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«Trois mille six cents fois par heure, la seconde chuchote: souviens-toi.» Ce vers de Baudelaire pourrait figurer en épitaphe universelle tant l’angoisse du temps qui passe est universelle. L’art sous toutes ses formes (cinéma, photographie, art contemporain) n’en finira sans doute jamais de l'interroger.
Cet été sort ainsi sur les écrans ce qui pourrait être l’essai le plus abouti autour de la notion du tempus fugit avec Boyhood de Richard Linklater, où on suit le parcours d’un jeune garçon de six à dix-huit ans. S’émancipant des habituelles feintes cinématographiques (maquillage, changement d’acteur pour interpréter le même rôle à différentes périodes), le réalisateur a opté pour un tournage totalement singulier en filmant ses acteurs quatre jours par an pendant douze ans. Ellar Coltrane (le jeune héros), Lorelei Linklater (la fille du cinéaste), Patricia Arquette et Ethan Hawke se sont pliés à l’exercice, acceptant de se voir grandir (ou vieillir) sous les yeux du public.
Égrener le temps
D'autres biais avaient auparavant été utilisés pour signifier, imager, montrer «l’immontrable» qu'est le temps. Si les crânes des vanités ont longtemps régné sur la représentation du bref passage humain sur cette terre, au XXe siècle, les artistes se sont emparés de l’horloge pour égrener le temps, le compter –rendre compte de sa fuite. Gianni Motti ou Susanna Hertrich ont ainsi cherché à montrer l’invisible par l’intermédiaire de machines sensées calculer la durée.
Big Crunch Clock, de Gianni Motti
En 2006, à l'occasion de l’exposition Cinq milliards d’années au Palais de Tokyo à Paris, Motti installe au fronton du bâtiment Big Crunch Clock, une œuvre de 1999, un compteur géant qui scande seconde par seconde le temps restant à l’humanité, à savoir 5 milliards d’années avant la disparition annoncée du soleil. Si le nombre à dix chiffres semble totalement absurde comparé à la longévité d’un être humain, l’égrènement permanent, sorte de sablier digital monumental, figure une deadline lointaine mais en phase d’approche. Méthodiquement, inéluctablement, la fin de notre temps approche et l’œuvre de Motti la matérialise aux yeux du public.
Moins grandiloquente, mais tout aussi pertinente, est l’installation Chrono Shredder (2007) de Susanna Hertrich, artiste résidant à Berlin. Elle a imaginé un dispositif, à la fois calendrier et horloge, qui subit une impulsion toutes les 3 minutes, détruisant progressivement le jour présent pour afficher le nouveau, condamné au même traitement. Les jours détruits s’empilent au bas de la structure, symbolisant le passage du temps et l’impossibilité du retour en arrière (l’aspect irrécupérable du papier déchiqueté).
Chrono Shredder (2007) de Susanna Hertrich
Ce détournement témoigne de l’ambiguïté de ces objets, inventés par l’homme pour diviser le temps en petites unités (minutes, heures, jours, mois) et qui peuvent devenir le fossoyeur du présent. En effet, seules demeurent devant cette œuvre les notions de passé (le tas) et de futur (la destruction permanente), le présent étant annihilé.
Ces installations, aussi pertinentes soient-elles, récupèrent toutefois des objets quotidiens (compteur, horloge). Seules leurs dispositions (et le sous-texte indispensable à leur compréhension) permettent d’appréhender la signification plus grande que ces artistes veulent leur donner.
Dans un genre radicalement différent, et nettement plus opaque a priori, on trouve Roman Opalka. Ce peintre franco-polonais se concentre dès 1965 (année où une épiphanie le touche quant au sens à donner à son travail) sur la représentation du temps qui passe. Mais comment inscrire sur une toile la minuscule parcelle temporelle d’une vie humaine? Il répond à cette redoutable question en créant les Détails.
Le principe en est simple: une toile noire sur laquelle l'artiste inscrit inlassablement une suite de nombres peints en blanc, symbole de l’irréversibilité du temps. Lorsqu’il atteint le million en 1972, il décide de parfaire sa proposition plastique en introduisant chaque année 1% de blanc dans sa toile noire. Ses tableaux s’éclaircissent ainsi d’année en année, jusqu’à l’épure (gris sur blanc puis blanc sur blanc).
