Économie

Votre présence au bureau n'est plus obligatoire

Quand les entreprises permettent à leurs employés de faire tout ce qu’ils le veulent, du moment que le travail est fait.

REUTERS/Marcelo del Pozo
REUTERS/Marcelo del Pozo

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En 2003, alors qu’elles planchaient sur de nouvelles directives de gestion des ressources humaines pour Best Buy, un important distributeur de matériel électronique américain, Cali Ressler et Jody Thompson eurent une idée révolutionnaire. Elles se demandèrent ce qui arriverait si l’on accordait aux employés une autonomie totale en échange d’une responsabilité totale. Qu’adviendrait-il si le personnel était jugé uniquement sur le travail fourni et non plus sur sa manière de l’accomplir?

Cali Ressler et Jody Thompson baptisèrent leur projet ROWE, pour «Results-Only Work Environment» (Environnement de travail axé uniquement sur les résultats). Il comportait plusieurs propositions radicales. Les employés avaient le droit de travailler de chez eux quand bon leur semblait, sans avoir à se justifier ni à s’excuser.

Les congés maladie et les jours de vacances à poser devenaient obsolètes, les employés pouvant prendre autant de journées qu’ils le souhaitaient, aux dates qui les arrangeaient. Une idée peut-être encore plus provocante: toutes les réunions devenaient facultatives. Et ce, même si l’employeur avait convié personnellement le salarié. Si ce dernier considérait que sa présence n’était pas nécessaire, il pouvait ne pas s’y rendre.

En contrepartie de cette liberté totale, les salariés devaient se montrer efficaces. Les employeurs devaient établir des objectifs globaux (par exemple, augmenter les ventes de 10%) puis évaluer les résultats sans faire de microgestion (comme noter les premiers arrivés au bureau le matin et les derniers partis le soir). Tant que les objectifs étaient atteints, votre employeur n’avait aucune réflexion à vous faire sur votre demi-journée d’absence prise pour assister au match de foot de votre petit dernier.

Parallèlement, l’absence de résultats ne pouvait en aucun cas être compensée par la présence du salarié sur son lieu de travail. Bien entendu, si l’ouverture du magasin à 9h faisait partie des attributions de l’employé, celui-ci devait impérativement remplir cette part du contrat. Mais pour les travailleurs du savoir, l’évaluation de l’activité était totalement indépendante du nombre d’heures passées au bureau.

«Je vous laisse imaginer le scandale», lance Jody Thompson. Nous laissions les employés libres comme l’air. Mais nous faisions aussi sortir de l’ombre ceux qui parvenaient auparavant à se cacher à l’intérieur du système en venant chaque jour au travail, mais sans rien produire.»

Pour Jody Thompson, la principale force du ROWE est que les supérieurs se concentrent sur la gestion du travail et non sur la gestion des employés. C’est une stratégie qui oblige à mûrement réfléchir aux objectifs et aux résultats que l’on veut atteindre. Par ailleurs, elle met fin à la nécessité de surveiller les relevés des heures de travail ou de culpabiliser les employés qui doivent quitter leur poste pour aller chez le dentiste.

Jody Thompson affirme que les répercussions sur les employés sont remarquables. «Lorsque vous pouvez prendre votre propre vie en mains et que vous vous sentez responsable de votre personne et de votre travail, dit-elle, vous vous sentez fier, libéré et digne. Les cadres viennent nous voir pour nous dire, “Mes employés sont grandis! Je ne les reconnais même pas.” Il se passe quelque chose en vous lorsqu’on ne vous infantilise plus au travail. C’est une histoire de contrôle, mais aussi, et surtout, de transparence. J’ai maintenant besoin de savoir quels doivent être mes résultats pour prouver que je peux y arriver.»

Il y a quelques dizaines d’années, il était utile de se montrer le plus possible sur son lieu de travail. De cette façon, votre patron savait où vous trouver lorsqu’il avait des questions à vous poser ou que vous deviez collaborer avec des collègues sur un projet. Mais aujourd’hui, nous avons à notre disposition les téléphones portables, les e-mails, les messageries instantanées et les logiciels de collaboration. Il est très facile de travailler depuis des lieux différents et à des heures différentes. Venir au travail pour faire acte de présence n’est plus nécessaire.

