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Territoires d'adultes, territoires d'enfants, la bataille de l'espace

L'enfant occupe une place de plus en plus importante dans notre société, et pourtant, de moins en moins de lieux lui sont accessibles.

Un manège du parc Gorki de Moscou, en 2007.  REUTERS/Oksana Yushko
Un manège du parc Gorki de Moscou, en 2007. REUTERS/Oksana Yushko

Temps de lecture: 7 minutes

Dans un salon de thé du centre ville de Lyon, un lundi, 10h. Mon compagnon et moi sirotons un chocolat en compagnie de notre petit dernier de 2 ans. Un groupe d'hommes se tient près de nous, costards-cravates impeccables, ça semble parler affaires. La logorrhée de mon fils les dérange: je les entends souffler et cracher à chaque intonation un peu aiguë. Et puis survient l'irréparable: un verre d'eau échappe des petites mains malhabiles, tombe par terre et se brise. J'entends distinctement un «et voilà!!» indigné juste à côté... Alors, on s'excuse platement, on nettoie, et on déguerpit...

Sur les Berges du Rhône, un dimanche 17h. Il fait chaud, très chaud. Mes enfants viennent de faire 479 tours (au moins!) de toboggan et évidemment, on a oublié de prendre de l'eau. Alors on fait la queue à la fontaine: il y a du monde avant nous, chacun boit à son tour. Mon fils aîné se désaltère, puis ma fille, il ne reste plus qu'à faire boire les trois petits. Un gars se plante devant nous:

«Je voudrais pas faire le connard, mais j'ai soif moi.»

Sans broncher, il passe devant mes deux derniers, comme si on était à la caisse d'un supermarché avec un caddie trop rempli, comme si mes enfants n'étaient pas, comme lui, des personnes à part entière. 

Scènes banales, normales même pour certains, au point qu'on en oublie à quel point elles sont paradoxales: comment est-ce possible que, dans une société où l'enfant est sur-valorisé, considéré comme nécessitant des soins, des objets, des interlocuteurs spécifiques à chaque instant de son existence, il soit à ce point considéré comme indésirable dans l'espace public?

Je vous le dis tout de go: je n'ai pas trouvé la réponse définitive à cette question qui mériterait probablement qu'on noircisse un livre ou deux! Voici quelques éléments néanmoins pour éclairer le sujet...

La mode des Kid-free sections

Le concept n'est pas nouveau, mais ne cesse de se développer: on voit fleurir des restaurants interdits aux enfants, des hôtels interdit aux enfants, ou encore des compartiments d'avion garantis sans enfant... Les clients aspirent au calme et entendent ne pas souffrir de l'irréductible dose d'imprévu que la présence d'un tout petit génère, tandis que les gérants en profitent pour facturer plus cher une prestation qui ne leur coûte rien.

Moi qui, après une journée de sollicitations incessantes de ma marmaille, de cris indignés parce que la viande touche la purée, de longues négociations pour faire mettre les vêtements d'hiver en hiver (et d'été en été!), de créativité pour trouver comment se débarrasser avec diplomatie de l'énorme bâton glané au parc et qui risque d'éborgner 90% des passants, n'aspire qu'à cinq minutes de silence pour terminer un café non préalablement réchauffé quatre fois... j'ai bien du mal à ne pas comprendre ces demandes!

Et puis, il est vrai qu'on croise parfois des enfants dans des situations où manifestement leur confort de base n'est pas en mesure d'être assuré (je pense par exemple à ces nouveaux nés en goguette dans les centres commerciaux surpeuplés). Même si dans ce cas précis, le problème n'est pas le vécu de l'adulte-spectateur, mais bien celui de l'enfant.

