Égalités

Quand les hommes sont violés

Une étude révèle qu'aux Etats-Unis les hommes sont souvent victimes d'agressions sexuelles, et que les femmes en sont souvent coupables.

REUTERS/Pilar Olivares
REUTERS/Pilar Olivares

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L'an dernier, une surprenante statistique ressortait du National Crime Victimization Survey [enquête nationale sur les victimes de la criminalité]. Après avoir interrogé 40.000 foyers sur le viol et la violence sexuelle, l'enquête trouvait que 38% des victimes déclarées étaient des hommes.

Un chiffre tellement élevé qu'il avait poussé la chercheuse Lara Stemple à appeler le bureau des statistiques du ministère américain de la Justice (le BJS) pour voir s'il n'y avait pas eu erreur ou si la terminologie n'avait pas changé. Après tout, selon d'autres enquêtes antérieures, le pourcentage d'hommes victimes de viols et de violences sexuelles oscillait entre 5% et 14%. Mais non, se vit-elle répondre, ce n'était pas une erreur, même si les fonctionnaires furent bien incapables d'expliquer une telle augmentation, à part en imaginant un lien avec le scandale Jerry Sandusky, ancien entraîneur de football de l'université de Penn State, reconnu coupable d'abus sexuels sur de jeunes garçons.

La définition du viol ne doit pas se limiter aux femmes

Lara Stemple, qui travaille avec le Health and Human Rights Project [projet sur la santé et les droits de l'homme], au sein de l'UCLA, s'est souvent demandé si les violences sexuelles perpétrées sur des hommes n'étaient pas sous-déclarées.

La réforme pénitentiaire ayant été l'un de ses sujets de recherche, elle sait que si de telles violences sexuelles sont fréquentes en prison, elles ne sont pas incluses dans les statistiques nationales et générales sur le sujet. Lara Stemple a donc commencé à creuser les données issues d'enquêtes existantes, pour trouver que son intuition était bien justifiée.

Nous devons repenser nos positions sur la victimisation sexuelle

Lara Stemple

Le vécu des hommes et des femmes est «largement plus semblable que ce qu'on pourrait imaginer», explique-t-elle. Pour certains types de violences, hommes et femmes sont globalement à égalité. Et Lara Stemple d'en conclure que nous devons «complètement repenser nos positions sur la victimisation sexuelle», notamment un schéma central voulant que les hommes soient toujours les coupables, et les femmes toujours les victimes.

L'agression sexuelle est un terme traversant le prisme des guerres culturelles, comme l'a déjà expliqué sur Slate Emily Bazelon, dans un article portant sur la terminologie du viol.

Des féministes avancent que la formule plus légaliste d'agression sexuelle place directement le phénomène dans le camp de la criminalité violente. Selon Emily Bazelon, il faut pourtant lui préférer le terme de viol, avec sa consonance définitivement plus brutale et le choc immédiat que provoque sa non-technicité. Mais elle admet aussi que le viol ne nous permet pas de concevoir des crimes dépassant le cadre étroit de notre imagination, en particulier quand des hommes en sont victimes. Elle cite ainsi un douloureux passage d'une tribune rédigée par le romancier et scénariste Rafael Yglesias et concernant, justement, le type de crime qui, selon les préoccupations de Lara Stemple, est par trop étranger et inconfortable pour être envisagé:

«Ce que je disais, quand une partie de moi-même éprouvait encore la honte de ce qui m'avait été infligé, c'est que j'avais été “violenté”, parce que l'homme qui s'était habilement amusé avec mon pénis de garçon de huit ans, qui l'avait mis dans sa bouche, qui avait pressé ses lèvres contre la mienne et essayé d'y enfoncer le plus profondément possible sa langue, ne m'avait pas analement violé. (...) Au lieu de définir précisément ce qu'il m'avait fait, je préférais parler de “violences”, espérant ainsi traduire ce qui m'était arrivé.

Evidemment, cela ne suffit pas.

Pour que les gens conçoivent et comprennent ce que j'avais enduré, il me fallait prendre le risque qu'ils en aient la nausée ou préfèrent partir en courant. Je devais être spécifique, précis, détaillé pour qu'en disant que j'avais été violé, les gens saisissent réellement ce que je voulais dire.»

Pendant des années et à des fins de collecte statistique, le FBI a défini le viol comme «la connaissance charnelle d'une femme commise par la force et contre sa volonté»

Mais des instances locales se sont progressivement érigées contre cette définition genrée; en 2010, Chicago rapportait ainsi 86.767 cas de viol, en utilisant sa propre définition, plus générale, ce qui eut comme conséquence l'exclusion de ses statistiques par le FBI. En 2012, le FBI a finalement revu sa définition pour l'axer sur la pénétration, sans mention de femme (ou de force).

Un homme qui a une érection est-il forcément consentant?

