Culture

La nouvelle presse magazine est masculine (et ça n’est pas près de changer)

Les magazines généralistes et culturels lancés dans les années 2000 sont toujours dirigés et rédigés par des hommes, comme les publications du siècle précédent.

Les unes de Vice, Gonzaï, Snatch, SoFilm, Tsugi, Standard, SoFoot / montage Slate.fr
Les unes de Vice, Gonzaï, Snatch, SoFilm, Tsugi, Standard, SoFoot / montage Slate.fr

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Il y a un an à peine, les journalistEs des Echos se mettaient en grève pour protester contre la sous-représentation des femmes aux postes de direction. Il y a deux mois, le collectif Prenons la une dénonçait plus généralement dans Libération «la trop grande invisibilité des femmes dans les médias». Il y a quelques jours, Le Monde et le New York Times voyaient la démission simultanée de leurs directrices, premières femmes arrivées à ce poste prestigieux mais qui y sont demeurées peu de temps.

Bref, la presse traditionnelle sent toujours autant la testostérone.

Quand récemment, un nouveau magazine, Le 1, a été lancé par Eric Fottorino, ancien patron du Monde, une seule femme figurait parmi les associés et une seule signait dans les colonnes du premier numéro.

On s'est dit que c’était une question de génération. Que cette disparité digne du siècle précédent ne pouvait pas se retrouver chez les petits nouveaux de la presse magazine (hors masculins type GQ et féminins type Causette): Snatch, SoFoot, SoFilm, Tsugi, Vice, Standard, Gonzaï, XXI, Usbek et Rica... Des médias jeunes, souvent de niche, qui ont fait le choix osé du papier. Avec des équipes généralement resserrées, constituées à une époque où l’égalité hommes-femmes est une volonté affichée par le gouvernement, pourvu d’une ministre des Droits des femmes depuis 2012.

Et pourtant, en allant interroger ces équipes, nous nous sommes étonnées d’y rencontrer beaucoup d’hommes. Les créateurs de ces publications sont jeunes –entre 25 et 45 ans–, mais la majorité d’entre eux restent des mecs.

Pourquoi ne retrouve-t-on quasiment que des hommes à la tête de ces projets? Et quelle est la raison qui fait qu’on y trouve aussi quasiment que des hommes en couverture? (Sauf le dernier SoFoot qui affiche… une Brésilienne en culotte et T-shirt mouillé.) Nous sommes allées débattre de ces constats et de certaines idées reçues avec ces rédactions pour essayer de trouver une explication à cette apparente pénurie d’entrepreneures et de plumEs.

1. Les femmes ne lancent pas de magazines

Difficile, d’abord, de citer des femmes à l’origine de nouveaux magazines. Franck Annese, 36 ans, patron de SoPress (SoFoot, SoFilm, Doolittle), cite Anne Boulay, qui a dirigé la version française de GQ (lancée en 2008) avant d’aller chez Vanity Fair (2013), et Marie-Pierre Lannelongue, à la tête de M le magazine du Monde (2011). Rédactrices en chef, certes, mais pas fondatrices. Pourquoi les femmes ne se jettent-elles pas à l’eau ?

L’argument économique, c’est ce qui a arrêté Noémie Pennacino, 27 ans, journaliste à SoFoot et SoFilm:

«Aujourd’hui, tu me donnes 100.000 euros, je lance un mag. J’ai des idées pour la ligne éditoriale, la maquette. Avec une amie, en 2009, on avait l’idée d’un féminin généraliste gratuit, mais on n’avait pas réussi à réunir les fonds.»

Une femme qui lance un nouveau magazine, ça existe pourtant: Magali Aubert, 39 ans, a monté Standard en 2003, à une époque où les Zurban et autres Technikart étaient dirigés par des hommes.

