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Pourquoi les journalistes israéliens ne remettent-ils pas en question l’action dévastatrice de leur armée dans la bande de Gaza?

Les médias n'arrivent à couvrir pleinement le conflit, et le pays souffre d'une sorte de blackout médiatique.

Benjamin Netanyahou et le ministre de la Défense Moshe Ya’alon attendent de prendre la parole en conférence de presse, le 28 juillet 2014 à Tel Aviv. REUTERS/Nir Elias
Benjamin Netanyahou et le ministre de la Défense Moshe Ya’alon attendent de prendre la parole en conférence de presse, le 28 juillet 2014 à Tel Aviv. REUTERS/Nir Elias

Temps de lecture: 8 minutes

En 2008, Israël lance l’opération Plomb Durci pour mettre un terme aux tirs de roquettes du Hamas depuis Gaza: les journalistes sont alors friands de détails au sujet de l’opération militaire. Ils veulent savoir combien de militants du Hamas ont été tués, combien ont été capturés, quelles infrastructures ont été touchées, quels objectifs sont encore à atteindre, et bien d’autres choses encore. En revanche, les conséquences de cette opération pour l’autre camp, par exemple combien de civils palestiniens ont trouvé la mort, ne les intéressent pas. La seule question qui se pose à ce moment-là n’est pas «pour quelle raison autant de Palestiniens sont tués?», mais «pourquoi l’opération n’a pas commencé plus tôt?»

En 2012, après le déclenchement de l’offensive Pilier de défense, Keshev, un groupe israélien de surveillance des médias, dénonce le fait que cette guerre a «plus que jamais rendu flou la différence entre les porte-parole officiels de l’armée et les médias israéliens». Cette affirmation est encore vraie aujourd’hui.

De très bons interviewers, sauf pour la guerre

J’ai connu et admiré de nombreux journalistes israéliens au cours des deux décennies pendant lesquelles j’ai couvert ce conflit: leur professionnalisme n’est plus à démontrer. Ils savent être des interviewers tenaces et des analystes implacables, sans pour autant se couper des personnalités de premier plan. Donnez-leur un bon vieux scandale financier ou sexuel, et ils feront regretter à n’importe quel politicien de s’être un jour porté candidat à une élection. Demandez par exemple à l’ancien Premier ministre Ehud Olmert ou à l’ancien président Moshe Katsav de quelle façon les médias ont couvert leurs procès.

Mais avec la guerre, de nombreux journalistes israéliens, peut-être même leur majorité –à quelques remarquables exceptions près–, préfèrent faire profil bas, tout comme le reste de la population.

Surtout dans les premiers jours d’une opération militaire, ils ont peur de poser les questions qui fâchent: ils choisissent donc de répéter comme des perroquets les discours des leaders politiques et militaires du pays (en hébreu, on utilise le mot meguyasim, «appelé» ou «recrue», pour critiquer les journalistes en temps de guerre). D’ailleurs, parce qu’il est interdit aux Israéliens d’entrer dans la bande de Gaza et que l’opinion publique montre étonnamment peu d’intérêt pour les questions palestiniennes, seuls de très rares journalistes israéliens ont développé un réseau de sources sur le terrain.

Seuls de très rares journalistes israéliens ont développé un réseau de sources palestiniennes sur le terrain

 

Cela permet de comprendre pourquoi Israël voit la guerre à Gaza de façon si différente du reste du monde. Avec leur pays sous le feu des roquettes et leurs soldats se faisant tuer au combat, les journalistes israéliens cessent d’être des enquêteurs obstinés pour se transformer en fournisseurs d’informations prémâchées transmises par l’armée. Le patriotisme prévaut soudainement sur le devoir d’offrir une information impartiale.

Ce qui laisse aux Israéliens –encore nombreux à préférer les médias en hébreu à la presse internationale, pourtant de nos jours facile d’accès– une vision incomplète et faussée des évènements. Le soutien populaire à la guerre est ainsi total. Et la vision du Premier ministre Benjamin Netanyahou à propos de Gaza et du Hamas fait aujourd’hui consensus.

Les médias américains, pourraient dire certains, ont agi de la même façon avant la guerre en Irak, quand ils ont échoué à mettre en doute les renseignements sur les présumées armes de destruction massive de Saddam Hussein.

En Israël, presse et armée sont très liées

Mais les deux situations sont complètement différentes. Aux Etats-Unis, on ne retrouve pas cette intimité entre presse et forces militaires qui existe en Israël, où tout le monde fait son service militaire et où l’armée reste l’institution la plus prestigieuse. En 2003, il y avait d’ailleurs de nombreuses voix dans les médias américains pour dénoncer la guerre. Mais aujourd’hui en Israël, ils ne sont qu’une poignée à s’élever contre cette opération, aussi inconsidérée soit-elle aux yeux du reste du monde.

