Économie

Un patron avec ses salariés dans l'open-space, c'est mieux?

En d'autres termes: la culture d'entreprise bénéficie-t-elle de l'abolition de la hiérarchie dans les bureaux?

Le «Link», sixième étage du bâtiment Bloomberg.
Le «Link», sixième étage du bâtiment Bloomberg.

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La première fois que j’ai rencontré Jack Dorsey, le milliardaire cofondateur de Twitter, il travaillait sur son nouveau projet, Square –son entreprise post-Twitter lancée pour perturber le secteur du paiement en ligne. J’étais venu l’interviewer pour faire son portrait et lorsque je suis entré dans les bureaux de Square à San Francisco, je l’ai immédiatement repéré. Impossible de le rater. Il travaillait debout, sur un iPad posé sur une table au niveau du nombril, au beau milieu d’un open space.

Lorsqu’on évoque un puissant PDG, c’est généralement l’image d’un bureau d’angle à l’écart, assez grand pour y faire du cerf-volant, orné de boiseries, de tapis épais et luxueux et assorti d’une assistante-cerbère qui nous vient à l’esprit –le tout conçu pour décourager toute intrusion.

Mais la nouvelle vision du management feng shui met l’accent sur la disponibilité, la transparence et l’abolition des hiérarchies physiques. «Ma porte est toujours ouverte»: cette vieille invitation parfois hypocrite adressée aux subordonnés est plus facile à prendre au sérieux lorsqu’il n’y a pas de porte du tout.

«Je suis bien plus accessible comme ça», me confia Dorsey au sujet de son organisation.

«Les gens peuvent venir me voir directement et me poser des questions si besoin est

Dorsey n’est pas le seul chef d’entreprise à favoriser une position de travail vulnérable. Regardez, sur cette photo des bureaux du site Internet Business Insider, le PDG Henry Blodget imitant le style Dorsey, tel un arbre solitaire dressé au milieu de la plaine.

Pour les managers, les moyens de façonner l’environnement psychologique des employés sont infinis. L'aménagement de l’espace physique n’apparaît pas comme une manière évidente d’imposer une culture d’entreprise, mais d’une certaine façon, c’est pourtant le plus fondamental des choix de management.

Les locaux de Square à San Francisco

La substance des réunions, la facilité de collaboration et la fréquence des interactions fortuites entre collègues peuvent toutes se trouver profondément affectées par la configuration d’un espace de travail.

Bloomberg, agence de presse spécialisée dans la finance fondée en 1982 par Michael Bloomberg, est un cas d’école de la fusion entre mission et locaux d’entreprise. Son lucratif logiciel financier vise à créer davantage de transparence sur les marchés, et par conséquent, les bureaux de l’entreprise sont conçus pour élever la transparence au statut d’objectif. «Notre disposition est en plateau ouvert», écrivait Michael Bloomberg dans son livre de 1997 Bloomberg par Bloomberg.

«Comme c’est le cas pour les marchés, la transparence produit l’équité.»

Visiter les bureaux de Bloomberg –aménagés dans un bâtiment de 2005 conçu par Cesar Pelli à Midtown Manhattan– permet de voir l’esthétique de l’open space porté à sa plus extrême logique. Rangées après rangées de postes de travail se déploient sur des tables infinies dans des atriums immenses sans la moindre division pour morceler l’espace. Lors des rares occasions où la nécessité d’une partition quelconque se fait sentir (par exemple pour délimiter l’espace d’une salle de conférence), le matériau privilégié est le verre transparent, capable de bloquer le bruit sans entraver la visibilité.

Même les employés les plus gradés travaillent au vu et au su de tous. Lors d’une récente visite, on pouvait voir le président Peter Grauer et le PDG Daniel Doctoroff participer à des réunions dans les salles de conférence juste derrière leurs bureaux. N’importe qui pouvait voir qui se joignait à eux et pour combien de temps, et il était même possible d’analyser leur langage corporel pour se faire une idée de l’ambiance. Lorsqu’ils sont à leur bureau, Grauer et Doctoroff sont assis juste à côté du hall principal au sixième étage du bâtiment, facilement abordables par quiconque le traverse.

Cet espace du 6e étage, appelé «the link [le lien]», vise à créer délibérément des interactions forcées.

Chaque employé et visiteur de Bloomberg doit commencer par traverser ce lieu (qui, incidemment, renferme le légendaire et abondant snack bar gratuit de Bloomberg) avant de se rendre à destination. Que vous travailliez au 5e étage ou au 23e, vous devez d’abord passer par le 6e pour prendre un escalator ou un ascenseur. Tous les employés, du plus humble au plus éminent, traversent l’environnement bourdonnant du link et les nombreux groupes de discussion qui s’y forment attestent de son efficacité en tant que point de rencontre.

Une fois arrivé au 6e étage, l’ascenseur ne marque pas forcément le terme de votre voyage –ou de vos face-à-face. En effet, les ascenseurs ne s’arrêtent pas à tous les étages, ce qui nécessite d’autres espaces de rencontre entre employés en transit s’apprêtant à monter ou descendre sur un ou deux autres niveaux. Les employés de Bloomberg s’émerveillent de la fréquence de leurs rencontres fortuites au cours de la journée, qui leur permettent de se tenir au courant de façon informelle des projets en cours et à venir.

Le but de cette mixité fabriquée de toutes pièces? Encourager ce qu’un porte-parole de Bloomberg qualifie «d’écoute institutionnelle aux portes». Elle permet aux employés de se faire une idée de ce qui se passe à tous les niveaux de l’entreprise –presque par osmose.

Comme le dit Michael Bloomberg dans son livre, les employés «absorbent l’information de façon périphérique tout en étant concentrés sur autre chose.» Et cette compréhension plus complète de ce qui se passe dans l’entreprise semble étouffer dans l’œuf la paranoïa de bureau.

