Culture

Les photographes n'ont pas encore apprivoisé Internet

Rencontres de la photographie d'Arles.

Temps de lecture: 5 minutes

La quarantième édition des Rencontres de la photographie d'Arles, commencée le 7 juillet, veut marquer «quarante ans de rupture». Elle montre une modernité paradoxale: face à la révolution numérique, les photographes sont en porte-à-faux. Des trois pans de la révolution numérique, ils en ont intégré deux: ils savent penser à la manière disloquée d'Internet, ils maîtrisent la manipulation des images; mais ils ne mettent pas en pratique le nouveau rapport au public introduit par le Web 2.0.

Tous les artistes présents aux Rencontres, ou presque, pensent Internet, en ce qu'Internet induit une pensée déconstruite, polyvalente. La variété des supports surprend: des installations sonores et vidéos, des cartes postales, des projections sur grand écran ou plus petit. Le festival ne trahit pas sa vocation première: il a simplement compris que la photographie ne se résume plus à des tirages sur papier glacé. Les photographes se sont libérés d'une vision monolithique de la photographie.

 

«Il y a une grande libération depuis vingt ans, explique François Hébel, directeur des Rencontres d'Arles. La photographe Nan Goldin était l'une des têtes de file de cette libération. Ce n'est pas encore tout à fait passé dans le grand public, mais les gens qui traitent la photographie pour la diffuser auprès du grand public sont tout à fait prêts à analyser ce qui se passe avec le numérique: il se sont un peu libérés dans leur tête, ils regardent le monde autrement que de se dire simplement il y a la belle photographie et il y a l'usage photographique.»Nan Goldin, invitée spéciale cette année, présente «Sisters saints and Sybilles». Ce court film est un hommage à sa soeur Barbara, qui s'est suicidée en 1964. Pour le voir, les spectateurs gravissent un escalier, dans la nef de l'église des Frères prêcheurs qui accueille l'installation, contemplent le sosie de la photographe, et plongent dans sa douloureuse intimité étalée sur trois écrans, comme un triptyque. Pas un seul tirage photographique.

D'autres stars de cette édition, comme le britannique Martin Parr, ont également eu recours à des outils multimédias. Ses clichés de la série «Luxury» sont présentés assortis d'une balade sonore de la journaliste Caroline Cartier. Aux photos des nantis, de leurs agapes, garden-partys, banquets et autres divertissements, font écho les sons de rires et flots de champagne. Le photographe portuguais Paolo Nozolino, sans aller aussi loin dans l'intégration des médias, présente avec «Far Cry» un slideshow de ses images en noir et blanc, qui défilent en exprimant sa vision noircie du monde.

Sans avoir nécessairement recours à la technologie, les photographes ont aussi appris depuis longtemps que la photographie pouvait s'allier à d'autres médiums, comme on croit le découvrir aujourd'hui sur Internet avec les «pom», les petites oeuvres multimédia. Le français Jean-Christian Bourcart a ainsi allié texte et clichés pour «Camden», son oeuvre sur «la ville la plus dangereuse des Etats-Unis», dans le New Jersey. Bourcart s'est rendu à Camden, à deux heures de New York, et a pénétré les recoins de la ville, introduit dans les foyers par Suprême, sorte de fixeur. Il photographie les accros aux cracks, se fait braquer par une prostituée, découvre «le visage de la pauvreté ordinaire» et tient un journal. C'est ce journal, comme un carnet de voyage sur la route de la misère, qu'il affiche en légende sur les murs de l'exposition, entre les photos: le texte décuple la force des images.

«On s'autorise maintenant à parler de photographie vernaculaire, souligne François Hébel. Dans un festival comme celui-ci, vous pouvez voir des photos collées sur les murs, des sortes de grafitis photographiques, des cartes postales.» Les cartes postales, qui composent l'exposition «Without sanctuary», font partie des images les plus saisissantes des Rencontres. Elles datent de la fin du XIXe et du début du XXè siècles, et montrent avec violence les lynchages de l'époque aux Etats-Unis. De ces mises à mort qui étaient alors des spectacles populaires, les Américains prenaient des photos, en faisaient des cartes postales. Et les écrivaient, avec par exemple, sous un corps calciné «Voici notre barbecue d'hier soir».