Décédé en 2011, Opalka laisse derrière lui une œuvre inachevée, a priori hermétique et pourtant ô combien symbolique de l’effacement progressif de la vie humaine au regard de l’éternité. Son choix chromatique binaire se superpose parfaitement à la dichotomie vie/mort de tout être et parvient à synthétiser matériellement (et presque mathématiquement) l’abstraction du temps qui passe, impossible à saisir et pourtant profondément palpable.
En parallèle, l'artiste immortalise l’achèvement de chacune de ses toiles en se prenant en photo. Ses autoportraits tracent ainsi une deuxième voie d’exploration de l’inexorabilité du temps à travers son empreinte la plus visible: le vieillissement.
Montrer la vieillesse
Car si le temps qui passe n’a de sens que pour l’humain, c’est principalement parce qu’il se manifeste concrètement, physiquement, sur les corps. Le vieillissement se présente ainsi comme la voie évidente de sa représentation. Et le cinéma et la photographie, art du mouvement rendu éternel par sa captation, apparaissent comme les arts idéaux pour formaliser cette métamorphose universelle
Boyhood de Richard Linklater (2014)
Dans Boyhood, dont l’histoire est relativement banale, Richard Linklater expose ainsi les marques du temps: les traits de l’enfance qui s’estompe pour laisser place à l’adolescence, les rides qui creusent et métamorphosent les visages, la perte de l’innocence ou l’apparition de la sagesse… Les personnages sont les marionnettes de Linklater, les sujets expérimentaux des dégâts (et des beautés) que le temps modèle.
En deux heures quarante, on assiste médusé, à un condensé de vie (et de temps). Tout coule naturellement et subtilement. Seule la remémoration du film permet a posteriori d’envisager le spectacle auquel on a été convié. Rarement un long métrage aura creusé aussi intelligemment la question de la représentation du passage du temps par le prisme du vieillissement physique.
Mais ien que le cinéma soit considéré comme un art avant la photographie (d’où le classement septième et huitième art), le second s’est nettement plus impliqué dans l’exploration des possibles formalisations de la fuite du temps.
L’artiste argentine Irina Werning porte ainsi depuis plusieurs années le projet Back to the Future, plus de 250 clichés pris à travers 32 pays formant aujourd’hui un kaléidoscope fascinant des stigmates du temps. Elle met en face à face une photographie d’enfance et sa reproduction à l’identique des années, voire des décennies plus tard: même cadrage, même costume, même attitude, seul l’âge des modèles évolue.
Cet avant/après où chaque protagoniste est remis en scène tel qu’il apparaissait dans une vieille photographie nourrit naturellement une certaine nostalgie envers cet eden perdu qu’incarne l’enfance. Mais son travail dépasse ce simple sentimentalisme et invite le public à sonder les visages d’une époque à l’autre. Tendue entre quête des différences et des similitudes, un jeu des sept erreurs en quelque sorte, la série de Werning relate implicitement l’histoire manquante entre les deux portraits, comme le dyptique de cette jeune femme tatouée et piercée.
À la différence de Boyhood, qui montre toutes les étapes du vieillissement, Back to the Future oblige le spectateur à imaginer les épisodes de l’existence du sujet qui ont conduit à son apparence actuelle, à combler l’espace temporel absent. Chaque photo contient ainsi un potentiel narratif ouvert qui, en donnant à voir le temps qui a passé (élan nostalgique), souligne aussi la densité de cette période révolue. Si le temps semble ainsi perdu, la somme des expériences qui l’ont rempli (et ont conduit à ces nouveaux clichés) relativise cette impression de déperdition et optimise finalement ce qui aurait pu n’être qu’un témoignage mélancolique et passéiste.
Nicholas Nixon a lui aussi opté pour une chronique photographique. Prenant comme sujet sa femme et ses trois sœurs, il initie en 1975 le projet The Brown Sisters: tous les ans depuis 38 ans, il réalise un portrait posé de cette fratrie. Conservant systématiquement la même composition (ce qui évite de chercher qui est qui au bout de vingt ans), il propose ainsi le roman-photo d’une vie familiale.
