Économie / Monde

Crise ukrainienne: comment on coupe le gaz? En fermant un robinet, comme à la maison?

Chez nous, à la maison, on voit bien comment cela se passe. On ferme un robinet. Mais pour les gazoducs qui passent par l'Ukraine? Et l'opération comporte-t-elle des risques?

Un baromètre d'un gazoduc en Hongrie en 2009 montre la pression nécessaire à faire circuler le gaz dans un pipeline. REUTERS / Karoly Arvai
Un baromètre d'un gazoduc en Hongrie en 2009 montre la pression nécessaire à faire circuler le gaz dans un pipeline. REUTERS / Karoly Arvai

Temps de lecture: 4 minutes

Le russe Gazprom a décidé de ne plus livrer de gaz à l’Ukraine lundi 16 juin à la suite d’un différend sur la dette de l’Ukraine à l’égard de Gazprom. Et hop c’est parti pour les petites formules: couper le robinet, fermer les vannes... Pas sûr que les journalistes qui usent de ces petites phrases parlent en connaissance de cause. Est-ce qu’il y a vraiment un homme qui sort de sa cabine pour tourner un robinet géant?

D'abord, le gaz n’est pas coupé

L’expression «couper le gaz» est un abus de langage dans la situation actuelle entre l’Ukraine et la Russie. Contrairement à une idée reçue, du gaz circule toujours dans le pipeline qui traverse l’Ukraine. «Il n’y a pas un Russe qui a fermé les vannes!» s’amuse Thierry Rouaud du Groupement des entreprises et des professionnels des hydrocarbures (GEP-AFTP).

La Russie, en réalité Gazprom, a simplement réduit le volume de gaz qui passe dans les tuyaux. La quantité en moins correspondant au gaz habituellement à destination de l’Ukraine.

«La Russie a passé des contrats de fourniture avec d’autres pays et elle continue de fournir les pays finaux» comme l’Allemagne ou la France, explique Thierry Rouaud. Pour le moment, l’Ukraine doit «laisser passer le gaz sans prélever sa part». Un peu «vicieux», commente Thierry Rouaud du bout des lèvres.

Dans un article du journal Le Monde, Pierre Tierzan rappelle que «pendant deux décennies, ce pays (l’Ukraine) a été le passage obligé de 80% du gaz russe à destiné à l’Europe». Cela explique pourquoi les Russes ne ferment pas les vannes du jour au lendemain, même quand ils sont en conflit ouvert avec l’Ukraine. 

Pourquoi y a-t-il des tensions?

Déjà trois «conflits gaziers»ont opposé l’Ukraine et la Russie en 2006, 2008 et 2009. A chaque fois le scénario de la crise est similaire. Le climat politique en Ukraine déplaît à Moscou, les tarifs sont revus à la hausse, l’Ukraine refuse et Gazprom réduit les volumes. En 2009, les Ukrainiens ont siphonné et donc les Russes ont, purement et simplement coupé le gaz.

Il y a un élément central pour comprendre les tensions: le tarif préférentiel dont bénéficie l’Ukraine. Philippe Copinschi en explique l’origine: «Le prix du gaz n’est pas fixé en fonction d’un marché de l’offre et de la demande», mais en fonction de contrats. Mais comme l’Ukraine et la Russie faisaient partie du même pays avant la chute de l’URSS, «il n’y a pas eu de système contractuel entre les deux pays. Ce qui a été remis en cause en 2005».

Alors chaque joueur joue sa  carte. La Russie sait que l’Ukraine est dépendante du gaz russe et entretient ainsi une clientèle politique avec un tarif préférentiel. Moscou fait savoir son mécontentement dès que le climat politique lui déplaît. 

Quant à l’Ukraine, elle sait que la Russie peut difficilement couper le gaz car l’essentiel du gaz russe à destination de l’Europe passe chez elle. L’Ukraine sait aussi que «Gazprom n’a pas envie de couper le gaz, car elle veut être une entreprise énergétique de rang mondial», selon Philippe Copinschi, car elle ne peut pas être uniquement l’instrument du pouvoir.