«C’est un métier chronophage, stressant. Peut-être que les mecs sont plus carriéristes, osent, sont plus indépendants. Les femmes préfèrent le confort, monter les échelons dans une boîte, sont moins bohèmes», croit-elle deviner. «C’est un sacerdoce. Il faut entrer en religion, alors que l’on est dans un secteur en berne.»

Vu l’état de la presse ces dix dernières années, l’aventure du papier peut en effet sembler suicidaire. C’est l’explication que tente la journaliste musicale Sophie Rosemont (34 ans, Rolling Stone, Vanity Fair), qui refuse l’idée d’un sexe plus courageux que l’autre:

«Les femmes sont peut-être plus lucides, elles veulent monter un truc qui marche. Les mecs lancent des mags quand la presse papier se casse la gueule.»

Dans ce contexte, on peut se demander si les investisseurs n’auraient pas tendance à plus faire confiance aux hommes, même si l’idée qu’une femme est moins investie dans sa carrière est éculée. Magali Aubert n’a pas eu l’impression de devoir convaincre davantage:

«On ne m’a jamais dit: "T’es une fille, ça marchera jamais".»

Elle estime au contraire que cette rareté peut devenir un atout. «Si des femmes voulaient monter un journal, ça créerait un buzz», renchérit Patrice Bardot, cofondateur et rédacteur en chef du magazine électro Tsugi.

2. Les hommes prennent des risques entre potes

L’autre point commun des acteurs de cette nouvelle presse, c’est le syndrome «bande de potes».

Patrice Bardot a lancé Tsugi en 2007 avec des amis, sans amiEs. Même chose chez Gonzaï, fondé la même année par Thomas Ducrès. Aujourd’hui, parmi la quarantaine de collaborateurs, seulement cinq ou six femmes, «ce qui est assez faible», reconnaît-il. Et s'il assure que la version magazine de Gonzaï dispose d'une équipe plus féminine, ce sont quatres hommes qui portent le projet.

«Quand on a relancé Snatch en bimestriel, les quatre associés étaient des mecs, mais c’est du pur hasard», justifie de son côté Vincent Desailly, 25 ans, rédacteur en chef du magazine. «Je ne connaissais qu’un journaliste en devenir et un seul mec prêt à mettre 15.000 euros dans la société.»

Magali Aubert admet aussi qu’au lancement du magazine, elle était entourée de garçons. «Peut-être que les mecs ont un instinct grégaire, communautaire, une mentalité de supporters», avance-t-elle. «Franck Annese a une aura de leader, il appelle ses collaborateurs sa "meute".» L’intéressé revendique d’ailleurs ce trait de caractère :

«Ma bande de potes n’est pas très mixte. Au lancement de Sofa en 1999 [le premier magazine culturel édité par SoPress, ndlr], on était neuf, dont la meuf d’un des mecs. Pour SoFoot, il y avait ma femme, Sophie. Si t’es avec tes potes, t’as une idée, t’y vas. Avec une bande de mecs qui considèrent qu’ils sont encore ados, il y a un côté prise de risques plus facile.»

Vice France, franchise du Vice américain, tient lieu d’exception. Quand son rédacteur en chef Julien Morel, 28 ans, est arrivé en 2008, un an après le lancement, la rédaction était déjà mixte. Il s’en félicite :

«Je trouve ça hyper craignos, les keums qui traînent qu’entre keums. La transpiration de couilles, les blagues de mecs, c’est nul. Ça peut être mignon si ce sont des gros nerds qui collectionnent des cartes Magic…»

Les marottes, sportives ou artistiques, voilà ce qui fédère ces bandes– un trait si bien décrit par Nick Hornby dans son roman High Fidelity.

Des obsessions que Julien Morel partage, mais que «les meufs n’ont pas», dit-il, presque admiratif. Les femmes ne seraient donc pas plus individualistes ou adultes que moins collectionneuses.

Patrice Bardot croit y voir une explication : «Il y a un côté trainspotter des mecs, ils ont la collectionnite, avec les disques notamment.» Sophie Rosemont s’y retrouve pourtant:

«Je suis une grosse fétichiste, j’ai des tiroirs remplis de stickers, de badges.»

