de gestion des mœurs de ses habitants. Cela, Antonio Gramsci l’avait vu très tôt en mettant en avant les efforts du fordisme pour réguler l’instinct sexuel des travailleurs.

Le capitalisme naissant fit d’énormes efforts pour encadrer les instincts sexuels des travailleurs et définir ce qui était «naturel» et ce qui ne l’était pas. Ces instincts sexuels, leur régulation, répressive ou non, sont à resituer dans une histoire de dominations économiques et sociales, dans l’histoire du capitalisme.

La «fonction économique de la reproduction», la nécessité de la rationnaliser expliquent les différentes tentatives du capitalisme fordiste d’encadrer les instincts sexuels présents dans la société, notamment à travers l’action de certains mouvements de femmes. Cela explique notamment la forme puritaine apparue aux Etats-Unis au moment de son envol industriel et les phénomènes de répression ou de coercition qui lui ont été liés. La prohibition de l’alcool n’en fut qu’un des nombreux aspects. La rationalisation du processus de production impliquait, dans l’esprit des capitalistes de l’époque, que la vie sexuelle des producteurs soit davantage rationnalisée et donc que des normes nouvelles s’instaurent.

Ainsi le rôle des femmes est-il très tôt modifié par le système capitaliste (les rendre plus responsables revenait à en faire des relais efficaces de l’esprit hygiéniste du temps), la monogamie est instaurée comme norme. Les buts de ces nouvelles normes sont simples: améliorer la productivité des travailleurs.

Dans les sociétés préindustrielles, le lien entre vie sexuelle et économie existe évidemment. Gramsci s’intéressa particulièrement, comme intellectuel et comme député italien, au rôle de la reproduction dans le développement des dominations dans le champ social, notamment dans le sud de l’Italie. Ainsi constata-t-il que, dans les campagnes, les vieillards sans descendance étaient traités «comme les bâtards». Aspect intéressant, les sociétés paysannes conféraient donc à la reproduction une forte dimension économique et les hiérarchies sociales se formaient aussi à l’aune de cet aspect de la vie humaine. Quant à la vie sexuelle «comme sport», elle n’était pas non plus absente des campagnes

Les classes les plus libertaires sur le plan sexuel étaient les classes les moins liées au processus de production. Cette prise de distance à l’égard de la morale véhiculée à l’ère fordiste prend un tour paroxystique au moment des années 1970.

Les années 1970 correspondent en effet à une «crise de libertinage» qui est corrélée à la crise du modèle fordiste et au relâchement des formes de coercition existant préalablement. Gramsci faisait référence à d’autres crises, qu’il se refusait à comparer les unes aux autres: celle survenue après la mort de Louis XIV ou celle survenue, aux Etats-Unis, après l’élection de Roosevelt.

De l’homonationalisme à l’adhésion au néoconservatisme

Les mouvements d’émancipation LGBT ont joué un puissant rôle dans la fin ou l’affaiblissement d’un certain nombre de dominations liées, notamment au sexe, au genre ou à l’orientation sexuelle, dans les sociétés d’Europe occidentale ou d’Amérique du Nord (pour l’essentiel). Mais ces mouvements ont, pour certains, depuis, joué un tout autre rôle.

Dans un livre paru en 2007,  Homonationalism, la chercheuse Jasbir Puar pointe une forme de collusion entre «homosexualité» et «nationalisme américain», c'est-à-dire à une puissante évolution de la perception que les Etats-Unis ont des minorités sexuelles, qui se normalisent en même temps qu’elles s’allient à une reconfiguration de l'«impérialisme». Cela n’était pas acquis dans un pays aussi influencé par les Eglises que les Etats-Unis. Cet «homonationalisme» est véritablement né consécutivement au 11 septembre 2001. Une forme de vision binaire du monde pourrait avoir, en effet, «réhabilité» certains –«pas tous»– gays et lesbiennes dans la communauté nationale américaine. C’est cela le sens véritable de l’homonationalisme.