Pour Jody Thompson et Cali Ressler, à l’heure actuelle, même les traditionnels arrangements d’emploi du temps (qui permettent, par exemple, à un employé d’arriver au travail et d’en repartir une heure après ou avant l’horaire «classique», ou qui offrent la possibilité de télétravailler deux jours par semaine en accord avec la direction) ne sont que des demi-mesures, totalement inacceptables.

Un salarié devrait être libre de se lever, de consulter l’état de la circulation et de décider qu’il sera plus productif s’il reste chez lui toute la matinée et qu’il ne retournera à son bureau que dans l’après-midi. Il devrait être libre d’aller prêter main-forte dans l’école de ses enfants si besoin sans en demander l’autorisation à quiconque dans l’entreprise.

Jody Thompson et Cali Ressler ont exposé leurs premiers projets pour le ROWE dans un livre intitulé Pourquoi le travail nous emmerde... et comment faire pour que ça change. Au cœur de leur liste des meilleures pratiques à mettre en place, les deux auteures affirment que le ROWE ne peut fonctionner que si l’entreprise élimine ce qu’elles nomment les «sludges» («crasses»). Les sludges sont toutes ces réflexions qui ont pour objectif de faire culpabiliser un collaborateur, non sur ses résultats, mais sur le fonctionnement dans l’entreprise.

Par exemple: «Content que tu aies pu te joindre à nous, Judy», lorsque Judy arrive au bureau avec un peu de retard. Ou encore «J’aimerais bien avoir des enfants, comme Bill. Il n’a jamais besoin de venir au travail», lorsque Bill part plus tôt pour assister au spectacle de l’école de sa fille. Ce genre de commentaires renforce une vision dépassée du rapport entre le temps passé à son bureau par un salarié et sa productivité.

Mais que se passe-t-il lorsque l’on applique au ROWE sa propre méthode, en le jugeant uniquement sur ses résultats et non sur ses intentions? Si l’on en croit Phyllis Moen, professeure de sociologie à l’université du Minnesota et codirectrice du Flexible Work and Well-Being Center, interne à l’université, qui a réalisé un certain nombre d’études sur les répercussions du ROWE sur les employés de Best Buy, la mise en place du ROWE, en 2005, a eu des résultats incroyablement positifs sur la société. Les données de Phyllis Moen ont montré que le ROWE avait, entre autres avantages:

- conduit les employés à dormir presque une heure de plus les nuits précédant les jours travaillés, simplement parce qu’ils étaient moins stressés à l’idée d’aller au bureau;

- fait que les salariés hésitaient moins à rester chez eux ou à aller chez le médecin lorsqu’ils étaient malades, ce qui a contribué à l’amélioration de la santé générale et a permis de réduire la propagation des maladies dans l’entreprise;

- permis au personnel de faire plus de sport;

- réduit le turnover;

- amélioré le moral des salariés.

«Tout prouve que permettre aux gens de contrôler où, quand et comment ils travaillent améliore nettement leur vie» affirme Phyllis Moen.

Ce système semble donc formidable pour les employés. Toutefois, Cali Ressler et Jody Thompson affirment que l’entreprise en a également tiré profit. Selon elles, le taux de roulement volontaire chez les employés a baissé de 90% parmi les équipes bénéficiant du ROWE et la productivité de ces équipes a augmenté de 41%. (Le cours des actions de Best Buy a chuté en 2008, à l’instar de celui d’autres actions du secteur des biens de consommation dépendant des dépenses discrétionnaires, et elle a continué de dégringoler depuis, souffrant des grandes tendances qui ont fait fermer de nombreux détaillants.)

De par mon expérience personnelle, je trouve très pratique de travailler chez moi lorsque j’ai besoin de vraiment me concentrer et d’éviter les distractions du bureau. Par ailleurs, travailler à domicile me permet de perdre moins de temps lorsque je fais mes courses—c’est beaucoup plus pratique et aussi plus agréable d’aller au supermarché le mardi matin que le samedi après-midi.

