Économie

Tarifs sociaux de l’énergie: depuis quatorze ans, on se moque des pauvres

La facture d’énergie ne cesse de grimper. Alors, promis juré craché, la précarité énergétique est un sujet prioritaire et le gouvernement va s’en occuper. Mais celui de François Hollande partage en commun avec ses prédécesseurs une incroyable désinvolture à l’égard des pauvres qui ne peuvent pas payer leur facture.

REUTERS/Pascal Rossignol
REUTERS/Pascal Rossignol

Temps de lecture: 6 minutes

Tout commence en février 2000, avec la loi de modernisation et développement du service public de l'électricité qui crée un tarif social, baptisé tarif de première nécessité (TPN). Dans un pays où la précarité énergétique (qui caractérise un foyer qui consacre plus de 10% de ses revenus à l’énergie) gagne du terrain, les familles en difficulté auront une facture réduite. On applaudit.

En fait, non. Car il faut attendre quatre ans et un changement de majorité pour que l’administration ponde le décret d’application. Décret dont on prévoit d'ailleurs l'application seulement neuf mois après sa publication –on ne rit pas. Savant mélange de réduction sur l’abonnement et sur une partie de l’énergie consommée, le TPN permet à une famille avec deux enfants d’économiser quelques dizaines d’euros par an. Pas grand-chose, mais c’est déjà ça.

Bien sûr, pour obtenir cette réduction, il faut montrer patte blanche. Dans son génie créatif, l’administration a inventé un mécanisme rendant, non pas impossible, mais extrêmement complexe l’accès au TPN. Pour faire simple, il faut à la fois avoir droit à la CMU-C et être titulaire de l’abonnement chez EDF. En remplissant bien sûr un formulaire de demande, adressé par XGS (une filiale de Rank Xerox), qui fait l’intermédiaire entre la Caisse d’assurance maladie et EDF [1]. Et oui, vous la sentez venir la complexité bureaucratique qui rend le truc inopérant?

Dix ans après: une «réussite» à 50%

On mesure, à lire des textes ubuesques (ici, une recommandation du médiateur national de l’énergie), combien est délirante la procédure au regard de la modestie des sommes en jeu. Et combien est éloignée du réel la technocratie qui imagine de tels schémas.

Ce qui doit arriver arrive: les pauvres ne remplissent pas –ou mal– le formulaire, soit qu’ils aient honte, soit qu’ils sachent à peine lire, soit qu’ils l’égarent...

Exemple d’une jolie procédure pour l’attribution du tarif social du gaz (source: CRE).

On compte alors entre 1,4 et 2 millions de foyers «éligibles», c’est-à-dire remplissant toutes les conditions pour obtenir le TPN. Dans la réalité, la phase de démarrage (ça fait à peine cinq ans qu’on se prépare) s’éternise. Fin 2009 (presque dix ans après le vote de la loi), on compte 950.000 bénéficiaires réels. Un sur deux.

Et pour le gaz, qui a son tarif social depuis 2008, un sur trois, comme le constate un rapport de l’Ademe:

«950.000 bénéficiaires pour l’électricité et 325.000 pour le gaz. 2 millions éligibles pour l’électricité, 1 million pour le gaz.»

Et hop! EDF nettoie les fichiers

Mais le plus étonnant est à venir. Les deux années suivantes, le nombre de bénéficiaires diminue de 33%. La France serait-elle devenue une nation prospère, éradiquant la pauvreté à grande vitesse?

On interroge EDF, qui commence par noyer le poisson. Une porte-parole fait état d’une baisse «de 450.000 du nombre de bénéficiaires de la CMU» (ce qui est faux car le nombre de personnes concernées n’a guère varié, sinon à la hausse). Puis, dans un communiqué du 1er juillet 2010 (communiqué qui n’est plus disponible sur le site d’EDF…), le groupe indique que «malgré la crise, les nouveaux ayant-droits au TPN semblent en effet avoir de moins en moins tendance à entreprendre les démarches d'obtention du tarif».

En fait, EDF a nettoyé ses fichiers pour sortir du TPN ceux dont les droits à la CMU-C n’ont pas été reconduits. Rien d’illégitime au regard de la loi, mais un peu difficile à expliquer. Ce n’est que fin 2011 que la vérité sera connue, dans une délibération du régulateur:

«D’après EDF, il y avait, à la fin de l'année 2009, plus de bénéficiaires du tarif de première nécessité (TPN) que de foyers bénéficiaires à cette date de la CMU-C. […] Aussi, fin 2009, nombreux étaient les consommateurs qui bénéficiaient du TPN alors qu’ils n’y avaient plus droit à cette date. Ils ont été alors sortis du dispositif. De plus, EDF a constaté une diminution du nombre de demandes reçues.»

Délibération dans laquelle il est rappelé que «le bénéfice du TPN est pour un an. Le renouvellement n’est pas automatique et doit être demandé». Traduction: il est plus facile de sortir du TPN que d’y entrer. C’est ce qui s’est passé.

Le TPN automatique, enfin une bonne idée

Sollicité par des élus et associations, le gouvernement Fillon décide alors d’automatiser l’attribution du TPN (que n’y a-t-on songé plus tôt?). En prenant son temps bien sûr, au point qu’Eric Besson doit démentir «tout retard d’application» (on ne rit pas). Finalement, le décret d’automatisation est publié en mars 2012.