Néanmoins, de nombreux lieux/situations non spécifiquement adaptés aux enfants ne posent pas de problème majeurs pour ceux-ci pour peu qu'on accepte de faire quelques aménagements. On organise une sortie au musée le dimanche matin tôt, parce que l'affluence est moindre et que c'est plus confortable pour tout le monde. Les enfants savent qu'on doit chuchoter et ne toucher à rien, en contrepartie, on ne rechigne pas aux visites-éclairs (20-30min), ni à celles effectuées littéralement au pas de course. Dans certains musées, il est aussi possible d'emmener papier et crayons de couleurs, l'occasion de les voir allongés par terre en train de croquer langue tirée et air appliqué les tableaux de maîtres en 10 secondes et demi. Priceless.

Enfants dans l'espace public, attention danger!

Je ne conteste pas le bien-fondé des recommandations qui rappellent que l'espace public est un territoire d'adultes, fait par les adultes, pour les adultes (même pour être plus exacte, un espace fait par les hommes pour les hommes). Et qu’il faut protéger les enfants de l'hypersexualisation de l'espace public. 

A qui appartient l'espace?


Cet article est né de la volonté de questionner notre représentation commune de l'espace, public, communautaire, privé, pour comprendre ce que celle-ci dit de nous et de la société dans laquelle nous vivons. Quelle place les enfants, les jeunes, les moins jeunes, les hommes et les femmes, sont invités à y occuper? 

 

Celui-ci s'inscrit dans un projet plus ambitieux qui vise à redonner à chacun (parent ou non) la possibilité de se réapproprier le droit à prendre position sur les questions d’éducation et de parentalité dans une démarche citoyenne et participative.

On se borne alors à le sécuriser pour les enfants, le sécuriser sans l'adapter, sans en leur en accorder une partie, mais simplement en restreignant la marge de manœuvre de ses petits usagers. Plusieurs articles ont d'ailleurs à ce propos récemment tiré la sonnette d'alarme pour réclamer pour les enfants un «droit à l'aventure» qu'ils se sont vus confisquer en moins de 100 ans...

La perception du danger que représente l'espace public varie selon que l'enfant est fille ou garçon. Lors de l'apprentissage de l'autonomie, les parents auraient plutôt tendance à inciter les filles à rester chez elles, en renforçant par là le préjugé selon lequel une fille seule dans la rue serait plus en danger qu'un garçon.

Une autre étude m'a semblé intéressante: elle porte sur la situation algérienne en 1994, où beaucoup d'enfants étaient alors présents dans les rues, beaucoup plus qu'en France du moins (je précise qu'il n'est pas ici question d'«enfants des rues» mais simplement d'enfants qui investissent la rue comme territoire de jeu, de socialisation, etc.). Les auteurs de cette étude, tout en signalant le regard négatif que la société algérienne jette sur ces enfants qui jouent dans la rue (et les parents qui les laissent faire), entendent montrer la richesse de l'investissement par les enfants de ce territoire.

«La forte présence des enfants dans la rue dans nos sociétés est une réalité visible. Au-delà des raisons invoquées avec facilité, la démission parentale et l'insuffisance de l'offre institutionnelle de prise en charge de l'enfance, il s'agira pour nous de voir la manière dont les enfants occupent l'espace public ce qu'ils y font, comment cette situation imposée est vécue par la famille. [...]

En déjouant la mise en scène des planificateurs, pour qui les enfants sont d’abord des objets à classer dans les chapitres démographie, scolarisation et santé, ils font en même temps perdre à la zenka [la rue, NDLR] son identité première à savoir, d’être d’abord un espace de circulation. Expression aussi d’un refus de prise en charge totalitaire et d’un encadrement permanent, l’occupation massive de la zenka par les enfants obéit à un double besoin:

1. Celui de recherche de la liberté chez les enfants

2. Celui de la paix et de la tranquillité chez les parents»

La guerre des générations

J'ai utilisé plus haut le mot territoire, la précédente étude parle d'occupation, de présence massive... voilà un vocabulaire bien guerrier! Les adultes et les enfants se feraient-ils la guerre pour occuper l'espace? Quoi qu'il en soit, la nécessité d'une négociation est bien réelle comme le montre ce document qui s'intéresse aux liens entre espace public (paradigme du territoire d'adulte) et espace de jeu (paradigme du territoire d'enfant)

