Culture / Monde

En Inde, la croissance ne fait pas le bonheur

Dans un récit sur l'Inde contemporaine, l'indo-américain Akash Kapur raconte l'Inde qu'il a retrouvée en 2003, après avoir vécu dix ans aux Eatts-Unis. Un pays du tiers-monde transformé en nouvelle superpuissance mondiale. Mais pas un pays heureux.

Juin 2014 à Delhi, Inde. REUTERS/Anindito Mukherjee
Juin 2014 à Delhi, Inde. REUTERS/Anindito Mukherjee

Temps de lecture: 6 minutes

Où en est l’Inde, et que veulent les Indiens? Alors que les élections indiennes viennent de donner une majorité écrasante au BJP, le Parti du peuple indien, nationaliste et féru de l’hindutva (identité hindoue), c’est le moment d’interroger Akash Kapur. 

Auteur de L’Inde de demain, journaliste indépendant indo-américain de passage à Paris, ce presque quadragénaire vit «à la campagne», à Auroville, près de Pondichéry. Il y est né, il y a grandi, et c’est là qu’il s’est réinstallé en 2003 après avoir passé douze ans aux Etats-Unis. Une coupure intéressante: Akash Kapur avait quitté l’Inde en 1991, l’année des grandes réformes de libéralisation économiques. Il laissait derrière lui un pays du tiers-monde. Douze ans plus tard, il retrouvait un pays émergent, classé parmi les nouvelles superpuissances mondiales. 

A l’époque, en 2003, le slogan politique du BJP était: «Shining India», pour célébrer une Inde en plein essor qui, apparemment, brillait de tous ses feux (8% à 9% de croissance). Témoin:

«Lorsque je suis revenu en Inde, écrit l’auteur, à l’hiver 2003, après avoir vécu plus de dix ans en Amérique, la petite route de campagne dont j’avais le souvenir était devenue une voie de circulation majeure du Tamil Nadu [un Etat indien du sud] — sur cent kilomètres. Les décideurs publics la présentaient fièrement comme un modèle pour l’Inde moderne: ce genre d’infrastructure, fruit d’une ambitieuse collaboration entre pouvoirs publics et entreprises privées, voilà ce dont l’Inde avait besoin pour développer son économie.»

Et maintenant? «On est un peu revenus de cette euphorie», estime Akash Kapur. Pour s’en rendre compte, il suffit de suivre la même route, une dizaine d’années plus tard: «L’East Coast Road a aujourd’hui pour revêtement un mélange lisse, parfaitement plan, de bitume et de roche pulvérisée. La chaussée est ornée de séparateurs et de réflecteurs qui brillent dans l’obscurité, d’indicateurs de services d’urgence, de cabines de péage en métal poli éclairées la nuit venue par de puissantes lampes halogènes.»

La croissance destructrice

Shining India, donc, plus que jamais. Mais, il y a un «mais»: la croissance a détruit une certaine paix, un certain mode de vie ancestral et rural, suggère le narrateur; avec le temps, il est devenu impossible aux élites indiennes de ne pas voir le revers de la médaille:

«Il reste une partie des rizières et les points de vue sur l’océan sont toujours magnifiques. Mais le paysage rural, des deux côtés de la route, a presque partout reculé devant le développement économique promis: on ne compte plus les complexes hôteliers de bord de mer, les restaurants de plein air, les cinémas et les ribambelles de petites boutiques, cafés et autres échoppes à thé qui servent les hordes de touristes en promenade, le week-end, entre Chennai et Pondichéry.»

L’essayiste fait partager ses impressions et ses expériences plus qu’il ne délivre ses analyses. Et c’est tant mieux, car celles-ci pourraient peut-être se résumer en un proverbe bien de chez nous, à savoir que l’argent ne fait pas (forcément) le bonheur, et ce ne serait pas un scoop… Heureusement, L’Inde de demain n’est pas exactement un essai, plutôt un récit: c’est là son mérite. Adepte d’un new journalism à l’anglo-saxonne, à hauteur d’homme et à la première personne, Akash Kapur accumule des entretiens qui correspondent à chaque fois à des rencontres suivies, voire à de vraies amitiés. 

«J’ai passé presque huit ans à écrire ce livre, confie-t-il autour d’un Perrier. C’est trop!» Non, ce n’est pas trop, c’est justement ce qui permet de saisir presque en temps réel les évolutions de long terme des uns et des autres. 

Désormais, j’étais en colère. Et je me surprenais à douter de la nouvelle Inde.

Au cours des années, l’essayiste écoute Sathy, propriétaire terrien de haute caste dépassé par la modernité, rencontre à Bangalore la femme de ce dernier, Banu, citadine, déchirée entre son ambition professionnelle et son désir de se consacrer à sa famille. Akash Kapur prête l’oreille à Hari, jeune villageois devenu cadre supérieur dans une grande entreprise high tech de Chennai, qui accumule les achats d’impulsions dans les malls climatisés, mais peine à avouer son homosexualité à sa famille. Il entend les confidences de Veena, jeune femme ambitieuse, aussi libre qu’on peut l’être dans une Inde traditionnelle où perdure la tradition du mariage arrangé, où une femme n’est pas censée avoir de relations sexuelles sans être mariée. Il assiste aux souffrances de Selvi, jeune villageoise montée à Chennai pour gagner un salaire inéspéré dans un centre d’appel, mais toujours soumise à l’autorité patriarcale des siens.

«Désormais, j’étais en colère. Et je me surprenais à douter de la nouvelle Inde. A quoi bon tout cet argent, toutes ces grosses maisons, les voitures, les emplois dans les technologies de pointe, si des hommes comme Hari devaient encore cacher leur homosexualité, si des femmes comme Selvi reprenaient le chemin du village quand leur famille l’ordonnait?»

