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Ce que pensent les geeks

Qui sont les geeks? Quelle philosophie ont-ils du monde et quelle philosophie peut-on élaborer à leur sujet? Voilà les questions auxquelles Vincent Billard se confronte dans ce livre.

<a href="https://www.flickr.com/photos/arthur-caranta/4048968087/">Geek Office</a> / Arthur Caranta via Flickr<a href="https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/deed.fr">CC</a>
Geek Office / Arthur Caranta via FlickrCC

Temps de lecture: 3 minutes

Geek Philosophie

de Vincent Billard

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Vincent Billard consacre un petit livre de philosophie dense mais fluide à ce personnage nouveau dans le paysage moderne: le geek. Généreux avec son lecteur, il ne précise pas la prononciation [gik], probablement parce qu'il n'a pas entendu la prononciation [jêk] que j'ai réellement entendue à la radio dans la bouche d'un technophobe (politicien ou intellectuel, je ne sais plus). Mais il enquête en profondeur sur l'origine et la sémantique du mot et effectue un travail original et solide à la fois de définition et d'approfondissement.

Le terme allemand  «gek», nous apprend Vincent Billard, désignait au Moyen-Âge une sorte de fou et correspondait à la catégorie sociale, en Europe du Nord, des dérangés inoffensifs qui appartenaient aux marges de la société. A partir du XVIIIe siècle le terme s'applique aux «monstres» exhibés dans les foires, les freaks en anglais, et dans l'anglais américain contemporain geek prend son sens basique d'individu tellement passionné par un sujet abscons qu'il en devient une sorte d'idiot du village. La dernière étape sémantique est la spécification de cette passion: l'informatique, au sens large, incluant notamment les jeux vidéos. On trouvera aussi dans le livre d'utiles petites définitions d'autres personnages, dont les nerds et les trolls.

Philosophiquement, Vincent Billard pose la passion comme constituant essentiel dans le phénomène geek, une passion qui est double, affirme-t-il: le geek est passionné par les nouvelles technologies et les univers imaginaires (notamment celui de la science-fiction). Ici intervient une dimension sociale que le livre explore peu, celle des jeux de rôle, autour des thèmes d'heroic fantasy ou équivalents –une recherche complémentaire qu'il serait intéressant de mener car par elle certains geeks développent, dans les jeux de rôle «physiques», les conventions, les fanzines, une socialité particulière, dans la vie réelle (pas en ligne). À première vue, Vincent Billard considère le lien entre ces deux passions comme naturel, notamment parce que c'est sur des supports électroniques, notamment les logiciels de jeu, que se développent les mondes imaginaires en question et que le geek s'y plonge. Ceci dit, il lit aussi des livres, en papier.

Au-delà de ce premier abord il existe un lien plus profond, et carrément métaphysique, entre les deux passions du geek, et ici le livre de Vincent Billard révèle une dynamique d'analyse qui n'est pas commune. Il met en rapport, en effet, les mondes virtuels de l'électronique et de la fiction avec la métaphysique des mondes possibles du philosophe David Lewis et même avec l'irréalisme constructiviste de Graham Harman. Cette dimension métaphysique lui permet de donner un sens robuste et subtil à ce qui fait la passion du geek: c'est l'émergence de nouveauté radicale, la venue à l'existence, totalement imprévisible, de mondes nouveaux. Parmi les nombreux exemples concrets du livre prenons celui du GPS sur téléphone mobile qui guide une personne dans une ville inconnue: une telle application, quasi-gratuitement à la portée de tous, n'était même pas imaginable avant son apparition factuelle. Ce qui émerge est l'imprévisible nouveauté objectale de mondes possibles insoupçonnés.

Le geek dispose donc d'une sensibilité ontologique et métaphysique plus fine que le commun des mortels, tout simplement. Cette ligne de défense du geek est bien plus intéressante que la simple déploration de la mentalité passéiste et frileuse des technophobes. La dimension passionnelle et émotionnelle du phénomène geek, montre ce livre dans ses pages les plus profondes, relève d'une sensibilité spécifique, dont l'absence est une véritable carence existentielle dans la modernité. Loin d'être une victime de la propagande marketing (qu'il critique avec plus de compétence que la moyenne) le geek jouit d'un épanouissement existentiel spécifique dans la modernité, qui est une énergie et un enrichissement.

Vincent Billard donne une idée, à partir d'études de cas, de cette dimension existentielle riche de sens, pour sa génération. Les développements sur Goldorak, notamment, sont une vraie psychanalyse de l'enfance abandonnée à la télé dans les dernières décennies du XXe siècle. Certaines études de cas me semblent moins convaincantes, notamment celles qui sont liées à la plus grande réalité ontologique du virtuel numérique par rapport à l'expérience réelle, d'un paysage par exemple. Mais dans tous les cas, le livre oblige à reconsidérer radicalement les évidences sur lesquelles on raisonne trop vite, et si mal. Sur ce point (la critique du consensus complaisant technophobe, qui ne se soutient que de ses propres préjugés), Vincent Billard partage les idées de mon travail sur l'Homo sapiens technologicus, je ne commenterai pas les développements qu'il y apporte sinon pour les approuver.

Nous avons vu que le geek est sensible à l'extraordinaire ontologique qui se manifeste dans la technologie. Il faut préciser que ce n'est pas sous la forme de l'admiration seulement de cet extraordinaire, c'est aussi sous une modalité qui me semble particulièrement importante dans la phase actuelle: l'immersion de cet extraordinaire dans l'ordinaire. Non seulement la télévision et le téléphone mobile accomplissent un extraordinaire, mais cet extraordinaire s'insère dans notre ordinaire, il fait l'ordinaire de notre existence contemporaine. Cette analyse est présente sans être centrale chez Vincent Billard, elle me semble importante pour reconnaître dans le geek, finalement, un personnage ordinaire de la modernité, tout le contraire d'un monstre.

En moins de deux cents petites pages, le livre réussit à discuter d'autres thèmes encore, dont les questions de développement durable et de décroissance, et les questions de base du transhumanisme. L'essentiel reste à mon avis la manière dont le geek est exemplairement défendu contre ceux qui le méprisent et qui méprisent l'ordinaire extraordinaire des technologies:

«Au contraire, on ne comprend véritablement tout ce discours anti-technologique –et notamment son inspiration religieuse ou eschatologique permanente, même chez des penseurs officiellement non religieux– que dans la mesure où l'on saisit le système de valeurs propres à la technologie, le sens général de la destination du monde auquel elle nous invite à adhérer et qui constitue à bien des égards un système concurrent de celui des croyants, une foi différente et tout aussi puissante.»

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