Politique / France

Comment Manuel Valls veut redéfinir la gauche

Face au risque de marginalisation durable de ce camp politique, le Premier ministre appelle à une conversion culturelle, permettant l’investissement et le contrôle d’un espace d’alliances majoritaire entre la droite radicale identitaire et les résistances de la gauche socialiste et syndicale.

Manuel Valls à la Concorde, le 14 juillet 2014. REUTERS/Etienne Laurent/Pool
Manuel Valls à la Concorde, le 14 juillet 2014. REUTERS/Etienne Laurent/Pool

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Gaël Brustier évoquait récemment sur Slate «les grandes manœuvres idéologiques» se déroulant au sein de la droite, qui opposent notamment les partisans d’une radicalisation néolibérale et ceux d’un «populisme autoritaire » à la française.

La paternité de cette dernière expression revient au sociologue Stuart Hall, qui décrivit la victoire culturelle du thatchérisme sur une gauche impuissante à faire partager sa propre vision du monde à une majorité de la population. Une quinzaine d’années plus tard, le théoricien britannique des cultural studies jugeait sévèrement le blairisme, en le dépeignant à la fois comme une occasion manquée et «une grande parade vers nulle part».

Ce que l’on ose à peine appeler le hollandisme est apparu assez vite comme une version française de cette incapacité à reconfigurer radicalement le paysage culturel et politique du pays. Or, le nouveau Premier ministre semble ne pas se satisfaire de cette situation. De fait, plusieurs indices laissent penser que Manuel Valls est lui aussi prêt aux «grandes manœuvres» dans l’espace politique de la gauche, pour en redéfinir explicitement l’idéologie voire la stratégie d’alliances.

Cette ambition s’est notamment donnée à voir dans son discours au Conseil national du PS le 14 juin dernier (avec son fameux pronostic vital sur la gauche), ainsi que dans celui de Vauvert (avec son ode au «réformisme assumé» contre une France «bloquée»).

Autrement dit, là où François Hollande a échoué à donner un sens à sa politique, en partie à cause de son «obsession économique», son Premier ministre entend donner une direction à la grande parade socialiste démarrée au printemps 2012, dont les présupposés et les mots d’ordre (le retour de la croissance, le monde de la finance comme «ennemi», la jeunesse comme «priorité») ont été saccagés par la réalité des faits et la rhétorique gouvernementale.

Un «social-conservatisme» hégémonique à gauche, dans un champ politique droitisé

Contrairement à une interprétation courante à gauche, l’horizon proposé par Valls à la gauche électorale pour assurer sa survie n’est toutefois pas le «social-libéralisme» des années 1990. Ce label capturait certes la soumission de la social-démocratie à la mondialisation néolibérale, mais dans une situation assez différente de celle qui prévaut aujourd’hui.

D’une part, la conjoncture n’était pas aussi catastrophique et limitait les coûts symboliques et matériels des grands choix macro-économiques effectués. D’autre part, certains sociaux-libéraux de l’époque ont aussi fait adopter des réformes institutionnelles et sociétales qui se sont révélées durables, et pointaient vers davantage de démocratie et de tolérance envers les mœurs et l’altérité en général.

La situation de Valls et de la gauche française est bien différente. En termes de politique économique tout d’abord, les choix opérés s’inscrivent bien sûr dans une grande continuité avec ceux de la droite depuis 2002, au point que leur absence de spécificité socialiste ou «de gauche» est remarquée jusque dans une publication aussi peu subversive que La Tribune.

Ceci dit, ils s’avèrent d’autant plus engageants pour l’avenir, mais aussi d’autant plus violents pour les chômeurs et salariés peu qualifiés et les services publics, qu’ils sont opérés en période de quasi-stagnation, au beau milieu d’une crise structurelle. Or, à défaut de la construction de rapports sociaux plus démocratiques et égalitaires, cette dernière risque bien d’aboutir à un durcissement systémique des inégalités et des conditions de travail et de vie de la majorité de la population.

Cela fait une grande différence non seulement avec les années Jospin, mais aussi avec la conjoncture désastreuse des années 1992-93 pour le PS. Certains députés «frondeurs», qui craignent de revivre le crépuscule du second septennat mitterrandien, ne sont donc pas au bout de leur effarement.

Sur les terrains des institutions et des différentes dimensions du libéralisme culturel, ensuite, Manuel Valls semble privilégier une posture d’autorité, censée rassurer un pays qu’il diagnostique en «crise identitaire» et en attente de protection. Son usage répété des mots de «patrie», «nation» et «République», qui vise à une légitime réappropriation d’un lexique initialement forgé à gauche, en privilégie donc une version paternaliste et assez statique, comme en témoigne son refus de toucher aux (dés)équilibres de la Ve République. Il a aussi semblé avaliser certains reculs symboliques du gouvernement (loi famille, ABCD de l’égalité…), souvent déplorés par la gauche car intervenant après la mobilisation d’intégristes religieux.

Au final, c’est à une idéologie «social-conservatrice» que l’on a affaire de la part de l’actuel Premier ministre. Dans ce cadre, le succès d’un modèle de société méritocratique et protecteur est gagé sur l’insertion réussie de la France dans la globalisation économique, ainsi que sur un sentiment d’appartenance nationale suffisamment fort, nécessitant une société apaisée et épargnée de conflits importants sur le terrain moral ou sur les lieux de production.