Les rares qui s’y emploient sont critiqués avec véhémence. «Vous êtes un traître, a-t-on hurlé à Gideon Levy, un éditorialiste du Haaretz, alors qu’il était interviewé dans la rue au sujet d’une tribune où il mettait en cause les pilotes israéliens bombardant Gaza.

«Vous n’avez pas honte? C’est vous qui devriez vivre avec le Hamas. Nous avons les pilotes de chasse les plus responsables au monde. Vous pensez qu’il est normal que des enfants passent leurs vacances d’été dans un abri? Quelle honte!»

Un journal a d’ailleurs révélé que les lignes téléphonique de Channel 2 ont été saturées par le flot d’appels protestant contre le passage du journaliste à l’antenne. De la même façon, l’Israël Broadcasting Authority a interdit une émission de radio produite par une organisation de défense des droits humains parce qu’on y entendait les noms d’enfants palestiniens tués par des tirs d’obus israéliens. Pour cet organisme de régulation, ces informations étaient bien trop «polémiques».

Dans un climat où toute tentative de contestation est perçue comme une trahison, les médias israéliens choisissent le plus souvent de ne couvrir que partiellement ce qui se passe à Gaza. Ils évitent ainsi d’être accusés de prendre partie pour l’ennemi ou d’affaiblir l’Etat en guerre.

Avant cette calamiteuse guerre, une forme de lassitude vis-à-vis de la question palestinienne associée à une chute spectaculaire du nombre d’attaques contre Israël avait conduit le pays à se replier sur lui-même et à croire que le conflit avait disparu. L’opinion voulait désormais des articles sur les succès d’Israël dans le domaine des technologies de pointe, et pas sur l’occupation militaire.

La plupart des Israéliens sont devenus «post-palestiniens» et les médias ont suivi le mouvement. Ils sont ainsi nombreux à avoir été surpris par cette guerre qui semble surgie de nulle part. Elle était pourtant parfaitement prévisible.

L'info, oui, si elle parle d'eux-mêmes

Ce manque d’intérêt ne se reflète pas du côté palestinien. «Vous arrivez à croire ce qui s’est passé, vous?», me demandait une palestinienne lors qu’un reportage à Gaza pour le Washington Post. Je n’avais aucune idée de ce dont elle parlait. Elle évoquait en fait une affaire particulièrement choquante de violences domestiques dans laquelle un Israélien avait assassiné sa femme. Elle en avait entendu parler à la radio.

Les Israéliens sont devenus «post-palestiniens» et les médias ont suivi le mouvement

 

Pour s’informer, les Israéliens ont recours aux mivzak, des bulletins diffusés toutes les heures à la radio, aux journaux télévisés du soir de Channel 1, 2 ou 10, et aux analyses des deux quotidiens les plus largement distribués, le Yedioth Ahronoth et le Maariv. Ces tabloïds en couleur mélangent informations, analyses sérieuses et photos de femmes en bikini sur la plage. Quant au Haaretz –le média qui va le plus loin dans sa critique de l’opération militaire– il a beau être le quotidien israélien le plus lu à l’étranger (dans sa traduction anglaise), c’est celui qui, parmi les journaux d’importance du pays, est le moins consulté en Israël. Car les Israéliens sont extrêmement friands d’informations... quand elles parlent d’eux-mêmes.

Mabat, le magazine d’information diffusé en prime time sur Channel 1, est caractéristique de la façon de couvrir le conflit. Son édition du dimanche 20 juillet a ainsi été entièrement consacrée à la mort de 13 soldats israéliens. C’est compréhensible: presque chaque Israélien connaît quelqu’un qui a été appelé à combattre à Gaza et un tel bilan pour une seule journée est le plus grave des huit dernières années. C’est ce dont les spectateurs voulaient entendre parler.

Des reporters avaient été envoyés près de la frontière avec Gaza, dans les hôpitaux, aux funérailles... partout, sauf à Gaza. Et, bien que le gouvernement interdise aux Israéliens d’entrer dans la bande de Gaza, l’émission aurait pu donner la parole à des journalistes américains, européens ou palestiniens pour raconter ce qui s’y passait.

Ils font leurs les arguments du gouvernement

Au moment même où Mabat était diffusé, la dépêche informant du nombre de civils palestiniens tués par les forces israéliennes dans le quartier de Shejaia, à l’est de Gaza –le jour le plus meurtrier de l’opération à ce moment-là– était déjà vieille de plusieurs heures et l’information faisait la une des médias internationaux.

Les images d’une atroce violence d’enfants morts étaient partout. Benyamin Netanyahou les décrira plus tard comme «des morts palestiniens extrêmement télégéniques». Plus tôt dans l’émission, un reporter israélien avait fait une brève référence aux civils tués en disant que le Hamas utilisait les images de Shejaia pour ternir le visage d’Israël dans le monde, reprenant ainsi le discours du gouvernement.

