Culture / Société

L'art de la guerre

« La guerre des artistes est celle qu'ils ont vue, faite ou racontée. Ce sont trois guerres différentes. »

<a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Joueurs_de_skat#mediaviewer/Fichier:Les_joueurs_de_skat.jpeg">Les joueurs de skat</a> / Wikimedia Cypri Conan via <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/">CC</a>  
Les joueurs de skat / Wikimedia Cypri Conan via CC  

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Voir et montrer la Guerre

Philippe Vatin

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Première guerre totale au sens plein du terme, la guerre de 1914-1918 ne peut qu'impliquer les artistes, puisqu'elle mobilise toute la société: elle donne ainsi lieu à une production graphique quantitativement impressionnante[1], et d'une diversité extrême. Mais en dehors de quelques exceptions, sa valeur esthétique moyenne est restée faible, ce qui en a tenu éloignés les historiens de l'art, tandis que les historiens du social et du culturel restent encore bien souvent circonspects face à ces sources non-textuelles: la synthèse proposée par Philippe Vatin sur les fonctions de l'art et des artistes dans la France de la Première Guerre mondiale n'en est que plus précieuse, puisqu'elle tire le meilleur de ces deux approches, et bénéficie d'un certain art de la formule, voire de l'art certain de la formule, de son auteur.

L'ouvrage est élégant, le programme est ambitieux[2] : l'auteur entend dresser un inventaire analytique de l'ensemble de la production du temps de guerre, en prenant en compte la question de l'engagement des artistes –ou de leur silence–, en s'intéressant au contenu des images, à leur fabrication et à leur diffusion, aux contextes politiques, économiques et sociaux qui pèsent sur elles.

Croquis, cartes, caricatures. Entre témoignage et propagande

La première partie, «L'art et les artistes dans la guerre», montre ainsi la multiplicité des usages qu'une nation en lutte peut faire des arts iconographiques. Avant tout et surtout, ils permettent bien sûr de témoigner: l'auteur analyse finement à cette occasion les croquis réalisés sur le front par le brancardier Jean Virolle, conçus comme un témoignage direct de son univers de combattant, sans recherche d'imagination, sans extrapolation.

En outre, pour Virolle comme pour les autres poilus artistes, dessiner est aussi un dérivatif, un besoin de détente, d'humour, d'oubli des combats –qui ne sont ainsi pas représentés, de même que les Allemands ou l'arrière. Cette fonction de témoignage recouvre une multiplicité d'autres types d’œuvres: on peut souligner à ce propos le rôle de la presse illustrée, comme le célèbre hebdomadaire L'Illustration, dont les images donnent à l'arrière une idée plus juste du front que les textes –la mort, le froid, la boue, y étant par exemple présents–, même si l'objectif est avant tout de défendre l'idée d'une nation soudée dans l'Union sacrée.

Pour Philippe Vatin, cette fonction de témoignage reste cependant un échec: d'autres moyens assument cette tâche, sans qu'il n'y ait jamais eu de possibilité d’exhaustivité. De fait, le moindre croquis sincère devient une arme propagandiste lorsqu'il est publié, et ce d'autant plus que la censure contrôle l'information graphique autant que les écrits, avec plus ou moins d'efficacité; surtout, beaucoup d'artistes se donnent sans fard au «bourrage de crâne», sans chercher par ailleurs à témoigner ou informer, soutenus en cela par des initiatives privées.

L'art doit permettre avant tout de contrôler l'état du moral, celui des soldats comme celui des civils: l'analyse de la production de cartes postales est sur ce point très éclairante, à la fois puisqu'elle est massive –des millions d'exemplaires circulent– et parce qu'elle touche par définition à la fois le front et l'arrière. Moyen de propagande beaucoup plus subtil, la caricature bénéficie de la même omniprésence, au travers d'une «envahissante ambiance graphique humoristique dans la presse, l'édition, l'estampe»(p. 121.); Louis  Raemaekers réalise ainsi plus de 1 000 caricatures, dans plus de 50 journaux.

Ces deux corpus autorisent surtout l'étude de l'inévitable distorsion des faits elle-même, et donc l'interprétation qui en est faite, ce qui permet de cerner l'émergence d'une opinion ou d'un trait de mentalité.

Au-delà de ces usages massifs, les artistes sont aussi impliqués dans le conflit de façon plus directe, mais aussi plus ponctuelle, par le biais de la Mission artistique aux armées, des associations charitables d'artistes, de la propagande vers l'extérieur, en particulier les pays neutres –avec par exemple la mission aux États-Unis du peintre Jean-Julien Lemordant, engagé volontaire revenu aveugle du front–, mais aussi militairement, avec l'arme nouvelle dédiée au camouflage créée en 1915, qui mobilise jusqu'à 3 000 hommes pour la conception et la réalisation de toiles peintes permettant de cacher les canons et autres guérites d'observations ainsi rendues plus difficilement détectables.

