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Non, ce ne sont plus les magiciens qui font gagner le Brésil

Et c'est pourquoi cette équipe s’affirme toujours, même si sa victoire contre le Chili a été laborieuse, comme le favori de «son» Mondial.

Les Brésiliens lors des tirs au but contre le Chili, le 28 juin 2014 à Belo Horizonte. REUTERS/Dylan Martinez.
Les Brésiliens lors des tirs au but contre le Chili, le 28 juin 2014 à Belo Horizonte. REUTERS/Dylan Martinez.

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La chance du champion, un sommet de tension qui rendra la suite forcément plus simple et une réelle montée en puissance collective. En disposant de vaillants Chiliens au bout du suspense (1-1, 3-2 t.a.b.), le Brésil vient de démontrer qu'il avait tous les atouts pour aller au bout. Et pour enterrer dans l'ivresse d'un sixième titre, le 13 juillet prochain, les critiques sur sa supposée trahison des valeurs offensives d'antan.

Car depuis le début du parcours de la Seleção dans cette Coupe du monde, les complaintes sur le jeu brésilien proposé se succèdent chez les commentateurs, et les difficultés rencontrées face au Chili, passé à une barre transversale près (Pinilla à la 120e) de l'exploit, ne devraient pas inverser la tendance. Citons Pierre Ménès, par exemple, après le deuxième match de poules:

«Ce Brésil 2014 me laisse perplexe. Et notamment ce milieu de terrain pas assez créatif.»

Jean-Michel Larqué, au même moment:

«On est très, très, très loin du compte par rapport aux autres sélections brésiliennes que j'ai pu voir lors des autres Coupes du monde. C'est la plus faible équipe du Brésil dans l'histoire de la Coupe du Monde.»

Ou encore le polyvalent Claude Askolovitch, qui commentait ainsi le premier but de Neymar face au Cameroun (4-1):

«Distraction adverse/pressing/récupération/contre/Neymar/but. Le Brésil se passe de football, il ramasse des miettes pour son prodige.»

Bientôt, on reprochera à ce Brésil de marquer des buts –et celui infligé au Chili par David Luiz sur corner, décalque de celui de Klose contre le Ghana, n'a pas dû réjouir non plus les nostalgiques du futebol arte.

Pendant les rencontres, sur son fil Twitter, Claude Askolovitch survend volontiers une vision romantique de ce sport, en héritier 2.0 du Miroir du Football, publication aujourd’hui disparue où prêchaient les apôtres du beau jeu et les anti-catenaccio. Mais ça, c’était avant, dans les années 1950 et 1960, et il suffit de chausser ses lunettes et de fouiller dans des archives récentes pour constater que le «joga bonito», dans sa forme la plus pure, a disparu dans les années 1980, figé dans la voix d’un commentateur télé de l’époque.

Ecoutez bien le début de cet extrait du Brésil–Italie au Mondial 1982. La présentation des équipes est magistrale:

«Ce qui est intéressant dans ce match, en dehors du résultat bien sûr, c’est l’opposition de deux styles très caractérisés. D’un côté, les Brésiliens qui jouent pour s’amuser, le football, c’est la fête, c’est l’inspiration […] C’est donc la générosité contre une certaine forme d’économie rentable.»

En 1982, voilà de sublimes réalités. En 2014, elles sont devenues d’immenses clichés.

Le drame de 1982

Alain Giresse, demi-finaliste de ce même Mondial 1982, nous a raconté un jour sa passion pour la bande à Socrates, Zico, Falcao, Junior et Eder:

«Le Brésil de 1982, c’était la technicité, le jeu de passes, l’intelligence qui rendaient la circulation fluide. Ce sont des gens qui techniquement sont très forts et qui ont cette capacité de réflexion de faire le geste qu’il faut, au moment où il faut, par rapport à son coéquipier. Ce qu’ils faisaient en 82, tout ce jeu, c’était exceptionnel. Après le Brésil 1970, c’est la référence.