 

Mais cette façon multimédia de penser ne se retrouve paradoxalement pas sur Internet. Nombre des photographes, si multimédia à Arles, si modernes dans leurs installations, n'ont pas de sites Internet, ou très figés. Impossible pour les Internautes d'en profiter pleinement, de laisser des commentaires, de voir autre chose que des images figées.

La manipulation au coeur de la photo

Outre le multimédia, au sens littéral, l'autre supposée révolution serait celle de photoshop, et de la manipulation photographique. Mais «le numérique ne change rien au regard, selon François Hébel. Il ajoute un outil à la panoplie du photographe, comme si un peintre qui n'avait que de la gouache découvrait le fusain.»

Les nouveaux outils de manipulation des images ne sont que plus perfectionnés, et sans doute plus faciles d'usage. Mais des photographes comme Joan Fontcuberta, qui photographie depuis trente ans, ont mis la manipulation au coeur de leurs projets. Les situations et les personnages que Fontcuberta invente n'ont pas attendu le numérique pour faire exploser la question de la vérité photographique. Le japonais Naoya Hatakeyama présente lui, sans utiliser le numérique, une illusion du réel en photographiant des maquettes, parfois ouvertement factices, parfois plus subtilement. Il utilise aussi des jeux de lumière, plaçant de petites ampoules derrière les cadres, qui illuminent certains points de la photo.

Les autres

Les autres, c'est le public. Le troisième volet de la révolution numérique est l'intégration des internautes. Il ne s'agit plus seulement d'une production par des spécialistes, ingurgitées par les masses, mais d'une production conjointe de toute la société: facebook, twitter, flickr... C'est là que se fait la véritable révolution, et c'est là qu'Arles est en défaut. Tous les photographes exposés sont de grands photographes, sélectionnés par les pairs des Rencontres. A l'exception des jeunes talents du concours SFR: n'importe qui pouvait participer à ce concours en ligne, dans le but d'être ensuite exposé aux Rencontres- mais c'est un jury de spécialistes qui décidait de l'issue.

Pas de trace du mode de fonctionnement participatif, qui aurait par exemple permis aux internautes de voter pour leurs photographies préférées sur le site SFR. Ces communautés de photographes, amateurs que l'on retrouve sur Picassa, sur flickr, en certaines occasions sur le New York Times et Slate.com, sont absents du festival. Pas de trace de cette déferlante visuelle mondiale. Arles reste une affaire de spécialistes.Nan Goldin considère que la technologie a «corrompu» ce qu'elle estime être l'art. «Je ne pense pas qu'il y ait encore la moindre authenticité dans la photographie, tout peut désormais être manipulé: cela n'a plus de sincérité, on ne peut plus croire les photos. Dans les années 80, les photographies étaient basées sur l'intimité, la mémoire, une expérience commune. Désormais, on peut prendre n'importe quoi en photo, sans même regarder. Je crois que les gens ne savent plus voir».Si la technologie a corrompu la photographie, d'après Nan Goldin, ce n'est pas en permettant de la manipuler, c'est en permettant à tous de tout prendre en photo sans faire oeuvre d'art, puisque l'oeuvre d'art est nécessairement pensée et non arbitraire. Elle fait de tous des photographes; une «notion qui signifie tout ne signifie plus rien»: plus personne n'est photographe. Les photographes ne sont pas près d'apprivoiser cette révolution-là.

Charlotte Pudlowski

Image de une: Rimaldas Viskraitis, Rêves de ferme 2001.

Photos: 1)Nan Goldin, Nan et Brian au lit, New York, 1983 2)Martin Parr, Dubaï, 2007 3)Le lynchage de Thomas Shipp et Abram Smith, 7 août 1930, dans l'Indiana 4)Naoya Hatakeyama, NY, fenêtre sur le monde, 2006.

cover
-
/
cover

Liste de lecture