Classicisme contre futurisme. De la politique dans l'art en guerre

La deuxième partie, «Au-delà de la guerre», permet à l'auteur de replacer toutes ces productions dans le temps long, en soulignant ce qu'elles doivent à des idéologies développées avant 1914: «Au-delà des premières lignes propagandistes surgit tout un arrière idéologique»(p. 169). La propagande met ainsi en jeu des choix de société: au cours de la guerre, elle se transforme en débat idéologique qui ne dit pas son nom, ce que montre l'étude des affiches éditées pour les grands emprunts d’État français, de 1915 à 1920 –très sensibles aux fluctuations de l'opinion, puisque les besoins financiers sont urgents.

Le pouvoir politique et économique y représente ainsi une France à l'échelle quotidienne, traditionnelle, rurale, patriarcale, homogène, unie, image que l'on retrouve dans le discours de la critique d'art, où avant-garde politique et avant-garde esthétique sont assimilées et rejetées– la guerre contre l'Allemagne est aussi une guerre contre les néo-impressionnistes, les fauves, les cubistes, les futuristes, menée par des associations comme la Société pour la défense et l'illustration de l'art français. Le mot clé en matière de culture dans le discours nationaliste est ainsi le terme de «classicisme», référence à l'Antiquité, à la Renaissance, au Grand Siècle, classicisme à prétention universaliste, qui se traduit par l'acceptation de règles et le refus de la singularité et de l'originalité à tout prix.

Dans ce contexte, exprimer une opinion hostile à la guerre est ardu: la production picturale pacifiste reste très limitée, en particulier avant 1916, mais peut être très révélatrice, comme le montre l'œuvre du graveur socialiste Théophile-Alexandre Steinlein, déchiré entre son antimilitarisme et sa germanophobie. Surtout, pousser la réflexion sur les causes et les conséquences du conflit et non seulement sur son déroulement et ses effets immédiats mène à différents pacifismes, qui se teintent d'idéologie conservatrice ou révolutionnaire, d'une appréciation religieuse, métaphysique ou matérialiste de l'histoire.

Dans ce contexte, les réactions des artistes sont très variées: certains s'isolent dans le silence ou la résignation, comme Matisse; d'autres tentent de convaincre par leur œuvres. Les choix formels et les théorisations divergent en conséquence, comme le montre la revue d'Amédée Ozenfant, L’Élan. Or toute cette variété est importante pour les années d'après-guerre, en particulier pour les années 1930 et leurs pacifismes.

Mais malgré tout, l'auteur souligne l'«autonomie chronologique du discours de l'art »(p. 320): en 1914 et au début 1915, la guerre et le politique orientent tous les discours esthétiques; les années 1915 et 1916 sont des années de prise de conscience progressive à l'arrière des réalités du conflit.

Les rapports entre art et nation, ou art et civilisation, sont alors réaffirmés dans des termes déjà élaborés avant le conflit, tendance qui se confirme en 1917. La notion de préparation de la reconstruction devient fondamentale: l'après-guerre, qui créera un ordre neuf ou maintiendra l'ancien, se prépare dès 1916-1917, s'agissant autant de l'idéologie officielle des affiches d'emprunt que des mouvements pacifistes.

A contrario, 1918 est une année de plus grand silence, les arguments de lutte sont émoussés: le rythme intellectuel est déjà retourné à ce qu'il est en temps de paix. La chronologie des idées esthétiques n'est ainsi pas celle des faits militaires: la violence y revient entre 1919 et 1925, la lutte idéologique redevenant virulente avec la reconstruction.

Montrer la guerre. Altérations des regards, mutations des styles

Cela posé, la troisième partie de l'ouvrage se penche sur «La guerre dans l'art», c'est-à-dire la guerre comme objet même de l'art. Philippe Vatin fait pour cela le pari d'une analyse quantitative, en traitant un échantillon de 5 600 œuvres[3] de 152 auteurs différents.

Ce qui marque le plus, c'est l'importance dans les sujets choisis des paysages nouveaux-nés du conflit, en particulier les ruines, des portraits individuels ou en groupe et de la vie quotidienne des soldats; les combats et les actes militaires restent très discrets, le front étant surtout représenté par des scènes de guet ou de patrouille.

Le statut militaire de l'artiste est d'une importance cruciale: les non-combattants insistent sur les décors, les combattants sur les acteurs; les premiers donnent à voir pour l'arrière, les seconds sont plus introspectifs; il y a d'un côté une image, de l'autre un vécu. En outre, aucun artiste combattant n'a pu échapper à des évolutions morales et psychologiques profondes: «Aucun ne pouvait être en 1918 ce qu'il était en 1914»(p. 336).