Il montre comment, au sein des espaces privés, le territoire de l'enfant a été peu à peu conquis au début du XXe siècle en France dans les catégories bourgeoises (apparition de la «chambre d'enfant») et comment un mouvement identique de spécialisation de l'espace a également gagné les espaces publics:

«Le même mouvement apparaît dans la ville, mais sans doute sous la pression d’événements autres que la volonté de réserver un espace au jeu de l'enfant. Le développement de la circulation automobile limite l'usage des rues pour le jeu. Des squares pour les plus jeunes, des terrains de sport ou des terrains à l'abandon avant que les villes ne soient totalement construites, aujourd'hui les aires de jeu, spécialisent l'espace pour l'activité ludique. Certes ce mouvement de grande ampleur n'est pas général: il est urbain, se développe plus lentement dans les milieux ruraux. Il reste des espaces non spécialisés où le jeu est possible, mais ils sont souvent bien loin des lieux de vie des enfants. Par ailleurs des espaces non spécialisés de la ville sont encore investis pour le jeu. Il n'en reste pas moins que le développement du jeu tend à réserver des espaces à cette activité.»

Quand je lis «espace non spécialisés de la ville», je ne peux m'empêcher de visualiser le terrain vague où le Petit Nicolas et ses copains organisent de mémorables parties de foot, ou encore ce lugubre espace où le petit propriétaire du Ballon Rouge voit ses ennemis anéantir ses rêves (vous y verrez au passage le type de trajet qu'il était d'usage qu'un enfant de 6 ou 7 ans effectue seul à Paris dans les années 1950).

Le Ballon Rouge

Les villes n'offrent aujourd'hui plus d'espaces non spécialisés à conquérir pour cause évidente de pression immobilière, les espaces de jeux (entendus comme seuls «territoires d'enfant» légitimes) sont cantonnés aux lieux pourvus d'équipements considérés comme adaptés.

Ces équipements, de part leur seule présence, limitent et orientent le jeu, c'est-à-dire opèrent sur les enfants une forme de contrôle de leur imagination et leurs modes de socialisation (compatible avec la volonté des adultes de tendre vers le risque zéro... d'où suppression des tourniquets, des balançoires, jugés potentiellement dangereux).

Les territoires des enfants sont donc placés sous contrôle de ceux des adultes: ils sont à la fois hyper spécialisés (même le revêtement au sol est spécial!), hyper sélectifs (ne sont admis que les enfants de l'âge fixé par les constructeurs des équipements, avec leurs parents. On y déplore les attroupements occasionnels d'adolescents et un adulte seul présent en ces lieux est regardé avec soupçons) et hyper restreints spatialement parlant.

Le reste de l'espace appartient aux adultes, qui apparaît de fait comme non adapté et dangereux pour les enfants qui y sont, par mouvement de miroir, jugés indésirables pour des adultes qui considèrent que l'octroi de quelques territoires à ces humains miniatures est suffisant pour garantir l'entre-soi générationnel partout ailleurs.

Dès lors, plusieurs questions restent en suspens: L'apartheid générationnel est-il réellement souhaitable? Dans l'état actuel des choses, peut-on estimer que le partage de l'espace enfant/adulte est juste? Et si dans l'espace des adultes, un gazouillis de bébé est indésirable, que dire de la bave d'un vieillard? Des stéréotypies d'un autiste? De l'odeur d'un SDF? Des fous rires d'adolescents? D'un encombrant fauteuil roulant? Des amoureux qui se bécotent sur les bancs publics? Des cicatrices d'un grand brûlé?

Notre liberté s'arrête là où commence celle des autres, il serait peut être temps pour nous de l'accepter pleinement.

Une version initiale de cet article a été publié le 8 juin 2014 sur le site participatif Les Vendredis Intellos.

 

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