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Comment un espion qui venait du chaud a refroidi les relations entre Berlin et Washington

Une piteuse affaire d'espionnage au sein des services secrets allemands par la CIA ravive les plaies mal fermées révélées par Edward Snowden.

Ecriteaux «Attention à vos conversations», «L'ennemi écoute» au musée de l'espionnage à Oberhausen, en Allemagne, en 2013. REUTERS/Ina Fassbender
Ecriteaux «Attention à vos conversations», «L'ennemi écoute» au musée de l'espionnage à Oberhausen, en Allemagne, en 2013. REUTERS/Ina Fassbender

Temps de lecture: 3 minutes

Cette fois, l’espion ne venait pas du froid, comme dans le célèbre roman de John Le Carré. La guerre froide finie, les Russes continuent à déployer leurs grandes oreilles sur la capitale allemande, mais ils sont dépassés par les Américains. Et les Allemands en ont assez de cet espionnage entre amis, ou supposés tels.

Trop c’est trop, a déclaré le président fédéral Joachim Gauck, qui est pourtant contraint par la Constitution à une certaine retenue. Fidèle à sa réputation, Angela Merkel a été plus prudente: si les faits sont avérés, ce serait très grave, a-t-elle dit.

Quels faits? Après les écoutes de millions d’Allemands par la NSA, dont le téléphone portable de la chancelière, un agent double travaillant pour la CIA vient d’être découvert au sein même des services allemands de renseignement (BND). L’homme, dont l’identité n’a pas été rendue publique, a été arrêté à son domicile munichois le mercredi 2 juillet.

Les enquêteurs ont trouvé chez lui un ordinateur «configuré par un service secret» et une clé USB contenant 218 documents classifiés. Il travaillait à la centrale du BND à Pullach dans la banlieue de Munich, dans le département des relations internationales où il avait accès à toutes sortes de papiers.

Il s’est fait prendre en offrant sa coopération… aux Russes. Le 28 mai dernier, il avait envoyé au consulat russe de Munich un courriel agrémenté, pour montrer qu’il n’était pas un plaisantin, de deux documents du BND. Las, le courriel a été intercepté par le service de protection de la Constitution. Le contre-espionnage allemand a tendu une souricière à «l’honorable correspondant», qui n’est pas tombé dans le piège, mais il a pu cerner le personnage, qui a donc été arrêté.

L’homme de 31 ans avait pris contact en 2012, également par courriel, avec l’ambassade américaine à Berlin, qui le mit en relation avec son agent de liaison de la CIA. Ils se seraient rencontrés trois fois à Salzbourg, en Autriche. Il aurait touché au total 25.000 euros mais ne semble pas avoir agi d’abord pour de l’argent.

Souffrant de troubles moteurs et de troubles de la parole à la suite d’une maladie d’enfance, il aurait surtout voulu se donner de l’importance. Il aurait remis aux Américains trois rapports du BND concernant la commission d’enquête créée par le Bundestag sur les activités de la NSA.

Impact de l'affaire Snowden

L’affaire, qui a des allures de Clochemerle, prend là une tournure politique. Le contenu des documents confidentiels ou top secrets qui ont pu être remis à la CIA n’est pas en cause. Mais le fait que les services de renseignement américains n’hésitent pas à travailler avec des agents doubles au siège même de leurs homologues allemands a choqué outre-Rhin.

Et ce d’autant plus que cette découverte intervient après les révélations d’Edward Snowden sur l’ampleur des écoutes américaines. La commission d’enquête du Bundestag souhaite entendre l’ancien informaticien de la NSA, réfugié à Moscou.

56%

des Allemands veulent coopérer plutôt avec les Etats-Unis, mais 53% avec la Russie

L’opposition parlementaire (Verts et gauche radicale) voudrait faire venir Snowden à Berlin pour témoigner devant la commission. La majorité gouvernementale s’y oppose mais pourrait se déplacer en Russie.

Tout ceci explique l’intérêt particulier des Américains pour les travaux de la commission. Selon les premiers résultats de l’enquête, l’agent double aurait remis à la CIA des textes du BND préparatoires aux travaux de la commission et non le contenu des délibérations parlementaires, auxquelles il n’avait pas accès.

Climat refroidi

Il n’empêche que le climat entre Berlin et Washington s’est de nouveau refroidi. L’ambassadeur américain en Allemagne John Emerson a immédiatement été «convié» au ministère des affaires étrangères. Le directeur de la CIA, John Brennan, est annoncé à la chancellerie fédérale pour s’expliquer.

De passage à Berlin pour la promotion de ses mémoires, Hillary Clinton, ancienne secrétaire d’Etat de Barack Obama, a présenté ses excuses pour l’écoute du portable d’Angela Merkel. Mais elle s’est prononcée contre la conclusion d’un accord réciproque de non-espionnage entre les Etats-Unis et l’Allemagne, comme il en existe un entre Washington et Londres.

Juste après la découverte de l'affaire, les responsables politiques allemands se sont mis à s’interroger sur les possibles mesures de rétorsion: renforcement de la surveillance des installations américaines en Allemagne, expulsion d’un diplomate américain «pour l’exemple», ajournement des négociations sur le traité de libre-échange transatlantique…

Finalement, le chef de la CIA à Berlin a été prié de quitter l’Allemagne. Les autorités avaient le choix entre de rien faire ou prendre une mesure symbolique pour ne pas aggraver la tension et renforcer le sentiment anti-américain qui s’installe en Allemagne. Selon un sondage de la Fondation Körber, 56% des Allemands veulent coopérer plutôt avec les Etats-Unis, mais 53% avec la Russie. Si 75% des personnes interrogées par le magazine Der Spiegel disent que leur confiance en la Russie a diminué au cours des derniers mois, elles sont tout de même 69% à penser de même pour les Etats-Unis.

Il faut se rappeler que pendant près d’un demi-siècle de guerre froide, les Allemands ont fait confiance aux Américains pour assurer leur sécurité face à l’URSS. Le retournement de l’opinion n’en est que plus spectaculaire.

Le grand journal conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung a raison: il n’est pas besoin d’agents d’influence russes pour distiller l’anti-américanisme en Allemagne. Par leurs agissements, les Américains eux-mêmes y pourvoient.

Cet article a été actualisé le 10 juillet à 18h10 après l'annonce de l'expulsion du directeur de la CIA en Allemagne.

 

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