3. L’ambiance et le ton n’incitent pas les femmes à pousser la porte

Des ours très masculins, des ambiances de potes et un ton viril à première vue: voilà qui doit rebuter certaines candidates. «Je te dis ça avec mon point de vue de mec beauf, mais chez Gonzaï, on a une écriture plus masculine qu’un masculin, avec beaucoup de mauvaise foi», confirme Thomas Ducrès.

Les rédacteurs en chef adjoints de Snatch, eux, s’en défendent. A commencer par Raphaël Malkin, 27 ans, qui estime que «ce n’est pas parce que la majorité des papiers ou l’esprit du mag semble un peu burné, ou adossé à une certaine virilité, que Snatch est masculin». Il concède que des papiers «couillus» (  «Escort de luxe à Genève: le sexe qui coûte» dans le numéro 7, «Fantomette est-elle bondage?» dans le numéro 6) peuvent refroidir l’enthousiasme de certaines journalistes –au fil de notre discussion, le mot «burnes» revient souvent dans la bouche de nos interlocuteurs. Loïc Rechi, 30 ans, également collaborateur de Slate, ne croit pourtant pas non plus à cette explication:

«On est beaucoup moins burnés qu’on a pu l’être à une époque, lorsqu’on était en vase clos. On nous le disait beaucoup, on a fini par faire attention. Dans le premier numéro de la nouvelle formule, il y a pas mal de filles.»

La «fibre mec», c’est l’identité de Vice. Julien Morel ne s’en cache pas: «Il y a quelques fixations qui n’ont pas changé — drogue, sexe, guerre, cinéma bis, punk rock… Mais ce qui est intéressant, c’est quand les meufs parlent de ça.» Lui n’a pas de problème de mixité: les filles l’ont bien compris et proposent des sujets.

C’est là où le bât blesse chez SoPress, tant dans l'ours que dans les locaux. Dans l’ancien parking devenu rédaction où nous rencontrons les patrons, les seules femmes que nous aperçevons travaillent à Doolittle, un magazine qui s’adresse aux parents. «Peut-être qu’on fait un peu peur aux filles», avoue Stéphane Régy, 36 ans, directeur éditorial de SoFilm (lancé en 2012) et rédacteur en chef de SoFoot. «Il peut y avoir une ambiance parfois un peu lourde, tu imagines trente-cinq ados qui jouent au ping pong…»

Pour autant, rétorque Franck Annese, «celles qui sont passées ici ne s’en sont jamais plaintes». Surtout pas Noémie Penaccino, qui a candidaté à SoFoot parce que le ton lui ressemblait:

«On ne m’a jamais fait sentir que j’étais une fille. Ils ne changent pas leurs habitudes pour autant. Les blagues misogynes, je sais que ce sont des blagues.»

Sophie Rosemont se souvient de sa dernière conférence de rédaction chez Gonzaï: «Vingt mecs et cinq filles.» Thomas Ducrès le sait:

«Il y a un côté un peu excluant –on est des mecs, on parle fort, on est assez trash. Sans être misogyne dans le travail, je ne suis pas certain qu’on facilite l’arrivée de nouvelles nanas.»

Le côté «cour de récréation» n’effraie pas Elise Costa, 31 ans, qui collabore à SoFilm et Doolittle (et à Slate.fr) et s’y rend régulièrement. Ni la pénurie de femmes dans l’ours de ces publications. «Quand j’ai contacté SoFilm, je ne me suis pas dit que j’allais chez FHM.» On ne l’a jamais traitée différemment, quel que soit le média. Mais quand quelqu’un lui a dit un jour «T’écris bien pour une fille», elle n’a pas osé «faire la relou», mais garde cette réflexion dans un coin de sa tête.

