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Dans son dernier livre, paru aux Etats-Unis à la rentrée 2013, Average is over, Tyler Cowen prophétise que le changement technologique aura pour conséquence de classer les travailleurs en deux catégories. Economiste inspiré, réussissant la prouesse d’écrire un livre grand public d’économie avec encore moins d’équations que Thomas Piketty, Cowen écrit:
«Les questions-clé seront: Etes-vous assez bon pour travailler avec des machines intelligentes ou non? Vos compétences sont-elles un complément aux compétences de l’ordinateur, ou l’ordinateur fait-il mieux sans vous? Et la pire de toutes, êtes-vous en compétition avec l’ordinateur? Est-ce que les ordinateurs aident des gens en Chine et en Inde à entrer en compétition avec vous?»
Comme il l’a expliqué dans son précédent ouvrage La grande stagnation, un best-seller, les nouvelles technologies de l’information et Internet sont les seuls secteurs d’innovation dont on peut espérer plus ou moins de croissance.
Dans ce probable scénario d’avenir, il y aura de «grands gagnants et de grands perdants», et de plus en plus d’entre nous tomberont dans l’une ou l’autres de ces deux catégories. C’est pourquoi, pour reprendre l’expression du titre, «le moyen est fini». Tyler Cowen remarque qu’une des conséquences de l’implantation d’algorithmes un peu partout dans le monde social sera la notation de tout et de tous.
«Nous savons tous à quel point un joueur d’échecs est bon parce que chaque joueur à un score numérique. Ces scores mesurent la vraie qualité avec assez d’exactitude; “j’avais un rayon de soleil dans l’œil” n’est pas une excuse qui peut être utilisée très souvent [aux échecs].»
A partir de cet exemple du joueur d’échecs, Cowen imagine comment l'attribution d'un score sera généralisé à différentes professions: médecins, avocats, professeurs, collègues de bureau, etc.
Une application sur votre smartphone vous renseignera par exemple sur un avocat en vous détaillant son parcours scolaire, ses notes à l’école du barreau, les étapes de sa carrière et sans doute le ratio d’affaires gagnées s’il rend cette information publique. L’appli vous dira alors:
«Ces informations n'expliquent que 27% de la performance d’un avocat.»
Vous pourrez noter votre médecin... et inversement
Certains professionnels s’enthousiasmeront pour ces nouveaux systèmes, d’autres en seront déprimés... Certains consommateurs, clients, usagers, trouveront grâce à ces informations de référencement et d’évaluation de meilleurs médecins, de meilleurs avocats et de meilleurs deals sur le Bon Coin. Les conditions d’accès aux soins et aux services d’excellente qualité en seront peut-être démocratisées.
Mais ces mêmes consommateurs, clients, usagers seront à leur tour notés! Si vous ne suivez jamais les traitements des médecins, ces derniers vous noteront mal, pour la simple raison que leur propre performance dépendra en partie de votre assiduité lorsqu’un médicament ou un régime vous seront prescrits. De nouveaux business liés à la notation des clients et consommateurs et à la revente de ces précieux fichiers vont se développer.
Les Etats-Unis poussent déjà assez loin le principe des notations des comportements. Le FICO score, qui calcule la probabilité qu’un emprunteur rembourse ses dettes en analysant l’historique de ses précédents crédits, y est crucial pour espérer avoir accès à un prêt. Peut-être aurez-vous à l’horizon 2020 un score similaire, un score de réputation en ligne, un score de performance professionnelle, un score sur les sites de rencontres et un score d’agréabilité générale. Il y aura des bien-notés et des mal-notés. Peut-être cela agrandira le cercle des premiers de la classe de quelque chose. Peut-être pas.
Uber préfigure ce qui nous attend
Vous allez alors vous indigner: mais que fait-on du respect de la vie privée! De l’intimité! Et des dangers du fichage généralisé de la population! Certes, les Etats-Unis sont un cas à part. En France, la question de la légalité du «ranking» de salariés (affaires survenues chez IBM et Hewlett-Packard) n'est pas réglée. Quant aux quelques sites de notation nominative d'enseignants par les élèves, qu'on a vu apparaître à la fin des années 2000, ils ont suscité la colère prévisible des syndicats de profs, ont du fermer ou ont été noyés dans l'oubli.
Mais pour Tyler Cowen, le futur n’en aura que faire. Vous pourrez toujours refuser d’être noté, mais alors vous disparaîtrez des radars, ce qui vous rendra suspect et équivaudra à être considéré comme un mal-noté.
Cowen imagine dans un futur proche un «quotient de difficulté du consommateur» qui renseignerait à votre arrivée dans une boutique le vendeur sur votre style de consommation (est-ce que vous achetez rapidement? est-ce que vous êtes un boulet qui va lui faire perdre du temps?, etc.)
«Les clients devront vivre avec les réputations qu'ils se sont créées.»
La société de voitures avec chauffeurs Uber, qui bénéficie de la hype qui entoure tout ce qui fonctionne avec une appli, est un très bon exemple de ce monde qui vient. Les chauffeurs y sont notés par les usagers, et inversement. Ce qu’Uber appelle un «feedback», présentant cette option comme un gage de sécurité à la fois pour le conducteur et le passager.
Toutes les sociétés dites collaboratives, celles qui mettent en relation des usagers via une plateforme web, doivent impérativement gagner la confiance de ces derniers: elles n'ont au démarrage pas de réputation, leurs activités ne sont pas encore toutes régulées par les pouvoirs publics, les services sont rendus par des semi-professionnels, mi-usagers mi-entrepreneurs occasionnels (loueurs de logement sur Airbnb, conducteurs en covoiturage sur Blablacar, etc.) C'est pourquoi la notation et l'évaluation –comme chez le leader Airbnb– y sont des prérequis à la réussite.
L'entreprise Uber s'illustre périodiquement en adoptant les comportements les plus agressifs du secteur. Dans un article du New York Magazine, Kevin Roose décrit ce qu’il appelle l’«uber anxiety», l’anxiété Uber. Un chauffeur lui a révélé qu’il avait une note de 4,8 sur 5 –la note du passager s'obtient sur simple demande à un chauffeur. «Je ne prends en général pas les passagers s’ils sont un 4 ou moins», lui a confié le chauffeur.
La formulation est inquiétante: le chauffeur ne lui dit pas qu'il a une note de 4,8/5 mais qu'il est un 4,8/5. Le passager est pris alors d'une angoisse existentielle et d'un sentiment de culpabilité: il ne sait pas s'il est noté sur des critères objectifs et standardisés ou si c'est son comportement qui est noté à la tête du client.
Depuis, l’auteur puise avec anxiété dans ses souvenirs pour tenter de se remémorer quel incident a conduit un chauffeur à ne pas lui donner la meilleure note. Surtout, il a adopté «des manières agressivement amicales» lorsqu’il est à l’arrière d’une voiture avec chauffeur d’Uber. Il fait mine d’adorer la ville dont ce dernier est originaire ou la musique qu’il écoute.
Ce syndrôme de l’angoisse de la note Uber se répandrait dangereusement chez les «techies» américains utilisateurs du service, explique Kevin Roose. Cette maladie psychosociale peut faire rire, mais elle n’est peut-être qu’un avant-goût du syndrôme d’anxiété de la notation à venir.