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Passons sur le fait que Jean-Claude Juncker, qui a été désigné par les États membres de l'UE pour occuper la tête de la Commission européenne, vendredi 27 juin, ait toujours contesté le fait que le Luxembourg soit un paradis fiscal. Il était politiquement difficile pour celui qui en fut Premier ministre pendant près de deux décennies, de 1995 à 2013, d’admettre cette évidence. En le reconnaissant, Jean-Claude Junker aurait lui-même placé son pays, au nombre des fondateurs de l’Union européenne, au ban de la communauté en lutte contre les paradis fiscaux.
Mais même l’un de ses pairs, Nicolas Sarkozy, le lui reprocha publiquement au Parlement européen fin 2008: «On ne peut pas se battre à l'extérieur de notre continent contre certaines pratiques et les tolérer sur notre continent», déclara-t-il en visant le Grand Duché, alors que la crise bancaire venait d’exploser.
Le gardien d’un paradis fiscal
Toutefois malgré les dénégations de son ex-dirigeant, c’est bien la politique fiscale du Luxembourg qui, en aspirant les bas de laine de non-résidents (la moitié des déposants est constituée d’Allemands, de Français et de Belges), est à la base de la réussite économique du pays.
Les quelque 140 banques qui y sont installées, la plus forte concentration bancaire de l’Union européenne, gèrent un total d’actifs évalué à 2.500 milliards d’euros, correspondant à 50 fois le produit intérieur brut du Luxembourg (45 milliards d’euros en 2013). Si ce n’est le paradis pour ces banques, on doit malgré tout s’en approcher.
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Au Luxembourg, où le PIB par habitant (67.340 euros en 2013) est 2,6 fois plus élevé que la moyenne de l’Union européenne, on ne le regrette pas. Mais cette réussite s’est construite sur la base d’une concurrence fiscale qui tourne le dos à toute démarche communautaire. Et c’est bien le problème pour l’image d’un homme qui, maintenant, va prendre la présidence de la Commission européenne.
Une reconversion sous la pression
Jean-Claude Juncker ne peut nier qu’il tenta toujours de faire barrage aux avancées de l’Europe vers un début d’harmonisation fiscale, de même qu’il lutta contre la levée du secret bancaire. Avec lui, le Luxembourg fut, au côté de la Grande-Bretagne, un des plus farouches adversaires de la directive européenne sur l’imposition des revenus de l’épargne, qui fut adoptée en 2003 après de très longues négociations, pour une application en 2005.
Encore obtint-il à l’époque, avec l’Autriche et la Belgique, une dérogation pour préserver l’anonymat des revenus placés dans les coffres du Grand Duché.
Et si en avril 2013, quelques mois avant qu’il ne démissionne de son poste de Premier ministre suite à un scandale politique, il s’est résolu à annoncer la fin du secret bancaire luxembourgeois, c’est uniquement sous la pression des Etats-Unis, d’une part, et de l’Allemagne, d’autre part –le Luxembourg ne pouvant se permettre de s’opposer à l’échange automatique de données alors que ses banques, qui ont pignon sur rue, ne peuvent prendre le risque de mesures de rétorsion aux Etats-Unis.
On soulignera aussi que l’Europe elle-même n’a progressé dans cet échange entre administrations fiscales qu’en avril dernier, après la fin du mandat de Jean-Claude Juncker à la présidence de l’Eurogroupe, qui réunit les ministres des Finances des pays de la zone euro, poste qu’il occupait depuis 2005. Comme si un verrou avait sauté, l'Europe, dans le cadre de l'OCDE, a alors emboîté le pas aux Etats-Unis.
Acteur d’une Europe désenchantée
On ne peut ôter à Jean-Claude Juncker son engagement passé dans la construction européenne, ni lui faire un procès d’intention sur le rôle qu’il compte jouer à la tête de la Commission. Mais cette Europe-là a aussi été celle de José Manuel Barroso qui, pendant dix ans à la tête de la Commission européenne, n’est pas parvenu à incarner une Europe en marche ni à la mobiliser sur de nouvelles ambitions.
Le libéralisme économique dogmatique de la Commission a beaucoup été critiqué pour son inadéquation aux besoins d’une Union européenne en mal de repères et de projets. Et la Commission a continué de creuser le fossé qui la sépare des citoyens, donnant du grain à moudre à tous les pourfendeurs de l’administration européenne.
Or, c’est un acteur de premier plan de cette Europe-là qui s’apprête à prendre le relais alors que, contre l’euroscepticisme qui progresse, les institutions européennes ont besoin de porter des idées nouvelles qui rendent à l’Europe l’envie de revendiquer sa place dans le monde. Etonnant signal pour manifester un esprit neuf d’autant plus vital pour l’Europe qu’elle fait figure d’homme malade de l’économie mondiale!
Certes, l’instance décisionnaire de l’Union est le Conseil, où siègent les présidents et chefs de gouvernement des États membres, et la Commission met en œuvre les décisions du Conseil. En ce sens, Jean-Claude Juncker ne sera pas le seul pilote à bord du vaisseau européen. Mais voudra-t-il réévaluer la place exorbitante donnée à la concurrence, du domaine de compétence de la Commission, dans la politique européenne? Et rénover la gouvernance de l’Europe?
Alors qu’il n’accède à la présidence de la Commission que grâce des négociations en coulisses pour nouer des compromis sur des équilibres de pouvoir entre conservateurs et sociaux-démocrates, il va devoir incarner une rupture pour redonner aux citoyens le goût de l’Europe et de la politique. Son handicap est flagrant.