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Les médias, l'énarchisation du FN et la diabolisation de l’adversaire

Le Front national qui fiche et attaque verbalement les journalistes? Une nouveauté qui est révélatrice de l'évolution du parti, dont les cadres ne sont plus de vieux militants de l’extrême droite, ayant connu les années de vache maigre.

Mars 2011, à Nanterre. REUTERS/Pascal Rossignol
Mars 2011, à Nanterre. REUTERS/Pascal Rossignol

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Le Point du 28 mai a publié un article exposant comment le nouveau directeur de cabinet de Marine Le Pen, Philippe Martel, s’attribuait le mérite d’une nouvelle stratégie: «écraser» et «attaquer à mort» les «connards de journalistes institutionnels», grâce à un fichage de leurs opinions, études, adresses, etc. Il a, ensuite, démenti le fichage mais non les injures –et sans poursuivre le journal, alors que l’on sait le parti procédurier.

De prime abord, on pourrait voir là la nouvelle étape d’une marotte extrémiste supposée: ficher ses adversaires. C’est dans cette perspective, qui voudrait que le monde journalistique soit hostile, et donc à considérer de la même façon que les militants ennemis, que fonctionne certes cette manie.

Ce n’est pourtant pas suffisant, comme en témoigne une rapide comparaison entre jadis et aujourd’hui.

Avant-hier, il s’agissait de combat entre militants révolutionnaires de droite et de gauche. Hier, cela était une réaction à une mouvance associative anti-FN difficile à cerner pour l’extrême droite. Aujourd’hui, cela correspond à une dénonciation de médias dits «bobos» par de nouveaux frontistes, en provenance précisément des catégories supérieures.

L’évolution de la question est bien une conséquence des transformations du rôle de l’extrême droite au sein de ce «Système» qu’elle conspue, et du recrutement de son propre personnel politique. 

Les fichiers d’adversaires

Dans la vie politique française, qui pense fichage songe à Henry Coston (1910-2001). Antisémite obsessionnel et maniaque de la franc-maçonnerie, Coston avait gagné le surnom de «mémoire de la droite» (attribué par l’ancien vice-président du FN et milicien François Brigneau) pour sa propension à ficher le personnel politique et intellectuel.

Néanmoins, ficher n’est pas un trait qui ne relève que de l’extrême droite radicale.

Chez les opposants à celle-ci, la pratique fut également courante. Dans les années 1960, s’inquiétant de l’idée d’un coup de force fasciste, associations et syndicats proches du Parti communiste français organisent un fichier des activistes d’extrême droite, en particulier des membres du mouvement Occident (la première fiche était celle d’Alain Madelin lorsque je l’ai feuilleté). 

Avec l'alternance de 1981, disparaît la peur d'un coup d'Etat d'extrême droite

La Ligue communiste, ancêtre du Nouveau parti anticapitaliste, avait mis au point une efficace «Commission très spéciale» qui n’hésitait pas à «planquer» le domicile des cadres radicaux afin de savoir s’ils étaient en lien avec les services policiers ou militaires (ce fut ainsi le cas de François Duprat, autre nom qui revient sans cesse lorsqu’on parle de fichiers, mais par erreur: Duprat ne tenait pas de fichier particulier mais était hypermnésique).

Quelques années après, d’anciens militants maoïstes fondèrent CRISE (Centre de recherche en information sociale et économique), une structure de récolte d’informations antifascistes –dont l’un des membres, Frédéric Laurent, publia en 1978 le premier ouvrage révélant les dessous de la «stratégie de la tension».

L’émergence électorale du Front national allait ensuite susciter quelques vocations, mais limitées, et vivant sur le souvenir de ces méthodes. Il n’y avait plus de centralisation et d’organisation efficaces, mais seulement des initiatives individuelles.

La chose est logique: toutes ces initiatives provenaient de l’angoisse de voir la France connaître un coup d’Etat d’extrême droite, peur envolée lorsque l’alternance de 1981 se déroula sans incident et ouvrit une nouvelle page de la vie politique. C’est cette raison qui faisait également que ces fichiers ne s’intéressaient nullement aux journalistes, mais seulement aux membres des extrêmes droites estimés pouvoir jouer un rôle dans un tel scénario.

