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Les photos de l'EIIL diffusées par Reuters posent-elles un problème déontologique?

C'est l'avis d'un blogueur spécialisé.

Des combattants islamistes brandissent leurs drapeaux et se déplacent dans des véhicules lors d'une parade militaire le long des routes au nord de la province de Raqqa en Syrie pour célébrer la déclaration d'instauration d'un califat islamique, le 30 juin 2014. REUTERS/Stringer
Des combattants islamistes brandissent leurs drapeaux et se déplacent dans des véhicules lors d'une parade militaire le long des routes au nord de la province de Raqqa en Syrie pour célébrer la déclaration d'instauration d'un califat islamique, le 30 juin 2014. REUTERS/Stringer

Temps de lecture: 4 minutes

Reuters est l'agence de presse qui dispose du plus grand nombre d'images de combattants de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) [récemment rebaptisé Etat islamique (EI)], différentes des images d'exécutions obtenues sur les réseaux sociaux ou sur les sites Internet des djihadistes. 

En effectuant la recherche «Etat islamique en Irak et au Levant» sur le site de Reuters le 2 juillet, on obtenait 978 photographies, 563 sur le site d'Associated Press. Cependant, la grande majorité des images qui possèdent le nom du groupe dans leur légende ne montrent pas les combattants de l'EIIL, mais au contraire les soldats qui luttent contre eux.

En comparaison, en janvier 2014, les agences avaient disposé en quelques jours de milliers de photographies lorsque la crise ukrainienne battait son plein.

Il est en effet très difficile pour les journalistes-rédacteurs et les photographes de s'aventurer dans les endroits tenus par les djihadistes, au risque de se faire enlever ou tuer. On ne dispose donc que de peu d'images. Il semblerait donc que Reuters propose la plus grande couverture de ce groupe terroriste. 

Interrogé par Slate, David Crundwell, responsable des affaires internationales de Reuters explique: 

«Thomson Reuters est fier de sa capacité à apporter une couverture exclusive de certains des endroits les plus difficiles, dangereux et problématiques du monde. Nos photographes sont choisis pour leur compétence professionnelle, leur intégrité et leur expérience et nous pensons qu'un examen complet de notre couverture en Irak montrera un rapport équilibré des deux parties de ce tragique conflit.»

Une meilleure couverture ou un accès partial?

Ces photographies font cependant l'objet d'une polémique lancée par l'analyste Michael Shaw sur le blog Bag News Notes.


Capture d'écran du site de l'agence Reuters avec la recherche "combattants de l'Etat Islamique en Irak et au Levant".

On peut regrouper sur le site de Reuters les photographies de l'EIIL en trois catégories: certaines montrent les insurgés dans Mossoul ou des scènes de vie quotidienne dans les marchés à la suite de la prise de la ville, d'autres des combattants paradant dans les rues d'autres villes irakiennes ou syriennes. 

En comparaison, jusqu'au 30 juin, les photographies d'AP étaient soit prises à une plus grande distance, comme le montre cette photographie, soit semblaient montrer des personnes qui paraissaient davantage être des citoyens que des combattants. Depuis, l'AP a ajouté quelques images qui ressemblent plus à celles de Reuters.

Selon Michael Shaw, les photographies peuvent avoir un impact de «propagande» et «font comme si ce groupe, encore largement inconnu, possédait toute l'Irak». Il s'interroge donc sur la «la relation du photographe avec le groupe EIIL».

Il écrit: 

«La question est comment [l'agence] Reuters obtient-elle ces photographies? Et plus important encore: est-ce que Reuters a donné trop de poids [éditorial] à l'Etat islamique ces trois dernières semaines en échange d'un accès?»


Capture d'écran du site de Reuters

Car si les photographes de l'agence disposent d'un accès particulier à ce groupe, pourquoi ne voit-on pas un traitement journalistique plus large et plus objectif? Les images des combattants distribuées par Reuters ne montrent que des scènes de liesse, des parades, des djihadistes brandissant des drapeaux face à l'appareil photographique, jouant avec l'appareil, ou se mettant en scène. On ne voit pas par exemple d'images de vie au sein du groupe.

Les photographies de l'EIIL de Reuters sont toutes anonymes. L'agence indique qu'elles proviennent d'un stringer (un photographe pigiste) sans pour autant préciser son nom. David Crundwell précise:

«Les photographes présents sur les zones de conflits sont souvent crédités en tant que "stringers" afin de protéger leur identité et leurs familles des représailles des forces opposées.»

Cet argument est largement compréhensible dans un contexte extrêmement violent et sanguinaire comme celui de la progression de l'EIIL. 

En conclusion, Michael Shaw insiste cependant sur les dangers de laisser le «sujet conduire la couverture». Il termine en écrivant: 

«Comme nous l'avons fait auparavant, nous sommes sérieusement préoccupés par l'éthique de Reuters, ainsi que par les grandes questions autour de la photo comme média et de la pratique du photojournalisme.»

La guerre en Syrie: un traitement photographique également polémique

Chaque crise donne lieu à la publication de photographies truquées ou fausses qui ne correspondent pas en réalité à l'événement dont elles prétendent témoigner. Et ce n'est pas la première fois que le traitement photojournalistique de certaines crises par l'agence Reuters attire les critiques.

En mars dernier, James Estrin, co-éditeur du blog Lens sur le New York Times questionnait l'authenticité des photographies fournies par les photographes freelances syriens de Reuters et les principes éthiques de l'agence. 

Quelques jours plus tard, Bag News Notes soulevait également des interrogations sur la véracité de photographies prises en Syrie. Dans un premier post, Michael Shaw revient sur des clichés pris en septembre 2012 dont la légende affirme qu'il s'agit d'un enfant de 10 ans, travaillant dix heures par jour avec son père pour fabriquer des munitions pour l'Armée syrienne libre (ASL). L'article de Michael Shaw pose de nombreuses questions et soupçonne le photographe d'avoir procédé à des mises en scène. 

Un second post met également en doute la véracité de photographies qui montrent des combattants de l'ASL tenant dans leurs mains une guitare. A la suite d'un argumentaire détaillé, Michael Shaw conclut que l'instrument semble avoir été apporté par le photographe pour la prise des images. 

La confiance des lecteurs pourrait encore plus s'éroder

De nombreux pigistes locaux sont des citoyens devenus journalistes en raison du conflit. Ils sont souvent payés une misère et leur prise de risque énorme. Cependant, si ces photographies ont été mises en scène, leurs auteurs sont condamnables. Malheureusement, la compétition entre les agences et les injonctions de contenu exclusif poussent parfois certains à de telles pratiques. 

Les éditeurs de l'agence Reuters qui ont fait le choix de distribuer ces images et ceux des journaux qui décident de les utiliser ont aussi leur part de responsabilité. Slate.fr, client uniquement de Reuters, a aussi utilisé ces seules images disponibles pour illustrer des articles. 

Cependant, un éditeur photo est un journaliste. Son travail consiste également à réfléchir aux photographies qu'on lui propose, à les questionner. Il lui incombe autant qu'à un rédacteur de ne pas éroder la confiance du public envers la profession. Sans autres images complémentaires de la part de Reuters, le traitement de l'information restera partial. 

Toutes ces polémiques soulignent bien à quel point la presse à besoin de photojournalistes professionnels d'une part. Et d'éditeurs photo de l'autre. 

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