Si l'on prend en compte la «contrainte à pénétrer», le nombre de victimes féminines et masculines est équivalent

 

Si le calcul des données actuelles n'est pas encore adapté à cette nouvelle définition, Lara Stemple décortique d'autres enquêtes nationales dans son dernier article, «La victimisation sexuelle des hommes aux Etats-Unis: quand de nouvelles données contrarient d'anciennes hypothèses», écrit en collaboration avec Ilan Meyer et publié dans l'édition du 17 avril de l'American Journal of Public Health.

L'une de ces enquêtes est la National Intimate Partner and Sexual Violence Survey de 2010, pour laquelle les CDC avaient inventé une nouvelle catégorie de violence sexuelle, la «contrainte à pénétrer». Cette définition inclut des victimes ayant été forcées à pénétrer quelqu'un avec des parties de leur propre corps, par la force physique ou la contrainte, ou quand la victime était ivre, droguée, ou autrement incapable d'exprimer son consentement.

Quand de tels cas sont pris en compte, les chiffres relevant de contacts sexuels non consentis sont fondamentalement équivalents entre les sexes, avec 1,270 million de femmes et 1,267 million d'hommes déclarant avoir été victimes de violences sexuelles.

La «contrainte à pénétrer» est une formule bizarre et qui n'évoque rien. Ce n'est pas non plus quelque chose que nous associons instinctivement aux agressions sexuelles.

Et si nos instincts nous trompaient? Nous pourrions penser, par exemple, que si un homme a une érection, c'est qu'il veut avoir un rapport sexuel, notamment parce que nous concevons les hommes comme des êtres sexuellement insatiables.

Mais imaginons qu'une telle logique soit aussi appliquée aux femmes... La simple présence de symptômes physiologiques associés à l'excitation n'indique pas, de fait, une véritable excitation, et encore moins une participation consentie. Ce que confirme le taux élevé de dépression et autres dysfonctionnements parmi les victimes masculines d'abus sexuels. A minima, cette formule corrige une évidente injustice.

Avec l'ancienne définition du FBI, ce qui est arrivé à Rafael Yglesias n'aurait été répertorié comme viol que s'il avait été une petite fille de 8 ans. Utiliser le terme de «contrainte à pénétrer» nous aide à comprendre l'hétérogénéité des traumatismes.

Les femmes violent aussi

Mais alors, qu'est-ce qui peut donc pousser les hommes à se déclarer subitement victimes de violences sexuelles? Le moindre acteur a une blague sur le viol en prison et les procès de crimes sexuels perpétrés contre des hommes sont encore rares. Mais les normes genrées sont en train de se distendre et cette évolution permet aux hommes d'admettre –si les termes de l’enquête sont suffisamment subtils et spécifiques– leur vulnérabilité. Une récente analyse des données du BJS, par exemple, montre que 46% des victimes masculines l'ont été d'une personne de sexe féminin.

Le dernier élément scandaleux de l'article de Stemple et Meyer concerne les détenus, qui n'entrent pas du tout dans les statistiques générales. Ces dernières années, le BJS a commandité deux études portant sur les prisons pour adultes, les centres de détention et les établissements pénitentiaires réservés aux mineurs. Des enquêtes méthodologiquement excellentes parce qu'elles respectaient l'anonymat des participants au sein des établissements, tout en posant des questions très précises et explicites («Est-ce qu'un détenu vous a physiquement forcé à lui faire ou à vous faire une fellation?»). Les résultats de ces enquêtes vont à l'encontre de nos a priori. Ici, les femmes sont plus susceptibles d'être agressées par d'autres détenues, et les hommes par des gardiens, dont beaucoup de gardiennes.

Par exemple, dans les centres pour mineurs et pour les abus perpétrés par des membres du personnel pénitentiaire, 89% des cas concernent des garçons abusés par une femme. Au total, le nombre d'abus perpétrés sur des détenus est astronomique: 900.000 cas déclarés.  

La compassion n'a rien d'une ressource limitée

Lara Stemple

La question qui se pose désormais, dans un climat où les politiques et les médias tournent enfin les yeux vers les agressions sexuelles commises dans l'armée et sur les campus universitaires, est la suivante: ces nouveaux chiffres doivent-ils modifier nos débats nationaux sur le viol?

Lara Stemple est une féministe de longue date et sait parfaitement que les hommes se sont historiquement servis de la violence sexuelle pour dominer les femmes, ce qu'ils font d'ailleurs toujours dans la plupart des pays.

Dans cette perspective, son féminisme se bat depuis longtemps contre les mythes du viol –l'idée que si une femme est violée, c'est quelque part sa faute, ou qu'elle l'a cherché, d'une façon ou d'une autre. Mais cette logique doit aussi s'appliquer aux hommes. En faisant de la violence sexuelle touchant les hommes quelque chose d’aberrant, nous entravons la justice et nous alimentons la honte. De même, le débat sur les victimes masculines ne doit pas fermer celui sur les victimes féminines. «La compassion», dit Lara Stemple, «n'a rien d'une ressource limitée».

 

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