Politique / France

L’agonie du système politique français

Pour la première fois depuis l’avènement de la Ve République, tous les partis qui comptent sont touchés simultanément par une crise idéologique et organisationnelle

Des bulletins de vote. REUTERS/Charles Platiau.
Des bulletins de vote. REUTERS/Charles Platiau.

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Nous vivons un moment sans précédent dans l’histoire des partis politiques français, depuis l’avènement de la Ve République au moins. Tous les partis qui comptent aujourd’hui en France sont en effet touchés, simultanément, par une crise à la fois idéologique et organisationnelle, qui les remet profondément en question voire qui les menace de mort.

La situation actuelle apparaît ainsi comme une parfaite illustration de la célèbre phrase de Gramsci dans ses Cahiers de prison:

«La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître: pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés.»

Un paysage dévasté

A gauche, le Parti socialiste, au coeur du pouvoir, dominant dans la majorité et à gauche, a perdu 30.000 élus lors des dernières élections municipales et plus de 25.000 adhérents en deux ans. Il est profondément divisé, jusque dans le groupe socialiste à l’Assemblée nationale, entre les partisans de la politique mise en oeuvre par le président de la République et le Premier ministre, et les élus et responsables qui souhaiteraient, d’une manière ou d’une autre, une orientation plus classiquement «de gauche». Les autres composantes de la majorité, notamment EELV, s’opposent elles-mêmes le plus souvent au gouvernement quand elles ne sont pas soumises à des tiraillements internes.

A la gauche du PS, la nébuleuse du Front de gauche ne profite pas de la faiblesse de celui-ci et de la majorité. Le FdG n’a pas progressé électoralement depuis le score de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle de 2012, les divisions entre ce dernier et le Parti communiste paralysent la dynamique commune.

La droite parlementaire, pourtant victorieuse aux élections municipales, est elle aussi en lambeaux. L’UMP fait figure de condamnée en sursis, écrasée entre les affaires financières et judiciaires de l’après-Sarkozy, une énième guerre des chefs et une division idéologique profonde entre sa composante libérale-européenne prête à s’allier avec le centre (lui-même largement encore en devenir) et sa composante nationale-conservatrice qui entend battre le Front national sur son propre terrain.

Le FN, grand bénéficiaire a priori de cette crise d’ensemble d’un «système UMPS» qu’il n’a de cesse de dénoncer, n’apparaît pas pour autant comme une force politique susceptible d’exercer le pouvoir dans les années qui viennent. D’abord parce que l’image du parti que voudrait donner Marine Le Pen continue d’être brouillée par les déclarations et agissements de certains de ses membres, au premier rang desquels Jean-Marie Le Pen –ce qui lui a d’ailleurs coûté la possibilité de constituer un groupe au Parlement européen.

Ensuite parce que la démonstration électorale du FN aux municipales et aux européennes a mis en évidence le manque criant de cadres qui continue de handicaper ce parti au regard de ses ambitions. Enfin parce que du point de vue programmatique, le FN est très loin de susciter la même adhésion qu’en tant que dénonciateur du «système».

Si tous les partis politiques qui comptent aujourd’hui en France sont en crise, c’est avant tout parce qu’ils subissent des contraintes fortes dont il leur est difficile de se défaire.

Le poids des institutions

La première contrainte qui pèse sur les partis français est d’ordre institutionnel. A la fois reconnus dans la lettre de la Constitution et méprisés par son inspirateur comme des groupements incapables d’incarner autre chose que les intérêts particuliers, les partis politiques ont, depuis 1958, une place ambiguë dans les institutions de la Ve République.

Une des difficultés les plus importantes auxquelles ils sont confrontés tient à la place centrale du président de la République dans les institutions. Celui-ci ne peut en effet être élu sans le soutien d’un ou plusieurs partis alors qu’il doit aussi, dès la campagne présidentielle, montrer qu’il se détache de l’emprise partisane –jusqu’à ce qu’il se situe, une fois président «de tous les Français», «au-dessus des partis».

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François Hollande et Manuel Valls, le 30 octobre 2012 à l'Elysée. REUTERS/Charles Platiau.