Étonnement naïf? Peu importe, dès lors que les enthousiasmes et les déceptions de l’auteur reflètent assez fidèlement les sentiments des élites indiennes.

«En 2003, explique-t-il, j’ai voulu rentrer en Inde parce que j’avais l’impression que le centre de gravité du monde s’était déplacé vers mon pays natal. D’abord, j’ai été frappé par les changements physiques, matériels: Bangalore, encore assez provinciale dans ma jeunesse, s’était couverte de cubes en verre et béton. Des shopping malls derniers cri jouxtaient des entreprises high tech, indiennes et internationales. L’état d’esprit était à l’unisson: l’Inde est passée de son complexe d’infériorité post-colonial à un complexe de supériorité de grand pays émergent, gagnant de la mondialisation, fasciné par le modèle américain. C’était un optimisme grisant… doublé, c’est vrai, d’un triomphalisme un peu excessif.»

Je m’en souviens pour avoir vécu moi aussi en Inde (de 2003 à 2005). A cette époque un hebdomadaire comme India Today consacrait sa couverture à une Inde présentée en «World Champion». En une, la carte du sous-continent se déployait sur le biceps tendu d’un avant-bras masculin musclé… 

Mais la vie quotidienne en Inde a tenu lieu, pour Akash Kapur comme pour toute une génération, de cellule de dégrisement. L’un de ses fils tombe malade à cause des fumées toxiques de dioxine qui émanent de la décharge toute proche. «On ne peut pas ériger des barrières partout», glisse-t-il. La croissance tous azimuts produit ses effet secondaires. Pollution atmosphérique, mais aussi frustrations sociales. Ainsi des émeutes (gundaguiri) éclatent à la suite d’un accident de la route; l’auteur-narrateur se trouve vulnérable, sous la protection défaillante de policiers totalement dépassés par la situation, prêts à tolérer les violences des villageois en colère. Ce n’est pas un cas isolé:

«Tout le long de l’East Coast Road, on entendait des histoires d’hommes et de femmes victimes d’attaques violentes. (…) La plupart des agresseurs étaient armés de couteaux ou de haches. (…) De plus en plus souvent, aussi incroyable que cela pût paraître, j’entendais parler d’attaques à la bombe – avec des cocktails Molotov rudimentaires, à base d’essence ou de kérosène.

Ça, c’était une nouveauté: des attaques à la bombe dans ma campagne, chez moi, dans un paysage que j’avais toujours pensé être celui d’une ruralité idyllique.»

Akash Kapur ne s’en cache pas: comme une bonne partie de la bourgeoisie intellectuelle indienne, il se félicite de la croissance économique, mais se dit «un peu nostalgique» d’un ordre ancien, vu comme plus harmonieux.

«J’aime la campagne plus que les grandes villes indiennes, que je trouve invivables… alors que s’y joue l’avenir de l’Inde!». Il formule à haute voix un vœux, un rêve: «Est-ce qu’on pourrait avoir le bon côté du capitalisme, sans ses inconvénients? Je suppose que non, les deux paraissent indissociables».

Beaucoup, même des gens simples, ont le sentiment d’avoir perdu quelque chose.

Les perplexités et les contradictions de ce brillant diplômé de Harvard révèlent nouvel état d’esprit indien. Parce que la croissance n’a pas sauvé l’Inde de la pauvreté par effet de «ruissellement», comme on le croyait au début des années 2000. Elle a visiblement dégradé l’environnement, abîmé certains équilibres.

«Est-ce qu’on pourrait trouver une troisième voie, comme on en rêvait dans les années 1950-60, sous Nehru? Mais je ne veux pas retourner dans les années soixante! Bref, je suis ambivalent, comme beaucoup d’Indiens. Beaucoup, même des gens simples, ont le sentiment d’avoir perdu quelque chose. Même s’ils se sont enrichis!»

Comme Ramadas, le paysan devenu prospère courtier en vaches: dans un pays où la vache est encore vue, massivement, comme un animal sacré, il gagne de l’argent mais exerce un métier honteux. 

Sans doute, ce n’est pas la première fois qu’un auteur indien contemporain évoque ses doutes quant au développement de son propre pays. Sukethu Mehta, par exemple, l’a fait brillamment dans Bombay maximum City (Buchet Chastel, 2006) ou Pankaj Mishra dans Désirs d’Occident – La modernité en Inde, au Pakistan, au Tibet et au-delà (Buchet Chastel, 2007). La fiction aussi s’en fait l’écho, notamment La perte en héritage, de Kiran Desai (Editions des Deux Terres, 2007). Ce qui est nouveau, c’est qu’Akash Kapur exprime un sentiment désormais dominant («De fait, indique-t-il, mon livre a été bien accueilli en Inde»).

«Le précédent gouvernement de Manmohan Singh, affaibli et discrédité par de graves scandales de corruption, ne pouvait plus faire face aux doutes et aux aspirations des Indiens, commente le journaliste. Du coup, ses politiques de redistribution en faveur des pauvres se sont trouvées discréditées.»

Le futur gouvernement BJP de Narendra Modi saura-t-il répondre à la perplexité ambiante, à un certain désenchantement? Et ce, dans un contexte où la croissance (4,5% l’an dernier) a nettement ralenti?

«Au cours de la campagne, remarque Akash Kapur, Modi a distillé un double message: croissance et business d’un coté, de l’autre défense de l’identité indienne», assimilée à une identité hindoue mythifiée. Une formule dangereuse, peut-on craindre –mais qui a fait écho, visiblement.

L'Inde de demain

Akash Kapur

 

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