Temps de lecture: 3 minutes
C’est le premier ministre britannique David Cameron qui a lancé l’attaque: il serait «impensable» pour les Britannique de vendre un navire de guerre à la Russie, a-t-il déclaré. Presqu’immédiatement, François Hollande a confirmé l’intention de la France de faire précisément cela: il va délivrer le Mistral, un porte-hélicoptère amphibies d’assaut, à la marine russe, en respect du contrat signé en 2011 par son prédécesseur [François Hollande a par ailleurs annoncé que la livraison du second navire Mistral dépendrait de «l’attitude» de la Russie, NDT].
La France a par ailleurs répliqué à l’attaque de Cameron: «c’est un faux débat tenu par des hypocrites», a affirmé Jean-Christophe Cambadélis, le premier secrétaire du PS. «Quand vous voyez combien d’oligarches [russes] ont trouvé refuge à Londres, David Cameron devrait commencer par nettoyer devant sa porte».
Qu’est-ce qui est pire? La France vendant à la Russie un navire qui pourrait être utilisé contre les alliés de l’OTAN dans la mer Baltique ou la mer Noire? Ou l’insistance de la Grande Bretagne sur son droit de blanchir l’argent russe à travers les marchés financiers de Londres? Une prise de bec amusante, y compris parce qu’elle joue sur les stéréotypes: la Grande Bretagne contre la France, les banquiers corrompus contre les politiciens cyniques. La querelle a fait les gros titres alors que les Européens débattaient de la réponse adaptée à l’agression de l’est de l’Ukraine par la Russie.
Une querelle franco-britannique qui masque la vraie influence russe
Mais d’une certaine manière, elle masque la réelle nature de l’influence russe en Europe. Car l’influence la plus importante de la Russie n’est pas dans les grands pays comme la Grande Bretagne et la France, où au moins les choses sont discutées ouvertement, mais plutôt dans des pays plus faibles qui n’ont pratiquement pas de débat sur leur politique étrangère.
Aucune de ces influences n’est la conséquence directe de la taille ou de la richesse de la Russie. Sa population de 143 millions de personnes est plus petite que celle du Nigéria ou du Pakistan, et environ égale à celles de la Grande Bretagne et de l’Allemagne combinées, et son économie est du même ordre que celle de l’Italie. L’Union européenne, qui regroupe 500 millions d’habitants, n’expédie que 7% de ses exportations vers la Russie. Bien que cela puisse surprendre, l’Allemagne commerce plus avec la Pologne qu’avec la Russie.
Et pourtant, la Russie a une influence politique en Europe en raison de la nature des partenaires économiques européens de Moscou: de très grandes entreprises, généralement liées au pétrole et au gaz, qui font de très grosses donations aux partis politiques. Même tous ensemble, les 100.000 vendeurs et fabricants allemands qui commercent avec la Pologne n’ont pas le même poids que le PDG de E.ON Ruhrgas, qui a d’importants investissements et investisseurs russes. Tous les exportateurs de vin et de fromage italiens réunis n’ont pas la voix qui porte autant dans la politique italienne que le PDG d’Eni, l’entreprise publique gazière italienne, qui est le plus gros acheteur du gaz russe. Et les familles en colère des victimes néerlandaises du crash de la Malaysia Airlines pourraient au final ne pas plus compter aux yeux de leur gouvernement que le point de vue de la Royal Dutch Shell, qui a des investisseurs majeurs en Russie, bien que j’espère que cela ne se vérifiera pas.
Le but: empêcher l'Union européenne d'avoir une stratégie unifiée concernant la Russie
Quand ils ont commencé à faire des affaires en Europe dans les années 1990, les Russes ont compris très vite l’importance des entreprises connectées à la politique. En conséquence, ils ont commencé à acquérir des parts dans celles-ci. Rosneft, l’entreprise publique russe de pétrole –à présent la cible de sanctions américaines– a récemment acheté 13% des parts de Pirelli, une énorme entreprise italienne de pneus. Le président de Rosneft, qui ne pourrait pas obtenir de visa aux Etats-Unis, fait partie du conseil d'administration de Pirelli. L’année dernière le président Vladimir Poutine lui-même est venu en Italie pour annoncer la création d’un fonds d’investissement spécial russo-italien d’un milliard d’euros. Résultat? L’Italie, et non la France, la Grande Bretagne ou l’Allemagne, a été la plus assidue dans le blocage des sanctions à l’encontre de la Russie, et l’Italie est le plus grand soutien européen des «intérêts» russes en Ukraine.
Les efforts de la Russie en Europe du sud-est ont été particulièrement remarquables. En Serbie, qui n’est pas encore membre de l’UE, les compagnies russes contrôlent les plus grandes entreprises de pétrole et de gaz. En Hongrie, l’annonce par la Russie d’un investissement majeur dans le nucléaire civil semble avoir aidé à convaincre le gouvernement hongrois de rester silencieux sur l’Ukraine. En Grèce, la tentative de Gazprom d’acheter le fournisseur de gaz de l’Etat a été bloquée par l’Union européenne à la dernière minute car elle contrevenait aux lois de l’Union sur la concurrence.
Certains de ces investissements sont liés au plan russe de construire South Stream, un pipeline conçu pour contourner l’Ukraine par le sud. Mais ils l’aident aussi à gagner de l’influence politique dans des pays qui ont des votes de blocage lors des grandes rencontres de l’Union européennes –ou, dans le cas de la Serbie, à éviter qu’elle ne finisse pas rejoindre l’UE. Le but ultime? Pas vraiment l’argent –si c’était le cas, les Russes, comme les autres, hésiteraient à investir (et dans certains cas à payer trop cher) dans des marchés pauvres– mais plutôt la politique: affaiblir l’UE, l’empêcher d’avoir une politique étrangère, et par dessus tout l’empêcher de créer et de maintenir une stratégie unifiée concernant la Russie.
A ces fins, la Russie soutient des partis d’extrême droite anti-européens qui pourraient jouer un rôle perturbateur au Parlement européen, et elle mène par ailleurs une guerre de l’information à de nombreux niveaux en Europe. Mais l’argent est le meilleur levier dans les plus petits pays, et les investisseurs russes avisés le savent bien.