 

Cette simplicité était impressionnante, cette facilité de passes entre Zico, Socrates, chacun bien à sa place, chacun dévoué à l’autre. Des passes qui semblent simples… mais c’est tellement réducteur de dire que c’est simple. Avec le Brésil, le simple n’est jamais banal. Vous savez, on dit, il faut jouer simple… pourquoi on dit ça à votre avis? A cause du Brésil. Ils avaient une vitesse de passe prodigieuse. J’étais un grand fan. Ce sont des choses qui nous inspiraient…»

Une influence philosophique sur bien des formations des années 1980, à commencer par le FC Nantes de Coco Suaudeau, mais aucun résultat à court terme pour le Brésil et même un drame, celui de «la Sarria», l’enceinte de l’Espanyol Barcelone accueillant ce Brésil-Italie.

«Tactiquement, on a eu tout faux», expliquera le défenseur central Luisinho longtemps après les faits, qui ne sont toujours pas prescrits dans les mémoires. Emporté par sa ferveur, le Brésil ne pense pas à fermer la boutique quand il égalise à 2-2, alors qu’un nul lui suffit pour accéder aux demi-finales. Il sera punis par Paolo Rossi, auteur d'un triplé. L’Italie a tout compris à ce Brésil, et notamment à ces latéraux qui ont tendance à déserter leur camp.

La synthèse parfaite de 1994

Après le nouvel échec de 1986 face à la France, lors d’un homérique quart de finale à Guadalajara, le Brésil se tournera définitivement vers une troisième voie entre le joga bonito et le style européen. Le Mondial victorieux de 1994 illustre cette synthèse. Le bloc s’avère particulièrement solide et l’attaque auriverde ne marque que 11 buts: 6 au premier tour, 1 en huitièmes de finale, 3 en quart, 1 en demi et aucun dans une finale verrouillée face à l'Italie (0-0, 3-2 t.a.b.).

Aux côtés de Dunga, puis de Mazinho, qui a remplacé l’élégant capitaine Rai après la phase de poule, Mauro Silva cadenasse le milieu. Il détaillait récemment pour So Foot la recette du Brésil 1994:

«Si la sélection de 82 avait eu de l’équilibre et pris un peu plus de précautions en défense, elle aurait remporté le Mondial. Dans un Mondial, sans équilibre, tu ne peux pas aller loin, c’est impossible. En 94, on avait du talent, beaucoup de talent en attaque, mais on a pris conscience qu’il fallait qu’on surveille nos arrières pour aller loin dans la compétition.»

Ce pragmatisme est totalement assumé par l’ancienne gloire du Deportivo La Corogne:

«Le football évolue, c’est comme la vie. Depuis les années 80, la Seleção a su s'adapter aux adversaires. On a toujours eu une excellente technique, mais on s'est mis au diapason tactique et physique des Européens en jouant dans leurs championnats. Ça nous a beaucoup aidés en 94. On était la première sélection brésilienne avec autant de joueurs évoluant à l'étranger à remporter un Mondial. On s'est adaptés à notre époque. Avant, les Brésiliens jouaient au pays, et aujourd'hui, ça n'arrive quasiment plus, puisque les joueurs partent très vite en Europe. Du coup, ça donne des joueurs qui ont un ADN brésilien avec une formation européenne.»

Le défenseur Aldaïr, titulaire en charnière centrale pendant cette Coupe du Monde aux Etats-Unis, a avoué à l'époque s’être autocensuré et a confié sa peine malgré le titre:

«J’ai souffert de voir le Brésil choisir la prudence et l’attentisme. Au fond de moi, il y a toujours l’envie d’attaquer et de marquer.»

Dunga, lui, tranchait en faisant référence aux 24 années de disette effacées par cette quatrième étoile:

«Cette équipe n’avait pas le choix. Si nous n’avions pas gagné, aucun d’entre nous  n’aurait pu rentrer au Brésil.»

Au moins, c’est clair.

Une tradition bien établie

Depuis 1994, le style est assez simple. Les latéraux respectent les consignes et ne s’emballent pas, à l’exception peut-être de Roberto Carlos qui tente un retourné défensif dans sa propre surface (et ça fait but pour le Danemark, en quart de finale du Mondial 1998).

Devant la défense, on retrouve des fidèles soldats, des purs et durs (Dunga et Cesar Sampaio en 1998, Gilberto Silva de 2002 à 2010, Kleberson en 2002, Ze Roberto en 2006, Felipe Melo en 2010). L’échec de la Seleção au dernier Mondial s’explique largement par une défaillance des sentinelles, Gilberto Silva s’avérant vieillissant et Felipe Melo aussi nerveux qu’inconstant.