Les Antifas: une cible confuse

La normalisation de la vie politique, l’émergence du FN et le déclin de l’extrême gauche devaient amener l’extrême droite à intégrer l’«antifa» dans la figure de l’Ennemi. La chose est ainsi nette au sein du mouvement nationaliste-révolutionnaire Troisième Voie (dont les cadres se répartissent aujourd’hui du FN au Bloc identitaire) qui produisit un fichier rassemblant les noms des responsables d’extrême gauche et de la mouvance associative antiraciste, en y ajoutant leurs adresses, ainsi que les identités de leurs conjoints et enfants.

L’émergence électorale du FN, la liquéfaction de l’extrême gauche, l’accès aux responsabilités du Parti socialiste sont autant de raisons qui ont mené à un développement d’un tissu associatif antifrontiste ancré à gauche. Faible en militants, mais pouvant à l’occasion parvenir à susciter de vastes manifestations, ce tissu associatif retint l’attention des «vigilants» d’extrême droite, tout comme l’émergence de l’extrême droite occupait l’esprit des «vigilants» de gauche (pour reprendre là une terminologie courante en ces années).

Dire que les Le Pen sont traités comme des diables par

les journalistes, c'est méconnaître

la réalité

Principal mouvement d’opposition au FN lors des années 1990, le mouvement Ras l’Front fut l’objet d’un ouvrage d’Emmanuel Ratier, souvent présenté comme un disciple d’Henry Coston.

En ayant rassemblé les statuts des collectifs locaux, le livre était censé être un fichier des responsables du mouvement. Il fut amplement salué à l’extrême droite. Mais on voit là la limite de ces pratiques consistant à rassembler des informations «ouvertes», car la structure associative de ce réseau avait entre autres buts de contenir les problèmes judiciaires éventuels, et l’ouvrage passait à côté de l’organisation réelle et de ses cadres.

Par ailleurs, la lecture continue de la presse extrémiste témoigne sempiternellement de grandes confusions qui prouvent une incapacité à établir un diagnostic de l’adversaire observé. Ainsi pléthore de cadres d’extrême droite ont-ils assimilé Ras l’Front aux libertaires de REFLEXES, ce qui est un puissant contre-sens pour qui connaît ces milieux.

Les médias et la famille Le Pen

Le contre-sens, c’est bien ce qui caractérise les nouvelles tentatives de pression du FN «mariniste». Se pensant en marche vers le pouvoir, débarrassé de mouvances d’extrême gauche ou antilepénistes d’ampleur, il voit dans les médias le nouvel objet de son ire. Pour le comprendre, il faut aller par-delà l’image simpliste en diable de la «diabolisation» du FN par les milieux d’information.

Il est vrai que la contestation de rue anti-FN n’est plus guère de mise après le défilé-fleuve du 1er mai 2002, tandis que sont apparues des chaînes d’information continue. Le spectacle de la société, des joutes entre anti et pro FN, s’est donc déplacé sur les plateaux télévisés. C’est là la nouvelle arène. Or, selon l’article du Point, la façon dont Marine Le Pen apostropha vigoureusement la journaliste de BFM Apolline de Malherbe serait le banc d’essai de la nouvelle stratégie.

La présidente du FN eût quitté le plateau en lui glissant «on a le cuir sensible quand on est de l’autre côté du manche, c’est moins agréable hein?». Outre le fait que la candidate à la présidence de la République confonde le statut du politique (redevable devant le peuple souverain de répondre aux questions politiques) et du journaliste (salarié du secteur de l’information), elle semble omettre que les Le Pen sont sans doute les personnes qui ont été parmi les plus protégées par les médias.

En effet, la famille Le Pen a subi récemment la publication de textes quant à la sexualité de Jean-Marie Le Pen, de Pierrette Le Pen, quant au père de Marion Maréchal-Le Pen, ou, tout récemment, quant au couple de Marine Le Pen.

On nomme cela communément la «peopolisation du politique», et le fait que cela touche la famille Le Pen est symptomatique.