 

Ces dernières années, la mise en place du quinquennat a encore accru cette difficulté structurelle en maintenant, du fait notamment d’échéances électorales rapprochées, le président de la République dans son rôle de chef de son camp politique (au détriment du Premier ministre) alors même qu’il exerce ses fonctions officielles de chef d’Etat. Or, on commence à mesurer les bouleversements qu’implique un tel changement, en particulier dans la manière dont peut être choisi, au sein d’un parti, le candidat à une telle élection. Le développement des primaires, qu’elles soient internes ou externes au parti, témoigne particulièrement bien de cette évolution.

Les partis politiques français tels qu’ils sont constitués aujourd’hui paraissent dépourvus face à une telle situation. Les primaires menacent les équilibres internes, le rôle des militants «classiques» comme celui des élus. Les partis apparaissent dès lors, en écho au paradoxe de leur rôle constitutionnel, comme des lieux totalement dépourvus d’influence et d’intérêt en dehors de l’organisation, centrale et déterminante elle, de la désignation du candidat à la présidentielle (et accessoirement des autres candidatures aux élections). La réduction de leur rôle à cette seule fonction conduit à leur délégitimation auprès des électeurs.

Lenjeu européen

La deuxième contrainte qui pèse aujourd’hui sur les partis politiques tient à la reformulation de nombres de débats politiques ces dernières années autour de l’enjeu européen. Un enjeu qui divise profondément les partis, qu’il s’agisse du positionnement de ceux-ci sur les matières européennes elles-mêmes ou quant à leurs conséquences sur la société française.

Il y a, dans les deux grands partis que sont le PS et l’UMP, des positions différentes, quand elles ne sont pas antagonistes

On a ainsi pu constater, notamment depuis le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, que les frontières partisanes ne correspondaient plus à des positionnements idéologiques ou du moins programmatiques cohérents. En clair, qu’il y a, dans les deux grands partis que sont le PS et l’UMP tout particulièrement, des positions différentes, quand elles ne sont pas antagonistes, sur la construction européenne et ses conséquences économiques et sociales tout particulièrement.

Cette illisibilité du paysage politique au regard des grands choix structurants de notre quotidien comme de notre avenir se traduit là encore par une défiance généralisée vis-à-vis de partis perçus comme de simples «machines» ou «entreprises» politiques, tournées avant tout vers elles-mêmes. Une telle illisibilité est d’ailleurs encore renforcée par le contraste créé entre des institutions nationales fortement contraignantes, comme on l’a vu plus haut, et la faiblesse de leurs pouvoirs réels en raison du cadre européen lui-même, plus contraignant encore.

Plus profondément encore, l’enjeu européen contraint de plus en plus les partis politiques à un exercice auquel ils ne sont plus accoutumés depuis longtemps: celui de la révision et de la clarification idéologique –et de là, de la formation. Ce qui était évident, d’une certaine manière, à l’âge de l’affrontement idéologique au XXe siècle, ne l’est plus du tout aujourd’hui.

L’appétence et les capacités mêmes de mener des discussions sur la doctrine politique ou sur le projet d’ensemble autour desquels se sont construits traditionnellement de nombreux partis sont aujourd’hui faibles sinon inexistantes, alors même que l’importance des enjeux le réclame chaque jour davantage. L’alignement des organisations partisanes sur des enjeux idéologiques plus clairement apparents, autour des conséquences de la construction européenne notamment, pourrait ainsi être un des éléments clefs de l’avenir des partis politiques, de leur «nouvel âge».

Le blocage élitaire

Une autre contrainte, moins souvent évoquée, moins reconnue aussi, de nature démographique et sociologique, pèse fortement sur les partis politiques et, au-delà, sur l’ensemble du système politique français. Il s’agit de la domination sous forme de blocage des postes de pouvoir et des voies d’accès à ceux-ci par une classe dirigeante très homogène par son âge, son origine sociale, sa formation et son parcours professionnel –on aurait pu y ajouter, il y a quelques années encore, «par son genre», mais les progrès liés à l’application des règles de la parité a modifié cet aspect. L’absence, ou du moins la lenteur, du processus de renouvellement des cadres politiques est aujourd’hui bien plus saillante en raison de l’accélération du rythme institutionnel déjà mentionné et des comparaisons plus aisées à établir avec d’autres pays européens, par exemple.