Le monde de la musique, lui, se défait doucement d’un certain machisme, où «les filles n’étaient pas totalement prises au sérieux, pouvaient être perçues comme des groupies», raconte Patrice Bardot. On a pourtant du mal à être optimiste quand Sophie Rosemont nous affirme que parmi les journalistes musique, «les pires misogynes ont entre 25 et 35 ans». Elle se souvient d’un voyage de presse :

«Ils parlaient musique et quand je suis intervenue, ils se sont regardés et ont continué à discuter entre eux. T’as l’impression de passer des tests permanents.»

Comme un soir au Pitchfork Festival, à Paris, où l’un de ses confrères lui dit:

«Qu’est-ce que tu fais là? Tu devrais être chez toi à t’occuper de ton bébé, ça grandit vite!»

Aurait-il fait la même remarque à un homme?

4. La culture serait «l'apanage» des hommes

Dans la bouche de nombreux interviewés, la surreprésentation des hommes dans plusieurs domaines serait une explication.

«La presse musicale est historiquement, comme la musique, majoritairement composée de mecs. Le rock, c’est presque que des mecs, le rap, c’est que des mecs, la techno aussi, globalement», admet Patrice Bardot.

Ce qui amène plus d’hommes dans les salles de concert, qui écrivent ensuite sur ce qu’ils écoutent et voient, pense Thomas Ducrès de Gonzaï:

«Y a qu’à voir nos influences : Hunter S. Thompson, Lester Bangs… Dans l’histoire de la critique rock, y a assez peu de nanas.»

Le punk est une importante composante de la ligne éditoriale de Vice –«un genre qui, avant internet, était plus réservé aux keums», dit Julien Morel. Ce qui n’aide pas toujours les journalistes femmes à travailler pour ces publications, constate Sophie Rosemont. Il faut éviter de «passer pour une groupie».

Autant SoFoot est un reflet fidèle de la proportion d’hommes qui s’adonnent au ballon rond, autant on comprend plus difficilement pourquoi SoFilm ne s’intéresse pas davantage aux femmes. «Il y a effectivement plus de mecs reconnus dans le cinéma», concède Elise Costa, mais il ne lui faut pourtant que quelques secondes pour citer des femmes, certes moins connues, qui «en ont autant que les hommes»: la critique cinéma Pauline Kael, l’ancienne attachée de presse de Quentin Tarantino Cathryn James, la scénariste Diablo Cody… Réponse du rédacteur en chef, Stéphane Régy:

«On en est désolés, mais le cinéma est plutôt un métier d’hommes, dans lequel les femmes sont souvent cantonnées à objet du désir et non pas auteur.»

Il semble se rassurer en affirmant qu’il «est plus difficile pour une femme d’écrire et de réaliser un film que d’écrire dans SoFilm. On est plus un mag de réalisateurs que d’acteurs, mais des réalisatrices qui peuvent faire la couv’ y en a peu.» On a pourtant quelques idées à proposer: Jane Campion, Agnès Varda («Physiquement, c'est un peu compliqué», répond Stéphane Régy, alors que Michel Houellebecq fait la une du SoFilm de mars), Virginie Despentes, Kathryn Bigelow, par exemple?

5. Mettre des femmes en une est vu comme compliqué

Sur les 71 unes de Tsugi depuis 2007, celles qui mettent des femmes en avant se comptent sur les doigts d’une main, admet Patrice Bardot, qui cite Ebony Bones ou Jennifer Cardini. Après sept ans à la tête de la publication, il continue à faire attention, «un magazine qu’avec des mecs, ça sent la chaussette»:

«Ce n’est pas évident de trouver des filles à mettre en couv’ dans notre univers. Dans le magazine, on essaye d’en parler dès qu’on peut, sans faire de quotas, mais on a pas encore trouvé Françoise & The Atlas Mountains.»