Et là, ça bouge enfin. EDF indique que «fin 2012, 1.083.000 foyers (métropole, Corse et outre-mer) bénéficient du tarif de première nécessité». Une bonne nouvelle certes, mais à relativiser: on est revenu à peu de choses près… trois ans en arrière. Heureusement, en 2013, le mouvement se poursuit.

Sources : EDF, CRE. Les chiffres 2013 et 2014 sont des estimations.

Changement de majorité. A son tour, le gouvernement Ayrault s’empare du sujet. A l’Assemblée nationale, le député François Brottes fait voter une loi qui consacre les tarifs sociaux en élargissant le nombre de bénéficiaires. Fin 2013, trois ministres annoncent fièrement qu’il y a 4 millions de foyers bénéficiaires des tarifs sociaux.

Le piège du forfait

Un peu prématuré évidemment, malgré une automatisation qui s’avère efficace. Le chiffre réel serait plutôt de l’ordre de 2,6 millions (net progrès).

Personne ne prête attention au changement qui vient de s’opérer. Le TPN est désormais forfaitisé et non plus indexé sur les tarifs d’EDF. Or, la facture d’électricité a bondi ces dernières années et ça ne semble pas terminé. Le forfait est donc un cadeau empoisonné. Rien qu’avec les hausses d’août 2013 et janvier 2014, la facture moyenne d’un ménage s’est alourdie de 45 euros.

Or, pour certaines familles, ces quelques euros sont vitaux. Aujourd’hui, le TPN ouvre doit à une réduction plutôt modeste: de 71 à 140 euros par an (6 à 12 euros par mois) au regard d’une facture qui dépasse aisément le millier d’euros avec un chauffage électrique. Or, les populations fragilisées utilisent souvent de mauvais radiateurs électriques dans des logements mal isolés.

Pourquoi cette pingrerie? Est-ce que cela coûte cher à la collectivité? Même pas. Il suffit de regarder dans la Contribution au service public d’électricité (CSPE, payée par les consommateurs) la part dérisoire affectée à la pauvreté: 23 millions en 2005, 145 en 2013 et, pour 2014, 350 millions (5,7% du total, loin derrière les énergies renouvelables ou la péréquation dans les îles), ce montant prévisionnel actant un quasi-triplement du nombre de bénéficiaires.

Source: CRE.

Le chèque énergie, une bonne idée? Vraiment?

Néanmoins, quatorze ans après la loi de février 2000, pour la première fois, le système fonctionne à peu près correctement, comme l’indique l’Ademe dans un nouveau rapport: «C’est un système en place désormais rodé sur lequel beaucoup a été investi par la collectivité.» Lire: ça a coûté cher, mais ça marche.

Il est donc temps de tout changer.

Présentant le projet de loi sur la transition énergétique, Ségolène Royal annonce la création d’un chèque énergie (électricité, gaz, fioul, bois…) destiné à remplacer les tarifs sociaux. Le chèque énergie sera l’occasion de tout remettre à plat: le financement, qui suscite déjà des interrogations, l’organisation (qui donne le chèque? A qui? Comment?), le paiement après coup (avec le risque de chèques égarés ou jetés car confondus avec de la pub…).

Sans négliger que le TPN ouvre droit à… des droits annexes (gratuité de la mise en service, abattement de 80% sur la facturation d’un déplacement en cas de suspension de fourniture, absence de frais de rejet de paiement) qui devraient disparaître avec un chèque énergie, qui intervient a posteriori. Sauf à ce que les deux dispositifs coexistent –mais ce n’est pas ce qui est prévu actuellement.

Un foutage de gueule qui dure depuis plus de quatorze ans

Arrivé là, un résumé s’impose:
– 27 (au moins) ministres la main sur le cœur;
– quatre lois;
– six décrets et arrêtés;
– un observatoire, d’innombrables débats, colloques, auditions, groupes de travail, rapports;
– aucune –aucune– campagne de communication portée par les pouvoirs publics.

En fait, à quoi servent les tarifs sociaux? A aider quelques familles dans le besoin (oui, malgré tout), à permettre à des ministres de faire de la com’ ou à créer des bidules inutiles, comme l’Observatoire de la précarité énergétique [2]. Il est donc probable que le chèque énergie se traduira d’abord par de nouveaux rapports et de nouvelles annonces à la presse.

Plus de 13% des ménages français sont concernés par la précarité énergétique. Ils devraient placer tous leurs espoirs dans le réchauffement climatique, bien plus efficace que des ministres pour faire baisser la facture de chauffage.

1 — La gestion par XGS se fait dans une totale opacité. Pour 2014, la CRE fait état de «surcoûts de gestion prévisionnels» évalués à 12 millions d'euros (dont des frais externes pour 8,7 millions d'euros). En faisant état de «développements informatiques nécessaires pour mettre à jour les systèmes de facturation et les systèmes de traitement des fichiers des ayants droit». Ce traitement externalisé est une gabegie dénonce le site actuchomage.org, pour qui les organismes sociaux de santé (CPAM, MSA) seraient aptes à traiter les droits «convenablement, plus efficacement» et à moindre coût. Retourner à l'article

2 — Lancé en mars 2011, il est tellement important que le ministère de l’Ecologie a fait disparaître le communiqué de son site et il faut chercher pour le trouver sur celui de Bercy. Retourner à l'article

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