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Jean[1], grand Béninois de 19 ans, s’apprête à rentrer dans le match. A son pied gauche, une chaussure de foot orange fluo. A droite, une Converse citadine en toile grise.
«Ma chaussure droite était trouée, j’ai gardé la gauche, c’était mieux pour la stabilité.»
Sur le terrain synthétique, un joueur joue pied nus. Dans son élan, un coéquipier court avec de longues chaussettes rouges, sans chaussures. Aucun ne semble avoir de protège-tibias. Ils se surnomment «Chicago» ou «Mugabe», mais ne parlent pas tous la même langue. A chaque but, résonnent des cris colorés, parfois de différents dialectes, au milieu des barres d’immeubles des cités.
Chaque vendredi, une trentaine de demandeurs d’asile se retrouvent dans le quartier de Mermoz, à Lyon, pour tâter le cuir. «Il y a des Congolais, des Géorgiens, des Albanais, un Marocain, une personne du Yémen… Mais c’est une seule nationalité. Au fond, nous voulons tous le même papier», sourit derrière son épaisse moustache Hamed, un Algérien de 51 ans, à l’origine du projet.
Ancien militaire, Hamed a fui l’Algérie pour des raisons politiques. Laissant une femme et trois enfants, il a décidé de rejoindre la France il y a 15 mois. Très vite, avec l’aide du Secours catholique, il tente de monter une équipe de foot à Lyon. «Au départ, on était une quinzaine», se souvient Hamed, le regard ardent.
«Puis, dès le premier match, les Congolais sont arrivés. On était 56!»
Pierre, un ingénieur de 30 ans, bénévole au Secours catholique, rejoint le projet. Marc, un demandeur d’asile de 32 ans, ancien joueur du Satellite FC d’Abidjan (2e division ivoirienne), entraînera l’équipe, le Secours Catholique Football Club. La sauce prend.
A travers l’histoire de cette équipe de foot, leur parcours, l’attente et la précarité des joueurs, se dessine en creux l’engorgement de l’asile en France. Le 28 novembre 2013, Valérie Létard, sénatrice UDI, et Jean-Louis Touraine, député PS, ont remis un rapport à Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur. Dans leurs travaux, les parlementaires constatent «un afflux de demandes qui dévoient nos règles d’accueil». En juin, le gouvernement devrait enfin proposer, après des mois de reculade, un grand projet de loi de réforme de l’asile.
Il y a urgence. Selon l’Office de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), le nombre de demandeurs d’asile s’établissait à 66.000 en 2013, un chiffre qui a presque doublé en six ans (35.520 demandes en 2007).
Avec seulement 20.000 places en centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada), la France est en pénurie de logements adéquats. La facture d’hébergement pour l’Etat, qui se tourne vers le parc privé et les hôtels, a explosé en quelques années, s’élevant à plus 550 millions d’euros selon le JDD. Chaque année, le système français d’asile, déboutant dans 90% des cas, produirait ainsi des milliers de sans domicile fixe.
Comme un symbole, Marc, le coach ivoirien, toujours en attente de recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), n’a plus de place d’accueil.
«Je n’ai pas de logement, je dors chez des amis ou dans la rue.»
Sur le banc de touche, Patrice, originaire de République démocratique du Congo (premier pays de provenance des demandeurs d’asile avec un nombre stable de 3.966 personnes en 2013), confie:
«J'attends d’obtenir une place en centre d’accueil, pour l’instant je suis logé en hébergement d’urgence, au foyer Notre-Dame des Sans-Abri. C’est difficile. C’est comme un camp militaire: tu dois te lever à 6 h.»
Un collègue congolais acquiesce:
«Il faut se lever tôt et on manque de sommeil. Et puis le soir, il faut être bien à l’heure, sinon ils ferment la porte et on passe la nuit dehors. C’est difficile aussi avec les clochards, on a des brouilles, des discussions.»
Je me sentais mal, isolé... je devenais fou
Marc, le coach ivoirien
Le long de la ligne de touche, on suit attentivement le jeu sur le terrain. Jérémie, casquette de travers et chapelet autour du cou, s’est levé pour encourager ses coéquipiers. «J’ai toujours joué au foot. Avec la musique, c’est notre culture. En principe, je joue en défense, au poste de numéro 4. Mais là, je ne peux pas, je me suis blessé», dit-il en découvrant sous sa chaussette la cicatrice d’un coup de crampon. Pour ce trentenaire, le football est un moyen d’abandonner le stress qui mine les demandeurs d’asile.
«J’ai fui la RDC en passant par l’Angola. Je suis arrivé à Lyon décembre. J’étais membre d’un groupe d’opposition, nous étions leaders dans les manifestations étudiantes. Certains de mes amis sont en prison ou ont disparu. Je suis parti à cause de menaces de mort.»