Cela dit, j’apprécie aussi de pouvoir me rendre dans les bureaux de Slate pour échanger des idées avec mes collègues et voir si je peux me greffer sur des projets en cours d’élaboration. Jody Thompson s’empresse d’ajouter qu’elle n’a rien contre le fait de travailler avec des collègues dans un bureau, si c’est le meilleur moyen de réaliser ce qui, de l’avis de tous, doit être fait. Elle affirme cependant que la plupart des emplois actuels ne nécessitent ni ne profitent vraiment de la présence des salariés dans les locaux de l’entreprise et que nous devrions tous en tenir compte.

Adopté par plusieurs sociétés dans le sillon de l’expérience très médiatisée de Best Buy, le modèle ROWE semble être récemment passé de mode. Marissa Mayer a mis un terme aux droits de travailler à domicile des employés de Yahoo en 2013, peu de temps après son accession au poste de PDG de la société. Mayer a déclaré que les salariés se montrent «plus coopérants et inventifs lorsqu’ils sont ensemble» dans le même espace physique (rappelant les patrons qui prônent l’open space et le brassage d’idées qu’il est censé induire).

Même Best Buy, où est né le ROWE, a décidé de ne plus suivre cette stratégie l’année dernière, après l’arrivée d’un nouveau PDG et des résultats loin d’être extraordinaires. «Best Buy veut tout le monde sur le pont, a dit le porte-parole pour annoncer la décision de l’entreprise, et ça signifie que nous voulons que les employés viennent le plus possible au bureau afin de collaborer et de trouver des moyens de faire redécoller l’entreprise.»

«Ce sont des politiques de patrons, dit Phyllis Moen. Lorsqu’un nouveau directeur est nommé ou que l’on traverse des temps de crise, il est d’usage de revoir l’organisation interne et de revenir aux vieilles pratiques. C’est ce que l’on a pu voir à Yahoo, lorsque Marissa Mayer est arrivée, ainsi qu’à Best Buy, lorsqu’ils ont connu des difficultés financières. Mais en réalité, ils ne reviennent pas réellement aux vieilles pratiques, parce qu’ils s’attendent désormais à ce que leurs employés continuent à consulter leurs mails chez eux et à être joignables à toute heure. La seule chose qu’ils font, c’est qu’ils suppriment toute forme de liberté possible à leurs employés.»

Bien entendu, Jody Thompson n’aime pas cet abandon du ROWE. «Ce n’est pas après avoir analysé les résultats, affirme Jody Thompson, que Marissa Mayer a déclaré que tous les employés devaient se trouver dans leurs bureaux pour accroître les résultats en question. Elle a juste décidé de rassembler tout le monde au même endroit et de voir ensuite les résultats produits. Tu n’es pas ma mère, Marissa. Tu ne sais pas comment je communique, ni comment je travaille avec mes collègues. On se croirait en 1952… c’en est risible. C’est vraiment honteux

À propos de Best Buy, Phyllis Moen affirme: «Nous avons contacté officieusement plusieurs employés. Ils nous ont expliqué que de nombreux services et équipes fonctionnent toujours discrètement selon les principes du ROWE. Ils ont du mal à revenir aux anciennes méthodes de travail

Pour Phyllis Moen, le problème est de redéfinir la culture du lieu de travail afin qu’elle s’intègre à notre époque. «Les entreprises fonctionnent encore selon des schémas inventés dans les années 1950, époque à laquelle tous les employés étaient plus ou moins “attachés” de facto à un téléphone, un bureau ou une chaîne de montage, lance-t-elle. Mais ce n’est plus du tout le cas, aujourd’hui. Et la main d’œuvre n’est plus la même non plus. Autrefois, les conjoints des salariés à temps plein étaient généralement des femmes au foyer, mais aujourd’hui, il est rare que les salariés —hommes ou femmes— soient en couple avec une personne qui s’occupe de la maison à plein temps. C’est pourquoi nous devons moderniser notre conception du travail en termes d’horaires.»

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