Les raisons d’une telle difficulté française à assurer cette forme de respiration nécessaire du système démocratique qu’est la circulation des élites sont bien connues, mais elles produisent des effets de plus en plus délétères sans que les réponses proposées (non cumul des mandats notamment) par ces mêmes élites ne soient jamais à la hauteur de ce qui est attendu d’elles. Deux effets sont plus particulièrement observables: la déconnexion de cette «classe politique» par rapport aux dynamiques et problématiques de la société; la défiance de plus en plus grande de la seconde vis-à-vis de la première, du procès en incompétence à celui en illégitimité.

La déconnexion et la défiance sont aussi le signe d’un éloignement dû au fait que ces élites apparaissent de plus –malgré de fortes différences en leur sein– comme privilégiées, à la fois à l’abri des remous des bouleversements de l’ordre du monde et protégées de la dureté des règles qu’elles sont pourtant en charge de faire appliquer et respecter au reste de la population. C’est le terreau principal, avec le rejet de l’étranger, des néopopulismes de droite et d’extrême-droite qui prospèrent aujourd’hui partout en Europe.

Du général au particulier

Autre élément qui nourrit l’agonie du système politique français, et qui est lié d’une manière ou d’une autre aux précédents: le délitement du rôle d’agent de «généralisation», pour ne pas dire « d’universalisation » des partis politiques.

L’émergence de cette forme spécifique d’organisation politique au tournant des XIXe et XXe siècles, à l’époque de la massification de la société industrielle et de l’extension de la démocratie, avait notamment comme objet de formaliser de manière cohérente une demande politique disparate, de transformer en particulier les revendications de différents de groupes sociaux ou d’intérêt, constitués en fonction de clivages variés (territoire, religion, processus de production…), en projets politiques voire en programmes de gouvernement.

Un des aspects frappants de la crise actuelle qui touche les partis politiques issus de cette matrice historique tient à la perte de cette fonction d’intégration. Ils apparaissent aujourd’hui davantage comme des lieux de coalition ponctuelle de différentes demandes spécifiques, sans qu’un lien autre qu’instrumental, électoral, soit établi entre celles-ci.

Le durcissement de certaines demandes politiques, liées au développement considérable des enjeux culturels et identitaires (religieux, de genre, ethno-raciaux, d’orientation sexuelle…) depuis une quarantaine d’années, a rendu cette évolution encore plus saillante.

Les partis sont devenus des «grandes tentes» sous lesquelles cohabitent

des groupes aux revendications parfois antagonistes

Nombre de partis politiques, sur le modèle notamment des partis américains, sont devenus des «grandes tentes» sous lesquelles cohabitent des groupes aux revendications parfois antagonistes. Le programme électoral de ces partis consistant à additionner de manière fragile groupes et revendications en vue de la victoire, mais sans aucune garantie de durabilité une fois au pouvoir, tout à la confusion entre majorité électorale et majorité politique.

Si bien qu’il est difficile de dire aujourd’hui sur quel nouvel âge des partis le moment «critique» actuel débouchera. Est-ce que la nécessité d’un opérateur spécifiquement politique entre demande et offre, entre société et institutions, entre individus, groupes et arène politiques l’emportera ou bien est-ce que cette forme spécifique d’organisation née avec l’avènement de la démocratie de masse à l’âge industriel mourra avec la société qui en est issue?

Une bonne manière de réfléchir à la réponse à cette interrogation se trouve, comme toujours, dans l’indispensable questionnement critique des conditions actuelles que l’on a rapidement décrites ci-dessus: sur nos institutions, sur notre cadre de vie et de pensée européen, sur nos élites, sur la forme et le rôle des partis politiques eux-mêmes.

Une première version de cet article affirmait que le PS avait perdu 60.000 élus lors des dernières municipales. Il s'agissait en réalité de 30.000 élus sur 60.000.

 

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