Mettre Roselyne Bachelot en une de Snatch, c’était un pari. A ce jour, c’est le numéro qui s’est le moins bien vendu. «Ça fait cinq ans qu’on se dit qu’il faut des meufs en couverture. On se creuse toujours la tête pour trouver une nana avec une histoire susceptible d’être mise en avant», lance Raphaël Malkin. Visiblement pas assez puisque sa copine et ses amies s’en plaignent. Mais quand il leur demande des noms, elles ne savent pas quoi répondre, nous dit-il. «On ne va pas mettre Zazie.» Mais à l’intérieur du magazine, «l’équilibre des sujets hommes-femmes, c’est quelque chose qu’on a beaucoup réfléchi», tient à souligner Loïc Rechi.

Une façon de faire qui ne viendrait jamais à l’idée de Magali Aubert à Standard. Ni de Julien Morel chez Vice: «Vérifier s’il y a bien autant de mecs que de meufs dans les sujets traités, c’est pas un truc qu’on fait.» Plus étonnant, il est tout de même arrivé que So Foot mette des femmes en couv’, «celles qui rachètent des clubs», sourit Franck Annese, tout en retravaillant à son bureau la une du numéro avec Xavi et Iniesta.

En revanche, comment ne pas se poser de questions quand il n’y a eu qu'une seule couverture de SoFilm avec des femmes depuis son lancement en 2012? Franck Annese se défend:

«Toutes celles à qui on a demandé ne veulent pas. On ne va pas aller mettre un flingue sur la tempe de Kathryn Bigelow pour qu’elle accepte. Catherine Deneuve, c’est en cours.»

Les vingt unes de SoFilm depuis sa création

Une autre raison serait qu’elles sont peu à faire le poids face aux pontes d’Hollywood. «Céline Sciamma, c’est pas grand-chose comparé à Brian de Palma. Celles qui vendent sont dures à avoir», insiste-t-il. Les actrices, quant à elles, sont souvent liées à des marques de cosmétiques, contraignantes pour le traitement qu’elles demandent, explique Stéphane Régy :

«Les femmes ont beaucoup moins de temps d’interview, plus d’attachées de presse… Elles sont hyper starifiées et deviennent des icônes: si tu veux avoir Natalie Portman, il faut passer par Dior.»

Surtout que la presse féminine accepte facilement les exigences des marques, continue Franck Annese:

«Notre façon de faire n’est pas assez satisfaisante pour les publicistes. Dans la presse féminine, le traitement est hyper élogieux, sur un seul critère: la beauté. Nous essayons de les considérer en tant que personne.»

A Snatch, Vincent Desailly renchérit. «Pour notre couv’ sur Bill Murray, son attachée de presse tenait un drap derrière lui.» Impossible avec certaines actrices françaises, nous raconte Loïc Rechi: «On a voulu avoir Isabelle Adjani, mais on aurait été obligés de payer 1.000 balles pour sa coiffeuse.» Cela n’explique pourtant pas la disproportion, criante pour Elise Costa:

«Il faut se creuser la tête un peu plus pour trouver des femmes intéressantes. Par exemple, on pense à True Detective et le personnage joué par Matthew McConaughey; moins à Holly Hunter, tout aussi tarée dans Top of the Lake

Certains magazines en sont bien conscients et se raccrochent aux femmes qu’ils trouvent, multiplient leurs apparitions, note Sophie Rosemont. «À Rolling Stone, le rédacteur en chef a de vraies velléités d’égalité; on a fait et refait Savages, il était ravi quand Anna Calvi est apparue… Comme il y a moins de rockeuses, il leur laisse encore plus leur chance.»

6.Une seule solution: la discrimination positive

Faut-il aller jusqu’à mettre en couverture des femmes parce que ce sont des femmes, à les faire écrire davantage parce qu’elles sont moins présentes? Sans aucun doute pour Patrice Bardot, qui se rappelle avoir toujours privilégié les embauches féminines quand il dirigeait Trax:

«Ça donne un regard nouveau, une sensibilité différente. Je pratique la discrimination positive, mais il y a peu de candidates aujourd’hui: 30% de filles contre 70% de mecs demandent des stages.»