Mais si on coupait vraiment le gaz?

En revanche si la situation continue de se dégrader avec l’Ukraine, alors la Russie pourrait vraiment couper le gaz, comme elle l’a fait en 2009 lors d’une des «guerres du gaz». 

Dans un tel cas, comment ça se passerait? Et bien on «ferme les vannes», ou alors «on arrête d’injecter du gaz dans le pipe», et encore «on met les compresseurs à l’arrêt», répondent les connaisseurs. 

Concrètement, le gaz acheminé de Russie vers l’Europe circule sous forme gazière, c’est-à-dire un peu comme de l’air. Et pour faire avancer le gaz dans les tuyaux, il est mis sous pression par des compresseurs, sortes de grosses pompes avec des turbines. Mais il faut que la pression soit stable tout au long du trajet, donc le gaz est régulièrement remis sous pression par des compresseurs.

Cela signifie que si on met à l'arrêt les compresseurs, le gaz ne circule plus, et donc il n'y a plus de livraisons. Quant aux vannes, elles sont fermées à distance en appuyant sur un bouton. Dans les faits, «il faut imaginer un robinet géant qui se ferme», assure Thierry Rouaud.

Si vous avez bien suivi, quand on coupe le gaz, en réalité on arrête de le faire circuler: les gazoducs sont donc encore remplis de gaz sous pression. Et pas question d’essayer d’aspirer le gaz restant, comme l’explique un consultant indépendant:

 «Il ne faut pas qu’à l’autre bout, on essaye d’en soutirer en faisant baisser la pression car il y a des risques majeurs d’explosion. Parce que si la pression baisse, il y a un risque que de l’air entre dans le pipe, et dans des proportions données, le mélange d’oxygène et de gaz explose spontanément».

Une explosion dans un gazoduc est très impressionnante. Cela s'est produit mardi 17 juin... en Ukraine. On ne connaît pas encore l'origine de l'incident, mais aucune victime n'est à déplorer.

 

 

Explosion sur un gazoduc ukrainien mardi 17 juin 2014.

Et l’Europe dans tout ça?

Si Gazprom décidait de fermer les vannes parce que l’Ukraine continue de se servir au passage, qu’arriverait-il aux autres pays européens? Pas de panique, répond Philippe Copinschi, enseignant à Sciences-po et consultant: l’Europe aura plus de facilités à gérer une coupure totale du gaz qui passe par l’Ukraine. Et ce pour plusieurs raisons:

1.La saison

Nous sommes en été et pas en hiver comme lors des précédents conflits gaziers. Dans un certain nombre de pays, le gaz est essentiellement utilisé pour le chauffage.

2.L'expérience

On a des stocks de gaz. «Les Européens ont tiré quelques leçons des années précédentes et ils ont constitué des stocks qui leur assure un coussin de sécurité» en cas de baisse voire de rupture d’approvisionnement. Les réserves sont d’autant plus grandes que l’hiver fut doux.

3.L'Europe

Depuis 2006, les Européens ont fortement œuvré à une meilleure «intégration du marché européen». Notamment avec la réversibilité des flux. Avant, on faisait transiter du gaz de l’est vers l’ouest, maintenant on peut acheminer du gaz de l’ouest vers l’est. Cela veut dire que la France (par le biais de GDF) peut acheter du gaz sous forme liquéfiée au Qatar ou au Nigéria et le revendre aux pays de l’Est.  

4.Les infrastructures

De grands chantiers ont été réalisés permettant d’acheminer une grande partie du gaz russe sans passer par l’Ukraine depuis la crise de 2006. C’est notamment le cas avec le Nord Stream qui relie la Russie à l’Allemagne en passant par la mer baltique. Un autre projet de contournement de l’Ukraine est en cours: le South Stream. Ce gazoduc partirait de la Russie et passerait par la Mer Noire pour rejoindre la Bulgarie.

Carte du tracé du North Stream. Boban Markovic CC via Wikimédia 

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