Toutefois, il s’avère que ces documents n’ont pas été produits par ceux qui couvrent spécifiquement le FN. Chez ces derniers, existe de longue date un accord quant au fait que la vie privée des Le Pen ne regarde qu’eux. Ainsi, toutes ces histoires y avaient été entendues mille fois, depuis des lustres, mais n’avaient jamais donné lieu à une seule ligne. Dans le milieu chargé de suivre le FN, les déclarations de Marine Le Pen sur l’«omerta» politico-médiatique qui eût couvert les frasques de Dominique Strauss-Kahn amusèrent souvent, car journalistes et spécialistes du FN tiennent sous le tapis depuis longtemps une montagne d’histoires –je mets ici journalistes et chercheurs dans le même espace, car le FN s’offusque des interventions médiatiques des chercheurs, non de leurs travaux.

Ils ne le font pas par collusion avec le lepénisme, mais parce qu’ils estiment qu’il en va de la dignité de l’espace public de protéger la vie privée des individus. Chacun est libre de penser ce qu’il veut des Le Pen, mais il ne saurait être question de les attaquer en tant que personnes.

Paradoxalement, ces personnalités clivantes ont eu autant droit à une débauche de propos vindicatifs à leur égard... qu’à une protection médiatique que bien des personnalités pourraient leur envier. Dire que les Le Pen sont traités comme des diables par les journalistes ou chercheurs qui couvrent le FN est juste une preuve qu’on ne connaît pas ce milieu, que l’on ignore cette politique de non-relais, et que l’on brode des mots.

Du Diable en politique publié en mai 2014 par le politologue Pierre-André Taguieff, fondé sur la grille de lecture mariniste diabolisation/dédiabolisation, dessine ainsi une quasi-conjuration diabolisante du FN. Mais, pour affirmer ce diagnostic, il repose méthodologiquement sur une absence d’enquête de terrain (ni entretien, ni archive, ni sociologie des acteurs, ni lexicométrie des textes: juste de l’opinion). C’est cette lacune méthodologique qui permet de construire une telle illusion d’optique.

Cette dernière renvoie également au trouble que suscite Marine Le Pen dans les catégories supérieures. Leur émoi leur pose question car 8% seulement des professions intellectuelles ont voté Marine Le Pen en 2012, alors que 75% de son électorat n’a pas fait d’études supérieures. Pour des personnes dont l’estime de soi est construite sur leur cursus, cela implique de procéder à une construction à valeur identitaire qui puisse leur permettre d’enfin s’opposer au libéralisme culturel, en s’affirmant en correspondance avec les catégories populaires contre les fameux «bobos de gauche» et leur «bien-pensance».

Les énarques et les médias

Entré au FN en 2013, Philippe Martel ne connaît bien sûr guère ces complexes interactions entre les médias et les Le Pen –à la direction du FN c’est Alain Vizier, peu connu du grand public, qui sert efficacement d’interface avec les médias.

Avenante avec les journalistes lors de son ascension au sein du parti, Marine Le Pen a désormais une posture agressive. Pour Philippe Martel la chose serait positive:

«De toute façon, les Français vous détestent. Notre plan média, c'est de vous attaquer à mort. La presse nous est défavorable, pourquoi continuer à collaborer avec elle? Il faut dire les études que vous faites, les appartements que vous habitez.»

La procédure est tactiquement pertinente: selon une étude du Cevipof de 2012, 23% des sondés seulement font confiance aux médias. La récente virulence verbale de Florian Philippot face au commentateur politique Thomas Guénolé sur LCI laisse à penser qu’effectivement il existe une volonté de monter le ton. Cependant, cette méthode est stratégiquement effarante: attaquer Le Point ou BFM, médias peu connus pour leur gauchisme, quand on vise le second tour de l’élection présidentielle, n’est pas la plus judicieuse manière de préparer des appels de membres des droites à voter Le Pen durant l’entre-deux-tours.

«Collaborer» avec les médias de façon courtoise est une des manières les plus efficaces d’influencer positivement une presse, qui elle-même forge partiellement l’attitude envers vous de ceux de vos compétiteurs qui pourraient devenir vos nécessaires alliés. C’est le b-a-ba bien compris de la communication politique.

Les documents internes que produisaient le FN dans les années 1990 expliquaient fort bien comment une attitude ouverte envers la presse produisait des bénéfices en cascade (on les retrouvera cités sur plusieurs pages ici).

Les journalistes? «Des petits pois interchangeables». Un peu comme les énarques....