Il est évident qu’un facteur important a joué un rôle dans la mutation du mouvement gay et lesbien «post-11-Septembre»: c’est l’ampleur ou l’emprise de «l’industrie du tourisme gay» et des «habitudes consuméristes». Elles ont contribué à donner une appréhension du monde marquée par la peur des dangers du «terrorisme».

En effet, l’industrie du tourisme est un puissant facteur de modification du rapport au monde et à l’imaginaire collectif, à la fois comme forme de contrôle des corps et comme vecteur de nouvelles perceptions géopolitiques.

Dans sa réflexion, Joseph Massad[1] établit quant à lui une critique plus radicale encore du mouvement gay international, qui a –selon lui– eu tendance à suivre les pas des mouvements de «femmes blanches occidentales». Ces dernières, en universalisant leurs revendications féministes, avaient surtout imposé –selon Massad– une forme de féminisme colonial aux mouvements féministes des pays extra-occidentaux.  Si l’on suit Joseph Massad, «l’Occident» tend à influencer les conceptions du désir dans ce qu’il définit comme «l’Orient» pour les calquer sur les conceptions nées au cœur du monde occidental. Il provoque dès lors un backlasch culturel.

Ainsi Massad pointe-t-il la tentation permanente des mouvements gays occidentaux de vouloir «réorienter» les désirs homosexuels présents dans le monde arabo-musulman dans un sens plus «éclairé», qui serait le propre du monde occidental. Les travaux de Massad pointent que la définition d’une «communauté gay» est le fruit d’une construction sociale propre à nos sociétés, fruit de notre histoire et de l’évolution sociologique de nos pays, de leurs rapports de forces internes, des dominations qui s’y sont créées, non de celles qui sont nées ailleurs. Pour Massad, l’impérialisme ne s’exporte pas seulement par les armes.

Disciple d’Edward Saïd, Massad l’est également de Gramsci. Gramsci revêt sans doute en matière de relations internationales une dimension plus pertinente encore que dans le strict cadre des sociétés nationales, surtout à l’heure de la mondialisation et de l’augmentation des interactions entre les hommes.

Ce point est essentiel si l’on veut comprendre comment l’imaginaire occidentaliste –celui qui postule à la fois une unité du monde occidental et le danger immédiat qui pèse sur lui– s’impose dans nos sociétés. Il est directement lié à la capacité qu’ont nos sociétés de définir l’Orient comme une essence ou un tout. Ainsi, il semble qu’une partie du mouvement gay international, comme de certains mouvements féministes, fassent jonction avec l’idéologie néoconservatrice.

En France, on constate une évolution nette, non seulement d’une partie de la droite, mais, encore plus nettement de l’extrême droite qui, loin d’être indifférente à cette évolution des mondes gays, semble pouvoir en bénéficier. Une évidente réorientation du FN sur ces questions s’est opérée sous l’impulsion de Marine Le Pen. Elle correspond à une tendance de fond en Europe qui a porté hier le parti de Pim Fortuyn, continue de porter le PVV de Geert Wilders et contribue à la réorientation d’autres mouvements politiques en Europe.

Sur le plan intérieur comme sur le plan international, la question sexuelle joue un rôle important dans les reconfigurations idéologiques à l’œuvre. Mais ces reconfigurations sont à lier aux évolutions de notre système de production et à la géopolitique qui en découle. Ainsi, loin d’être anecdotique, la question du lien entre sexe et idéologie mérite que l’on s’y attarde. C’est un enjeu pleinement politique. 

1 — Joseph Massad (1963) est un intellectuel d’origine palestinienne, qui enseigne à Columbia University et dont les recherches portent sur les nationalismes palestinien, jordanien et israëlien. Son livre Desiring Arabs, qui porte sur les représentations du désir sexuel dans le monde arabe fait suite à d’autres ouvrages: Colonial effects: the making of national identity in Jordan. New York, NY: Columbia University Press (2001) ou The Persistence of the Palestinian Question: Essays on Zionism and the Palestinians. London: Routledge (2006). Retourner à l'article

 

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