Vers la fin de l’émission, qui dure plus d’une heure, un reportage de trois minutes sur Shejaia, utilisant des images d’une chaîne arabe, est finalement diffusé. Le journaliste israélien présente la séquence en disant que selon certaines allégations plus de 60 Palestiniens, principalement des femmes et des enfants, ont été tués et que l’armée israélienne aurait ordonné une évacuation quelques jours auparavant. Même si les téléspectateurs peuvent se faire une idée des dommages, le reporter ajoute qu’il préfère épargner aux Israéliens les images les plus choquantes, celles que l’on pouvait pourtant voir partout ailleurs dans le monde.

Au beau milieu de l’émission, les présentateurs doivent laisser l’antenne à Benyamin Netanyahou et au ministre de la Défense, Moshe Ya’alon, s’adressant au pays. «Nous devons rester unis et forts dans ces jours difficiles», déclare Netanyahou. «Nous nous battons pour notre pays», ajoute-t-il faisant de cette bataille une question de survie.

Reconnaître que l’opération terrestre aurait pu être évitée est un aveu stupéfiant. Pourtant, aucun journaliste ne renchérit

 

Tout ce que Netanyahou dit a pour objectif de faire de cette guerre une absolue nécessité. «Nous n’avons pas choisi cette situation», explique-t-il. Il parle de l’importance de détruire les tunnels du Hamas –la raison mise avant pour une invasion terrestre– pour qu’ils ne puissent pas être utilisés en vue de prochaines attaques.

La première question d’un journaliste israélien tape dans le mille: il demande pourquoi le gouvernement a accepté, cinq jours plus tôt, un cessez-le-feu qui aurait évité l’actuelle offensive, si les tunnels sont bel et bien une menace pour la survie d’Israël? Netanyahou répond que la question des tunnels aurait pu être réglée par la voie diplomatique si le Hamas avait accepté le cessez-le-feu.

Or, reconnaître que l’opération terrestre aurait pu être évitée, qu’il y avait peut-être une façon pacifique de résoudre le problème, est un aveu stupéfiant. Pourtant, aucun journaliste ne renchérit. Ils laissent Netanyahou et Ya’alon se vanter de la réussite de l’opération à ce jour.

Voici quelques questions qui auraient pu être posées:

• Est-ce pour cet objectif limité –détruire certains tunnels– que l’armée israélienne tue autant d’enfants palestiniens et que tant de jeunes soldats israéliens sont en train de mourir?

• Nous savons que le Hamas a rejeté le premier cessez-le-feu. Mais si vous reconnaissez que cette affaire aurait pu être réglée diplomatiquement, pourquoi Israël n’a pas continué pas à en négocier les termes pour éviter l’escalade?

• Les Israéliens ne risquent-il pas de regretter d’avoir trop affaibli le Hamas quand des groupes de type al-Qaida commenceront à s’implanter à Gaza?

• En combien de temps le Hamas pourra-t-il construire de nouveaux tunnels?

Dans les faits, compte tenu de la lamentable inertie de journalistes habituellement plus agressifs, Netanyahou a pu faire taire toute remise en question de sa stratégie. Et cela fonctionne parfaitement: un sondage, effectué durant la semaine du 20 juillet, a montré que 80% de la population israélienne soutient l’opération et que 94% des Israéliens s’estiment satisfaits de l’action militaire.

Des médias cheerleaders

Si la guerre s’étend en longueur et que le nombre de victimes israéliennes augmente sans aucune fin de conflit en vue, d’autres journalistes deviendront sûrement plus critiques. Mais pour le moment, il y a bien peu de contestation. Car, plus qu’autre chose, les journalistes jouent aujourd’hui le rôle de cheerlearders. Ben Caspit, l’un des analystes les plus influents d’Israël, a ainsi écrit le lundi 21 juillet dans le quotidien Maariv:

«Nous devons continuer à serrer les dents, à détourner les yeux et à faire notre job.»

Il y a eu beaucoup de discussions sur la façon dont les réseaux sociaux influencent la perception de cette guerre à l’étranger. Mais Facebook et Twitter ne sont que des moyens pour les militants pro-israéliens et pro-palestiniens de s’écharper virtuellement.

En fait, la façon dont Netanyahou a réussi à garantir un soutien populaire à cette offensive a plus à voir avec le fait que les éditorialistes israéliens et les principaux médias le laisse imposer sa propre vision. Et la diplomatie n’arrivera jamais à conduire Israël à explorer des alternatives à l’option militaire tant que la presse israélienne ne créera pas les conditions d’un débat national aussi honnête et approfondi que le mérite sa démocratie.

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