Mais cette crispation vient symptomatiquement après une autre. En 2012, déjà le FN s’était livré à une surexcitation de ce type. Florian Philippot y avait été actif, agacé par l’emploi du terme «extrême droite», et Marine Le Pen l’avait suivi. La dynamique avait là aussi été annoncée comme systématique.

Un échange non-conforme aux règles bourgeoises rappela que le gentlemen’s agreement est supérieur à l’agitation. Florian Philippot devait néanmoins refaire une sortie lors du premier colloque universitaire consacré au FN (qui se déroula en 2013, 41 ans après la fondation du parti, ce qui souligne comment, au contraire des imageries obsidionales, le FN demeure un objet peu traité par les sciences politiques). Il s’offusquait de ne pas être invité à débattre, confondant débat télévisuel et colloque universitaire –ce qui n’est certes pas sa faute, mais typique d’une énarchie et d’hommes politiques qui, n’ayant pas fréquenté l’université, ne comprennent pas ses mœurs, et qu’elle n’est pas un prolongement des débats des chaînes d’information continue.

Marine Le Pen et les énarques

Or, dans l’article du Point, Philippe Martel se flatte d’être derrière la sortie de Marine Le Pen contre Apolline de Malherbe: «j’en ai convaincu Marine», dit-il, puis, afin de signifier son importance dans le dispositif, il lâche: «Je vous laisse, je dois voir Marine.»

Qu’est-ce qui relie ces épisodes? Ceux qui agissent et meuvent derrière Marine Le Pen ne sont pas des vieux militants de l’extrême droite, ayant connu les années de vache maigre. Ce ne sont pas des militants révolutionnaires, tel Franck Timmermans, auteur des documents internes susdits, qui se rattachait à la tradition du «léninisme de droite» et avait connu l’ère des groupuscules néofascistes.

Ce sont des énarques, ralliés lorsque le choix du FN peut devenir rationnel socialement (ce qui ne signifie nullement qu’on se permette de douter de leur sincérité idéologique). Bien moins d’être «anti-système», la tendance relève des repositionnements de carrière de la technostructure.

Comment Philippe Martel qualifie-t-il les journalistes? Ils seraient «complètement interchangeables comme des petits pois», selon lui.  C’est là exactement la formule qu’eût utilisé un Jean-Marie Le Pen pour qualifier... les énarques. On saisit la nécessité de la charge.

Dotés d’un capital culturel, social et financier, les membres de la technostructure qui rejoignent le parti ascendant qu’est aujourd’hui le FN, en arrivant directement à sa tête, sans avoir collé une affiche, ne sauraient souhaiter voir ce capital global être entaché par le regard critique.

Ils exigent de ne pas se voir accoler l’étiquette qu’ils jugent infamante et marginalisante d’extrême droite –elle ne l’est pourtant pas sur le plan factuel: il s’agit d’un terme qui s’est imposé dans le débat français depuis 1917, et qui correspond simplement à l’un des lieux du politique. Ils ne sont pas devenus des outsiders, mais disposent toujours de leur éthos de classe. Dénoncer le média «bobo» est pour eux une transaction sans perte avec leur famille d’adoption –car si le web de jadis avait engendré le «point Goldwin», il est patent que dorénavant celui-ci est concurrencé par le «point bobo» qui intervient avec la même frénésie, quoique sans engendrer de déperdition de crédibilité pour qui le profère.

La virulence de la charge antimédia n’est pas une sortie de la «caste» que fustige Marine Le Pen: elle est un symptôme de l’appartenance à celle-ci (le refus du pluralisme, l’absence des dimensions sociales des problématiques –nombre de journalistes étant des jeunes pigistes dont les appartements n’ont sans doute que peu à voir avec celui d’un senior énarque–, la confusion entre tactique et stratégie, etc.).

Et si Philippe Martel ne se trompe pas quant à l’influence qu’il a sur Marine Le Pen, cela nous laisse à penser que celle-ci, comme tant d’autres élus, se laisse convaincre par le dernier conseiller énarque qui parle. Quitte à ce que cela soit néfaste pour sa stratégie  présidentielle.

L’énarchisation du FN n’est pas le signe d’un aggiornamento idéologique, mais du redéploiement continu de la technostructure. Décidément, faut-il que tout change pour que rien ne change?

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