«L’ouverture place aussi constamment les employés devant leurs pairs, écrit Bloomberg, ce qui empêche tout fantasme puéril selon lequel leurs collègues voudraient leur peau.»

(Au cas où vous vous poseriez la question: le grand homme lui-même, lorsqu’il vient, est installé à un bureau ouvert au 5e étage).

«Pour les affaires urgentes, où chaque information non-communiquée peut avoir un impact sur le produit final, explique Josh Tyrangiel, rédacteur en chef de Bloomberg Businessweek, l’open space a un effet assez spectaculaire. Il permet de s’assurer que tout le monde est branché sur la mission générale et... cela excite la curiosité entre personnes qui travaillent dans différentes disciplines. Donc le département artistique et les rédacteurs –qui dans la plupart des magazines sont séparés tels les lémuriens et les rhinocéros– finissent par se mélanger et s’attarder ensemble à chaque fois qu’il mettent le doigt sur quelque chose d’intéressant

«La plupart des start-ups dans lesquelles Bloomberg Beta investit et avec lesquelles il travaille sont en open space», rapporte Karin Klein, partenaire chez Beta, la branche de Bloomberg qui investit dans des entreprises technologiques naissantes.

«Ce qui est intéressant, c’est que de nombreux créateurs de start-ups, lorsqu’ils nous rendent visite, se sentent tout de suite chez eux. Ils sont impressionnés par la taille de Bloomberg et par sa capacité à conserver l’ouverture et l’énergie d’une start-up. Et tout chez Bloomberg est conçu pour entretenir cet état d’esprit

Bien entendu, travailler dans un bureau en open space comporte aussi des inconvénients. Certains employés ont du mal à se concentrer au milieu des discussions et des conversations téléphoniques et sans aucune barrière pour les protéger de visites impromptues de collègues ennuyeux et chronophages.

«Les gens doivent développer une capacité de concentration, écrit Bloomberg, malgré la myriade de distractions

Tyrangiel n’a pas l’impression que le défi soit insurmontable.

«Il est surprenant de voir à quelle vitesse les gens sont capables de se déconnecter des bruits annexes, s’étonne-t-il. Le seul réel inconvénient, c’est que certaines personnes ont vraiment des goûts musicaux atroces

Certains des avantages de l’open space ont peut-être été un tantinet survendus. Cette facilitation tant vantée des mélanges spontanés entre employés, par exemple.

«Les recherches indiquent, peut-on lire dans un article du Time, que si les échanges sont en effet fréquents parmi les employés des open spaces, ils ont tendance à être courts et superficiels –précisément parce qu’il y a tant d’autres oreilles alentours pour les écouter

Certes, des portes fermées peuvent engendrer mystère et paranoïa, mais elles permettent aussi de partager les ragots les plus juteux et les opinions les plus franches. Et d’ailleurs, il est notoire que même les employés de Bloomberg cherchent de petits coins tranquilles à l’écart des oreilles et des regards indiscrets lorsqu’ils ont besoin d’un peu d’intimité.

Le porte-parole de Bloomberg a beau jurer que les aquariums omniprésents dans le bureau ne sont que des incitations à la détente visuelle, ils peuvent tout aussi bien servir de métaphore des aspects panoptiques du design en open space.

Pourquoi l’open space fait-il fureur aujourd’hui? Comme le souligne Klein, la culture des start-ups favorise les espaces de bureau dépouillés –en partie parce que le légendaire garage de la Silicon Valley ne peut accueillir qu’un nombre limité de tables pliantes, et en partie parce que les start-ups grossissent et rapetissent à grande vitesse et que la souplesse est un must.

Les start-ups ont la cote dans le monde des affaires aujourd’hui, et par conséquent, les grandes entreprises s’offrent une image de boîte décontractée en déclinant l’esthétique start-up.

Mais les start-ups jouent aussi sur le dépouillement pour réduire leurs coûts. Et on pourrait avancer que le réel objectif de l’open space est bien moins inspiré que ne le suggère Michael Bloomberg: c’est un moyen extrêmement efficace d’entasser beaucoup de bureaux dans un espace minimal –et par conséquent, d’économiser de l’argent. Le récent ouvrage Cubed: A Secret History of the Workplace, de Nikil Saval, avance que toute innovation idéaliste d’espace de travail finit toujours par devenir un nouveau moyen de réaliser des économies:

«(Les entreprises) voulaient entasser le plus de gens possible dans le plus petit espace possible en dépensant le moins possible le plus rapidement possible

Et pourtant, l’utopique attrait de l’open space –sa capacité à modeler la culture de l’entreprise– reste une sirène à laquelle les entrepreneurs ont du mal à résister. Voyez Tony Hsieh par exemple, le PDG de Zappos [vendeur de chaussures et de vêtements en ligne] qui a apparemment l’intention de transformer tout le centre-ville de Las Vegas en énorme bureau en open space. Hsieh œuvre à couvrir le quartier de start-ups technologiques de divers secteurs, de nouveaux restaurants et d’une clinique de santé entre autres attractions culturelles et perfectionnements municipaux. Son raisonnement?

Comme l’écrivait Mark Joseph Stern dans Slate.com:

«Hsieh a une foi presque romantique dans la capacité d’une ville à engendrer la créativité par le biais de ce qu’il appelle “les 3 C”: collisions, co-apprentissage et connectivité.»

Comme Hsieh le confiait à Slate, son projet vise à «créer des opportunités pour que les gens travaillent et jouent plus près les uns des autres». Ce qui ressemble furieusement à la vision de QG en open space de Michael Bloomberg.

Seth Stevenson

Traduit par Bérengère Viennot

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