Ce qui frappe, encore une fois, c’est le vieillissement physique des protagonistes mais au-delà de cette première impression, The Brown Sisters donne à vivre une sensation d’accélération du temps. Comme Linklater, qui compacte douze ans de vie en moins de trois heures de film, cette réduction d’une vie humaine en 38 clichés souligne la brièveté tragique de l’existence et son insignifiance.
A la manière des vieilles photographies jaunies peuplées de fantômes qui illustrent les manuels d’histoire, le projet de Nixon offre à la fois une postérité aux sœurs Brown tout en concentrant leurs vies en quelques dizaines de portraits. Éternelles et fatalement mortelles à la fois.
Ce qui change et ce qui reste
Une autre possibilité d’illustration du temps qui passe se trouve dans l’immuabilité de certaines formes qui, par leur pérennité –et les modifications qui les entourent–, souligne le passage du temps.
24 Hour Psycho (1993) de l’artiste écossais Douglas Gordon, surtout connu pour son travail de vidéaste (Zidane, un portrait du XXIe siècle par exemple), propose ainsi une relecture de Psychose, le chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock, classique parmi les classiques du film qui joue sur les attentes des spectateurs.
En étirant les 1h49 initiales en un spectacle ralenti, la projection du film modifié s’étendant alors sur 24h (2 images par seconde au lieu de 24), Gordon se joue du temps. Par la manipulation du rythme de Psychose, l’artiste crée une dilatation du temps où chaque geste, chaque clignement d’œil, chaque déplacement remplit l’écran d’une sorte d’éternité. Outre l’attente (et donc le suspens) exacerbée que cette suspension provoque, le dispositif vidéo de Gordon interroge la notion de durée et surtout de perception du temps. La mythique scène de la douche se déroule ainsi en trente minutes (et non plus trois) modulant la sensation du temps qui passe.
24 Hour Psycho, de Douglas Gordon (1993)i
24 Hour Psycho, comme Boyhood, nous invite à une introspection sur notre propre conception du temps, notre capacité à l’appréhender et à l’observer à l’œuvre. Un film de 24h ou une vie résumée à l’écran en 2h40 obligent en effet à questionner la notion de durée. La valeur d’une minute est-elle la même pour Janet Leigh assassinée et pour Mason (le jeune protagoniste de Boyhood)? Une seconde a-t-elle le même écho pour un coureur de 100m que pour un bureaucrate qui s’ennui ? La condensation du temps pour Linklater, ou sa dilation pour Gordon, jouent ainsi sur le même registre.
Présentée au MoMa de New York, la vidéo de Gordon a donné l’idée à l’écrivain Don DeLillo d’en tirer un court roman. Dans Point Omega (2010), l’auteur tente de retranscrire à la fois le dispositif vidéo et sa réception, voire la fascination qu’il exerce sur un spectateur, à la force de sa plume. La littérature, art de la lenteur (autant pour l’écrivain que pour son lecteur) trouve ici un challenge à relever.
Si les peintres, les plasticiens et les vidéastes ont réussi à traiter du temps qui passe autrement que par le vieillissement, le septième art, à quelques rares exceptions, a tendance à user de subterfuges (maquillage, changement d’acteur) pour imprimer le passage des ans sur grand écran. Toutefois, quelques tentatives singulières ou poétiques se démarquent, comme Smoke.
Ce film de Wayne Wang (sur un scénario de Paul Auster) suit la vie de plusieurs personnages qui ont comme point de jonction le Brooklyn Cigar Company tenu par Auggie (Harvey Keitel). Amoureux de son quartier, le bonhomme a constitué au fil du temps des albums photos d’un seul et même cliché: la vue du trottoir en face de son débit de tabac. Tous les jours, printemps comme hiver, à la même heure, il immortalise un bout de bitume et les êtres qui le traversent.
Cette belle idée donne à voir une radiographie temporelle, aussi bien sociétale que poétique, où l’immuabilité du bâtiment contraste avec les bouleversements que subit Brooklyn. L’utilisation de la photo comme révélateur du temps qui passe n’est pas une nouveauté (comme on l’a vu) mais l’absence de focalisation sur un même personnage qui vieillirait au profit d’un lieu imperméable au temps, témoin privilégié de la course des saisons, offre une séquence cinématographique mémorable.