Ces bouleversements, marqués par la ténacité des artistes à retrouver leur art pour affirmer leur humanité, transforment les œuvres: le même paysage des environs de Verdun vu par André Fraye est singulièrement modifié entre mars 1916 et 1917, le figuratif s'effaçant derrière le style personnel.

La façon même de représenter les sujets évolue: graphiquement, les surfaces tendent à disparaître; les horizons sont situés hauts, limitant le regard; la figure de l'arbre mort devient un topos graphique récurrent, comme reflet le plus poignant de la désolation; l'eau est omniprésente, qu'elle tombe du ciel ou stagne dans les trous d'obus.

Ceux qui transcrivent le mieux ces mondes terrestres ravagés renoncent à certaines formes d'art: ils refusent le réalisme photographique ou l'illusion impressionniste. C'est aussi et surtout tout un ensemble de valeurs liées au monde rural qui s'effrite: la terre n'est plus domestiquée sagement, ne nourrit plus, même métaphoriquement; les nombreuses églises détruites mettent en scène l'abolition de ce qui constitue alors encore «l'âme du village», le cœur hérité de sa vie sociale et spirituelle.

Si cette fin de la terre et de la tradition, concrète, symbolique ou idéologique, au profit de la machine et de l'usine, est perçue par de nombreux artistes avant 1914, le conflit semble lui avoir donné une plus large audience, à travers le travail des artistes.

Ajoutons que les œuvres sélectionnées mettent en scène une masse de simples soldats: l'homogénéité sociale semble pour beaucoup d'artistes être signe d'Union sacrée, et permet de globaliser sur le plan moral ou métaphysique le sort des individus. Les corps sont ainsi désindividualisés, souvent montrés inactifs, avec des regards absents, cachés, ou déformés.

La Guerre de Marcel Gromaire en est le meilleur exemple, représentant le silence du soldat face au bruit de la guerre, témoignage d'un état d'esprit, d'une psychologie du combattant, tout comme La Partie de cartes de Fernand Léger. À partir de 1917 cependant, ces corps se font plus discrets, au profit du portrait: rappel à la vie, il permet d'échapper à l'anonymat et de singulariser les êtres, il rassure et (re)donne confiance à l'arrière.

Au-delà des multiples fonctions de l'art et des artistes dans la guerre, l'ouvrage de Philippe Vatin met en avant le fait qu'aucun soldat, aucun artiste, ne peut voir objectivement le conflit, encore moins en faire la synthèse: ce que révèlent le mieux les produits de l'art, c'est la distorsion entre le vécu et le transmis.

Quand il est volontaire, cet écart découle de l'affirmation d'une pratique artistique, d'une volonté de recherche formelle ou d'un engagement politique ou social; quand il est non contrôlé, il est chargé d'une forme d'«inconscient» culturel et idéologique qui facilite l'analyse de l'historien. En outre, la durée même du conflit permet l'approfondissement de la réflexion: des questions plus abstraites, générales, sont posées par les artistes et leurs œuvres.

Ce n'est plus la guerre qui est le sujet véritable, ni même une nation, mais une société, la civilisation, voire l'humanité entière, qui expie ou rachète ses fautes. Refuser ce triomphe du politique sur l'artistique au nom de l'art pour l'art mène au silence; et de fait bien des artistes se turent, avant d'être malgré tout récupérés par la collectivité en guerre.

Les commémorations du Centenaire réactivent ces tensions entre ambitions de totalité des représentations artistiques et complexités irréductibles du vécu des acteurs, entre choix esthétiques et enjeux politiques, entre mémoires multiples de l’événement et espoirs de sommeil dogmatique de la nation: en ce sens, l'ouvrage de Philippe Vatin est salutaire, pour que 2014-2018 ne voit pas l'Union sacrée réapparaître trop facilement.

1 — Le Musée d'histoire contemporaine de la BDIC conserve à lui seul près de 30 000 œuvres utilisables, par exemple. Retourner à l'article

2 — Même si on regrettera qu'il ne l'ait pas été plus encore, puisque l'Allemagne et ses artistes sont presque absents : s'il est certes peu raisonnable de demander à l'auteur un travail personnel d'une telle ampleur, des comparaisons ponctuelles auraient sans nul doute pu enrichir encore plus le propos, par exemple sur les questions que posent les caricatures, les affiches et les cartes postales. Retourner à l'article

3 — Le tout représente 40 % des œuvres visionnées par l'auteur, mais celui-ci ne nous éclaire pas sur les règles qui ont présidé à son échantillonnage : nous n'avons que sa parole pour en évaluer la représentativité. On regrettera aussi l'aspect esthétique des tableaux fournis : sombres et peu lisibles, ils jurent dans un ouvrage ayant bénéficié d'un travail éditorial si soigné. Retourner à l'article

 

 

 

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