Mais il reste actif parmi les réseaux d’opposition en exil.
Loin de son pays, Jérémie vit avec ses angoisses.
«Mon fils de 5 ans est resté au Congo. Là-bas, il y a des viols, des rapts d’enfants qui sont enrôlés dans l’armée. Ici, je me demande comment je vais m’en sortir. J’aimerais reprendre les études, travailler...»
Jérémie est ingénieur spécialisé dans les télécommunications. Mais il est interdit aux demandeurs d'asile de reprendre des études. Ils sont soumis au régime des allocations –une allocation temporaire d’attente (Ata) de 11 euros par jour; puis, une fois logés en Cada, une Allocation mensuelle de subsistance (AMS) qui varie de 91 à 718 euros.
«Ici, on rencontre des gens d’autres pays, on se familiarise, et on est toujours fair-play. Pour être bien, il faut être entre amis, le foot est mon espace de liberté.»
Pour beaucoup, le plus dur est l’attente. «La réduction des délais, sans que la qualité des décisions ne soit dégradée, est un des objectifs de la réforme de l’asile en France», insiste l’association Forum Réfugiés. Le délai moyen de traitement par l’Ofpra a encore augmenté entre 2012 et 2013, passant de 186 jours à 204 jours (soit 6 mois et 21 jours), alors que la directive européenne «Procédure» de juin 2013 fixe une durée maximale à six mois en première instance.
Seule la CNDA, la Cour nationale du droit d'asile, diminue ses délais de jugement moyen, notamment sous l’effet de cette directive: 8 mois et 26 jours en 2013 contre 9 mois et 29 jours en 2012. Au total, le délai moyen de traitement atteint encore 473 jours, soit près de 16 mois. Ce qui met à l’épreuve les structures d’accueil mais surtout les hommes.
Marc, l’entraîneur de l’équipe:
«Je suis arrivé aux Pays-Bas il y a trois ans. J’ai été envoyé dans un centre éloigné des grandes villes, je me sentais mal, isolé à cause de la langue… J’ai terminé dans un asile psychiatrique, je devenais fou.»
Arrivé en France, Marc a vu son dossier bloqué, en vertu du règlement Dublin II de 2003, qui pose le principe qu’un seul Etat membre de l’Union européenne est responsable d’une demande d’asile, et impose un délai de six mois minimum aux transferts d’un État à l’autre. Il a déposé un recours.
Toutefois, en devenant l’entraîneur de l’équipe de foot, cet ancien joueur de 2e division ivoirienne a retrouvé un sens à sa vie en Europe.
«Ma motivation, c’est d’apporter quelque chose aux autres. Lutter contre l’ennui et l’isolement. J’espère que cette équipe offrira aussi à certains la chance de réaliser leur rêve: beaucoup d’entre nous sont encore jeunes, ils voudraient devenir joueur professionnels.»
C’est ainsi qu’est venue l’idée d’organiser un tournoi. Marc a contacté plusieurs équipes avec qui les demandeurs d’asile du Secours catholique jouent régulièrement.
« Le tournoi pourrait avoir lieu dès cet été. On a besoin de relever des défis, de trouver un but.»
Marc est déjà prêt à inviter des entraîneurs de clubs locaux et la télévision.
«J’aimerais que cela change le regard porté sur les demandeurs d’asile. Beaucoup de gens nous voient comme des profiteurs, alors que nous voudrions tous travailler, nous intégrer, apporter quelque chose à ce pays.»
Pourtant, il reste beaucoup à faire pour cette équipe, qui joue aujourd’hui avec à peine une quinzaine de maillots et un seul ballon.
«Nous manquons d’équipements. Certains n’ont pas de chaussures, pas de protection. Quand je vois ça, ça me fait mal, dit Marc. Nous avons besoin de vestiaires, de poteaux, d’une trousse à pharmacie...»
Hamed, l’ancien militaire algérien, sourit à l’évocation de ces projets.
«Je suis très heureux de voir jouer ces jeunes. Ils communiquent, se donnent du courage, sortent ensemble. On est arrivé à faire une petite famille. Mon passage ne sera pas allé dans le mauvais sens. Avec ce tournoi, je laisserai un souvenir.»
Dès son arrivée, il a beaucoup œuvré à cette ambiance. Depuis son départ de l’équipe du Secours catholique, il a créé deux autres équipes de foot au sein du Cada de la banlieue lyonnaise où il a récemment trouvé une place.
1 — Par souci de protection des demandeurs d’asile, les prénoms ont été modifiés Retourner à l'article