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L'autre Camus

En partant de la problématique du «care», la chercheuse Ève Morisi présente un Camus pour qui les hommes comptent plus que les dogmes.

<a href="https://www.flickr.com/photos/10068173@N08/4752307026/">Albert Camus</a> / SPDP via Flickr<a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">CC</a>
Albert Camus / SPDP via FlickrCC

Temps de lecture: 4 minutes

Albert Camus, le souci des autres 

Ève Morisi

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On connaît le Camus romancier, le Camus dramaturge, le Camus philosophe. Un peu moins le Camus journaliste. Ce qui intéresse Ève Morisi dans l’essai qu’elle vient de lui consacrer, ce n’est pas l’écrivain, mais l’homme. Elle s’attache à montrer qu’au-delà, ou plutôt avant même, toute littérature, il y a des hommes qui à ses yeux comptent plus que tous les mots. Se détachant des analyses littéraires habituelles, l’auteur propose donc une lecture de l’œuvre de Camus à la lumière de son engagement humain, en se fondant à la fois sur ses textes et sur l’action de l’écrivain.

Elle relit articles, correspondance et nouvelles, sous l’angle de l’idée du «souci», terme qui éclaire ce qui, d’après elle, représente un aspect trop souvent négligé de Camus: l’altruisme. Elle applique à Camus le concept américain du care, cette manière à la mode d’appréhender les sciences sociales en se concentrant sur l’importance du soin porté à autrui, et du souci des autres, par opposition à un égoïsme autocentré très ancien style. Expliquant dans le détail ce qu’elle entend par cette idée, Morisi montre de façon très convaincante que ce qui importe le plus à Camus, finalement, pourrait bien se trouver ailleurs que dans son œuvre. Elle revalorise l’engagement d’un écrivain souvent vu comme trop émotionnel, et montre que sa préoccupation pour les autres est en réalité une posture absolument nécessaire à toute société.

L’auteur nous présente donc un écrivain fondamentalement tourné vers les autres, obsédé par l’idée de l’aide et de l’action réelle, et qui considère que l’engagement de l’artiste ne doit jamais être une posture intellectuelle, mais bien un impératif catégorique. Il se distancie en cela des positions sartriennes: Camus note en 1946 dans ses carnets qu’il «aime mieux les hommes engagés que les littératures engagées».

L’auteur de l’essai a consacré sa thèse de doctorat à «La poétique et l’éthique de la peine de mort chez Hugo, Baudelaire et Camus» , et a également publié une anthologie des écrits de Camus qui relèvent de ce thème[1]. On sent son intérêt pour le sujet dans le chapitre qu’elle consacre à la peine de mort dans le présent essai.

Celui qui a été résistant pendant la Seconde Guerre mondiale interviendra en faveur de ses anciens ennemis lors du processus d’épuration, obéissant d’abord à un instinct: son aversion viscérale de la peine capitale. Surtout, il ne se laissera pas influencer par ses préférences politiques. Il appuie en 1945 le recours en grâce de Robert Brasillach, et écrit l’année suivante au garde des Sceaux pour sauver la vie des journalistes collaborationnistes Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau.

Loin de se contenter des affaires françaises, et toujours dans ce même souci omniprésent des (et pour les) autres, il prendra position par la suite en faveur de l’opposant politique grec Manolis Glezos, tombé aux mains d’un tribunal militaire et encourant la peine de mort. Morisi rappelle également que, durant la guerre d’Algérie, Camus écrivit des centaines de lettres pour demander la grâce de membres du FLN, alors même qu’il ne soutenait pas lui-même le mouvement indépendantiste. En témoignent les lettres des avocats Yves Dechezelles et Gisèle Halimi, qui demandent à l’écrivain de prendre position en faveur de leurs clients: «Un article de toi, dans n’importe quel journal, pèsera», écrit le premier.