Julien Morel partage ce point de vue:

«Les meufs maîtrisent à la fois la manière d’écrire purement journalistique et donnent plus facilement un truc singulier et sensible, qui est la marque de fabrique de Vice.»

Les filles étaient là dès le départ, quand Snatch n’était encore qu’un fanzine emmené par Vincent Desailly. Avec le passage au bimestriel en 2011, les budgets restent très serrés et l’ours est rempli de «potes». Avec la diversification des activités qui a permis le passage au mensuel en ce début 2014, Vincent Desailly et Raphaël Malkin sont plutôt fiers de montrer que l’équilibre revient. «La rédaction se déconsanguinise», reconnaît ce dernier. Et les candidatures suivent, ajoute Loïc Rechi:

«On ne cherche pas la parité à tout prix; ce n’est pas un gage de qualité. On ne veut pas commencer à se mettre des carcans quand on commence à avoir un peu de liberté.»

La discrimination positive, ce serait «admettre qu'on n'arrive pas à s'imposer en jouant de nos qualités», déplore Magali Aubert, qui porte Standard depuis dix ans. Elle ne signera pas le manifeste de Prenons la une et «préfère l’évolution naturelle de la société». Thomas Ducrès, à Gonzaï, «déteste» la discrimination positive. Et ne veut pas forcément «inverser la tendance»:

«Si c’est pour changer les sujets qu’on traite, ça ne m’intéresse pas.»

SoFoot et SoFilm ne contactent jamais de journalistes, ils préfèrent ceux qui apportent leurs idées. La question ne se pose donc même pas pour Stéphane Régy:

«Aller chercher spécifiquement des filles, ce serait comme dire "Il n’y a pas assez de myopes, on va chercher des myopes". Il y a énormément de combats, on n’estime pas avoir à mener celui du féminisme.»

Une seule femme a été invitée à réjoindre l’équipe, Agathe de Coularé Delafontaine, après que Franck Annese a vu sur Facebook qu’elle avait un tatouage Manchester City sur l’épaule. Un manque de mixité perceptible dans le dernier numéro 100% Brésil où aucune femme ne signe d’article. Mais les idées envoyées par des journalistEs ne collent pas forcément: «C’est souvent des trucs cliché comme "Le foot expliqué à ma femme", "Que doivent manger les footballeurs?" ou "Comment survivre à un mec qui aime le foot".» Stéphane Régy regrette tout de même la faible part de femmes dans l’équipe de SoFilm, justifiée par le «report» d’une partie de la rédaction de SoFoot.

A l’issue de nos échanges avec ces différentes rédactions, chacun admet le déséquilibre sans avoir toujours d’explication ni de solution pour le combler. «On va finir en vase clos, se retrouver entre couilles moites, ça va devenir consanguin, caricatural; il faut se renouveler», balance Elise Costa. «C’est pour la cause du journalisme, pas pour celle des femmes.» Ce qui peut freiner l’évolution et l’adhésion à des initiatives comme Prenons la une, selon elle, c’est «la peur d’être chiante». «Alors que si tu disais "Il faut faire des papiers sur l’Allemagne", personne ne viendrait te dire que tu es nazi. Pourquoi on ferait ça pour faire chier?»

Au-delà des propositions du collectif Prenons la une, tous les rédacteurs en chef rencontrés adoreraient que cet article pousse les journalistEs à proposer des idées. Elise Costa aussi:

«J'ai envie de dire aux filles pigistes: allez-y, il y a une place à prendre. N'essayez pas de proposer des sujets dans l'air du temps, mais allez voir du côté de ce qui n'a jamais été fait. Et si vous faites ça, tout le monde sera gagnant: il n'y aura plus de "filles qui écrivent pour des mags de mecs", mais simplement de bonnes journalistes.»

Nora Bouazzouni et Mélissa Bounoua

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