Les comparaisons avec l’Italie valent surtout pour le projet que Valls nourrit pour le PS: selon le politiste Gianfranco Pasquino, l’avènement du Partito Democratico désormais contrôlé par Matteo Renzi s’apparente à la prouesse d’avoir bâti un parti «post-social-démocrate» dans un pays qui n’a jamais connu de véritable social-démocratie…

Loin des idées et de la culture historiquement véhiculées par le PS d’Epinay, la perspective vallsienne a en outre un volet stratégique encore flou mais potentiellement dévastateur pour le champ politique français.

En effet, Manuel Valls considère dans un même élan que les «vieilles théories» pour gouverner sont aussi obsolètes que les «stratégies du passé» pour conquérir le pouvoir. Il apparaît clair que pour lui, l’adoption d’une orientation social-conservatrice ne saurait être différée ou altérée pour sacrifier à l’union de la gauche, dont les composantes minoritaires seront appelées à se soumettre ou à se démettre.

Comme nous le verrons dans un instant, la faiblesse électorale du total de la gauche aux dernières européennes renforce d’ailleurs la cohérence de l’offensive idéologique de Manuel Valls. En effet, ce dernier prend appui sur une réalité – le risque de marginalisation durable de ce camp politique – pour appeler à une conversion culturelle, permettant l’investissement et le contrôle d’un espace d’alliances majoritaire entre la droite radicale identitaire et les résistances de la gauche socialiste et syndicale.

Ce qui a rendu possible l’offensive de Valls

Le prochain congrès du PS ne devrait se tenir que fin 2015 (tandis qu’aucune élection interne n’a encore permis à Jean-Christophe Cambadélis d’échapper à la critique d’être un premier secrétaire «par effraction»). Il est donc encore impossible de mesurer à quel point Manuel Valls a échappé à la position très minoritaire qu’il détenait jusqu’à présent au sein du PS.

Son accession au poste de Premier ministre, sa popularité dans l’opinion et son profil de plus en plus crédible de «présidentiable» en font cependant un responsable socialiste de premier plan. Est-ce dû à son seul talent personnel? Si ce dernier n’est certainement pas négligeable, trois facteurs ont joué en sa faveur.

Premièrement, il s’est imposé comme un recours suite au ratage des deux premières années du quinquennat Hollande. La force de Manuel Valls provient ainsi en grande partie de la faiblesse de l’autre tête de l’exécutif,  mais aussi du peu de temps qu’il a fallu pour dévoiler ce qu’étaient les prétentions d’une social-démocratie à la française: au mieux un espoir naïf dans un cadre européen et mondial hostile mais pourtant accepté par le nouveau pouvoir socialiste, au pire un écran de fumée provisoire entre les promesses de campagne et les réformes «sérieuses» menées par le gouvernement.

En ce sens, le nouveau Premier ministre met peu à peu des mots et des intentions stratégiques sur la politique réellement suivie par François Hollande, quand celui-ci semble s’en remettre à la tactique et à la Providence, quitte à paraître insensible aux effets de son action sur son propre camp et sur le pays.

Deuxièmement, la force de Manuel Valls provient tout autant de la faiblesse de ses concurrents potentiels à l’intérieur du PS. L’aile gauche a eu l’occasion de reconquérir une centralité suite à la rétractation de la majorité gouvernementale, mais les députés «frondeurs» ne sont pour l’instant nullement en mesure de contrecarrer la trajectoire de l’exécutif. De plus, cette tendance du PS est divisée en plusieurs courants et ne dispose pas véritablement de leader.

Enfin, au-delà d’un projet de court terme de relance de l’activité, ses réponses à la crise sont encore trop traditionnelles et parcellaires. Quant à Arnaud Montebourg, même s’il pourra séduire l’aile gauche le moment venu, il ne représente pas une vraie alternative. Dans son dernier discours, «entre Valmy et Renzi», il a largement défendu la politique gouvernementale et adopté lui aussi une rhétorique patriotique dépolitisante, qui revient à compter désespérément sur la bonne volonté des entreprises.

Troisièmement, les élections européennes du 25 mai dernier ont crédibilisé, comme nous l’avons souligné, l’offensive de Manuel Valls. Tous ceux qui voudront faire pièce à son orientation devront en effet expliquer comment ils parviendront à unir une gauche morcelée, sur la base d’un projet de nature à éviter une déroute électorale. L’affaire n’est pas mince…

La charge de la preuve qui incombe à Manuel Valls n’est pas anodine pour autant. Malgré son arrivée à la tête du gouvernement, la politique suivie a abouti à un score désastreux pour le PS, qui devrait se répéter tant que le pouvoir n’aura pas de résultats ni n’accordera davantage d’attention à sa base électorale.

L’adoption par le PS et une partie de la gauche de son orientation apparaît cependant probable, dans la mesure où elle suppose une plus grande cohérence entre la politique défendue et la stratégie d’alliances, mais permettrait aussi de faire l’économie d’un combat contre-hégémonique incertain face aux droites, pour simplement adapter la gauche à la gestion de l’ordre existant.

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