Enfin, rajoutez une certaine liberté, que ce soit pour les buteurs Romario et Bebeto en 1994, qui n’avaient pas l’obligation de défendre, les artistes solitaires (Denilson, Rivaldo, Ronaldinho, Robinho) et bien sûr «O Fenomeno» Ronaldo. Résultat, le Brésil est finaliste en 1998, champion du monde en 2002, éliminé en quart en 2006 et 2010.

L’histoire récente rappelle une équation assez simple: plus les étoiles sont nombreuses dans l’équipe-type (le quatuor Ronaldinho-Kaka-Robinho-Ronaldo en 2006), plus l’équilibre est dur à atteindre. Trop de magiciens tue la magie du football brésilien.

La formation actuelle propose le bon schéma. Le gardien Julio Cesar montre que son exil au Toronto FC (Canada) n'a pas gommé ses immenses réflexes, qui l'ont vu notamment repousser deux tirs au but chiliens.

Marcelo et Dani Alves, ses latéraux qui aimantent les ballons, sont bien sûr perfectibles dans le domaine… défensif. Mais dans le cœur du jeu, Luiz Gustavo, qui sera suspendu en quart de finale, est parfait. 

«C'est un joueur fantastique, il soulage constamment les quatre de derrière», a déclaré le grand défenseur anglais Rio Ferdinand sur BBC1 juste après la victoire face au Chili. «Son absence sera préjudiciable, Paulinho devra le faire oublier le temps d'un match.»

Le milieu de Wolfsburg apparaît clairement comme le meilleur joueur de l’équipe après Neymar. Simple, efficace, il apaise et régule les situations. Il joue très bas, un peu à la manière d’Edmilson, qui supervisait la charnière centrale Lucio-Roque Junior en 2002. Avec Thiago Silva-David Luiz, il propose un axe fort.

L'ancien sélectionneur des Bleus Gérard Houllier apprécie le profil, comme il l'a détaillé dans France Football:

«Comme leurs deux latéraux montent souvent en même temps, et non à tour de rôle, comme cela se fait d’habitude, il faut une protection supplémentaire pour assurer les compensations, la couverture et l’équilibre. De même que cette équipe me fait penser à celle de 1994, le jeu et le mode de fonctionnement de Luiz Gustavo me rappellent ceux de Mauro Silva.»

Aux côtés de Luiz Gustavo, Paulinho, très en dedans au début, a été plus alerte face au Cameroun. Willian ou Fernandinho sont d’autres pistons possibles dans ce secteur crucial. Depuis vingt ans, quand le Brésil est coupé en deux, il semble parfaitement vulnérable.

Enfin, devant, un ténor suffit, et à 22 ans, Neymar en est déjà à 35 buts inscrits en 54 sélections! Un rythme de croisière incroyable, qui devrait lui permettre de rayer Pelé des tablettes avant de fêter ses 27 ans… Avec quatre réalisations lors de la phase de poules, il se montre hermétique à l’immense pression populaire qui anime le Brésil. S'il a l'habitude de réussir ses tirs au but, celui qu'il a inscrit sans trembler au bout de la séance face au Chili a rappelé sa sérénité.

Scolari s’en tient à son plan. «Dans le football actuel, il n’y a plus de place pour le futebol arte», a-t-il expliqué dans L’Equipe à l’orée du Mondial. «Aucun entraîneur ne veut tuer la créativité d’un joueur. Mais le joueur ne doit jamais oublier ses devoirs tactiques, à l’image de Rivaldo en 2002, notre meilleur joueur sur ce Mondial, à la fois précieux pour défendre dans notre surface et auteur de passes décisives.»

Il revient aux origines, à savoir le Brésil 1994:

«Carlos Alberto Parreira a imposé un style qui était un peu différent du jeu traditionnel brésilien, avec un marquage très fort sur l’adversaire et une défense bien organisée. Lorsque je suis arrivée à la tête de la sélection, en 2002, on a appris à afficher une consistance défensive tout en gardant le talent des individualités. C’est cette combinaison d’obéissance tactique et d’improvisation qui nous a donné le titre mondial.»

Rebelote en 2014?

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