Son engagement journalistique est un autre angle sous lequel Morisi analyse le souci camusien des autres. À la fin des années 1930, Camus collabore au quotidien Alger républicain. À la suite d’une famine dans la région de la Kabylie, passée sous silence par les médias dominants en Algérie, Camus se lance dans une longue enquête sur le terrain qui sera publiée en 1939 sous le titre Misères de la Kabylie. Dans cette suite d’articles, Camus décrit l’extrême pauvreté qu’il a découverte et les conditions misérables de vie des paysans kabyles. Il raconte les repas, les maisons, les gens dont il veut faire partager les expériences, dans une langue claire et directe. Il écrit crûment, dit ce qu’il voit, se refusant à poétiser, à enjoliver.
L’image forte est son unique souci: il croit à la valeur des mots pour évoquer, plus que pour analyser. C’est qu’il a le «souci d’être fidèle au vécu d’autrui», écrit Morisi. À cet égard, la question de la légitimité de celui qui parle est fondamentale. Qui est-il, celui qui, du haut de son piédestal intellectuel, croit parler pour les démunis? Camus cherchera, tout au long de sa vie, à rester au plus proche d’une conscience de classe, sachant d’où il vient, attentif à ne pas mettre dans l’esprit des autres ce qu’il ne peut qu’imaginer. Né dans un quartier pauvre d’Alger, au sein d’une famille très modeste de Pieds-Noirs, il bénéficie d’un «adoubement par les origines», auquel d’autres écrivains ne peuvent prétendre.

Celui qui se fait écho d’une injustice insupportable, s’il essaiera toujours de dénoncer ce qu’il considère comme inacceptable, se refusera donc toujours à parler à la place des autres. Morisi montre bien comment Camus n’entend pas se faire «spéculateur de la misère», tout comme il se refuse à prendre la parole pour ceux qui se taisent. Plus «porte-silence», belle formule de l’auteur, que porte-voix, c’est à travers la transmission du silence, moyen d’expression des humbles, des oubliés, des invisibles parce qu’inaudibles, qu’il rendra les expériences de ces «taiseux», de tous ceux qui n’ont ni la force, ni l’habitude, ni la capacité de parler. Un beau chapitre est consacré à ces hommes et femmes qui, trop usés, n’ayant jamais été habitués à ce qu’on leur demande leur avis, gardent le silence, à l’image de la mère de Camus, personnage toujours discret et distant, image d’une femme illettrée d’une autre époque qui se tait parce qu’on ne lui demande rien et qui sait bien que son avis ne compte pas.

Les deux entités contradictoires qui se font face en Camus, les identités française et arabe, sont présentes dans plusieurs de ses œuvres. Morisi y voit la thématique des frères ennemis, et montre comment Camus revient au mythe originel de Caïn et Abel pour expliquer à quel point les deux parties sont liées. «On est fait pour s’entendre», fait-il dire à Veillard, un fermier pied-noir que rencontre le héros du Premier Homme. Liés par la même terre nourricière, ils sont aussi liés, tout simplement, par leur même appartenance au genre humain.

Tiraillé entre une identité française qu’il conteste et un nationalisme algérien qu’il ne peut partager, Camus milite pour une cohabitation pacifique des «indigènes» et des Pieds-Noirs, position difficile à tenir dans un contexte de radicalisation extrême. C’est dire les paradoxes d’un homme qui a dû concilier deux identités et qui a toujours refusé radicalement l’usage de la violence. En définitive, et il vaut la peine de le répéter, ce qui compte le plus pour Camus, c’est l’homme: son engagement contre la peine de mort est un engagement pour le genre humain. Il clôt d’ailleurs son essai Réflexions sur la guillotine par cette ellipse frappante: il faut mettre «la mort […] hors la loi».

La multiplicité des grilles d’analyses entrave peut-être la fluidité du propos, lorsque l’auteur entremêle analyse littéraire poussée d’une nouvelle, comptes-rendus historiques et analyses personnelles. Mais l’essai de Morisi apporte des éclairages nouveaux sur l’engagement camusien: il est intéressant de relire l’auteur de La Peste en s’inspirant de cette idée de care qui prouve qu’un engagement émotionnel n’est pas inférieur à un engagement intellectuel de type sartrien: il se pourrait qu’il le surpasse.

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