Culture

L’opéra est un truc élitiste, coincé, cher? Essayez les Flandres

Le Vlaamse Opera, à Anvers et Gand, propose une programmation stimulante et parfois provocante, et ouvre ses portes à un public rajeuni.

Lady Macbeth du district de Mtsensk / Vlaamse Opera / Annemie Augustijns
Lady Macbeth du district de Mtsensk / Vlaamse Opera / Annemie Augustijns

Temps de lecture: 5 minutes

Septembre 2011. A Gand, on donne Mahagonny, l’œuvre grinçante de Kurt Weil et Bertold Brecht. Aux manettes, Calixto Bieito, l’enfant terrible de la scène catalane. Sur le plateau, c’est l’orgie: débauche de bouffe, de sexe, de sang, de pognon. Le spectacle n’évite ni le mauvais goût, ni l’excès. Des figurants à poil brandissent des panneaux évoquant la crise du capitalisme. Ils s’invitent dans la salle, et traversent les rangées, leurs pubis à dix centimètres du regard de la bonne bourgeoisie locale.

Warm-Up Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny - Weill from Vlaamse Opera on Vimeo.

Je me souviens de mon étonnement face à la placidité de ce public. A la fin, comme souvent depuis le Ring de Chéreau, les chanteurs s’approchent du devant de la scène en fixant le public. Et lui font... un doigt d’honneur. A Paris, le spectacle aurait été hué –par habitude. A Gand, il a été applaudi.

Sang, sexe et sunlights

C’est que l’Opéra de Flandres a une programmation trash depuis quelques années, à laquelle le public de Gand et d’Anvers s’est habitué. Et qu’il plébiscite. Une impulsion due à Aviel Cahn, intendant depuis 2009, et récemment reconduit.

Considérant que l’Opéra est «replié sur lui-même», il entend l’ouvrir «à toutes les influences: chorégraphie, art contemporain, mode... Dans les Flandres, il y a une forme d’avant-garde unique en Europe». Le théâtre qu’il promeut doit être «engagé, ancré dans le politique et le social».

Aussi fait-il appel à des metteurs en scène à la réputation sulfureuse: Jan Fabre, Calixto Bieito, Krzysztof Warlikowski, Romeo Castellucci... L’enjeu, introduire à l’opéra flamand «une esthétique qui n’y existait pas». Et le débat fait partie du jeu. Pour Samson et Dalila (Saint-Saëns), il confie la mise en scène à Amir Nizar Zuabi et Omri Nitzan. L’un est Palestinien, l’autre est Israélien. De gauche...

«Il y a eu de vives discussions dans la communauté juive d’Anvers, car c’était une vision univoque qui critiquait la situation en Israël. Mais ils avaient travaillé ensemble!»

Qu’est-ce qu’un bon spectacle?

Il y a deux manières d’aborder l’opéra. Soit on y va en se disant qu’on va passer une bonne soirée, soit on ne sait pas où on va.

Dans le premier cas, l’opéra, c’est une sorte de musée. Parfois les metteurs en scènes innovent un peu, mais ça reste dans les limites de l’acceptable, avec une croix gammée ou deux, de méchants patrons et de gentils indignés. A l’entracte, on retrouve ses copains, avec qui l’on boit du champagne chaud, en oubliant bien vite ce que l’on a vu, pour parler boulot. Et, après tout, c’est une vision très défendable, pourvu que les décors soient jolis, l’orchestre intelligemment dirigé et les chanteurs bien en voix.

Mais, parfois, vous ne savez plus trop où vous êtes. Un metteur en scène vous impose une vision nouvelle, reprend une œuvre que vous croyez connaître par cœur et la modifie radicalement. C’est une autre histoire. Il se peut même que l’œuvre soit dénaturée. Ça vous énerve. Alors, à l’entracte, vous parlez du spectacle, avec amusement ou colère. Vous en parlez.

Je me souviens ainsi de la Flûte enchantée, mise en scène par David Hermann. Après des dizaines de productions où la Reine de la nuit est une hystérique détestable, voici que Sarastro est ici un père incestueux.

Sarastro dans la baignoire, la main de Pamina aussi

Ce qui justifie, et comment!, la colère de son épouse. Mieux: à la fin, Pamina, sa fille, et Tamino, à peine intronisé, le flinguent. Trahison? Cette vision, pas si idiote au regard de la misogynie du cénacle franc-maçon de Mozart et Schikaneder, m’a durablement marqué.

Il en est ainsi d’à peu près tout ce que j’ai vu à l’Opéra flamand. J’ai été énervé, ému, choqué, consterné. Mais je n’ai rien oublié. Car à chaque fois, j’étais face à un spectacle vivant. Vraiment vivant.

On y perd parfois ses repères.

«Ce n’est pas de la provocation, se défend Aviel Cahn. Mais ce n’est pas confortable.»

Aussi le public est-il «préparé». Chaque production fait l’objet de séances de préparation, où l’œuvre est présentée, les intentions du metteur en scène aussi.

«La clef, c’est la discussion. Je ne veux pas que le public vienne, se dise que c’était bien et voilà, c’est fini. L’opéra, ce n’est pas un spectacle qui commence à 20h et se termine à 23h. Ça commence avant, ça doit avoir un écho après. On doit s’inscrire dans le monde culturel des Flandres.»

Les Monthy Python à l’opéra

Et plus encore. Il s’agit de «s’ouvrir à d’autres arts comme le cinéma ou la télé».

C’est ainsi que Terry Gilliam (oui, les Monthy Python) ou Christoph Waltz (oui le nazi sadique d’Inglourious Basterds) ont mis en scène respectivement La Damnation de Faust de Berlioz (coproduit avec l’English national opera) ou Le Chevalier à la rose (Richard Strauss). Des têtes d’affiche qui «s’adressent aux jeunes qui sortent le soir. Rosenkavalier n’est pas un opéra facile, c’est long, il y a peu de ressorts dramatiques... Le public est sans doute venu pour Waltz. Mais les gens ont été pris par le spectacle. Et, c’est ce qui compte, ils reviennent ensuite».

Si la mise en scène de Waltz était résolument traditionnelle (ça arrive), celle de Terry Giliam était un feu d’artifice visuel et symbolique de chaque instant, où les tableaux de Caspar David Friedrich voisinaient avec Le Triomphe de la volonté et Eraserhead.

Autre façon de s’ouvrir au cinéma: l’opéra contemporain qui s’inspire d’œuvres célèbres. C’est ainsi que sera créé Private view, sur une musique de la compositrice Annelies van Parys, un opéra qui s’inspire de Fenêtre sur cour d'Hitchcock.

Des chanteurs qui jouent au théâtre

La nudité, la violence, l’approche souvent radicale des metteurs en scène: tout cela implique des chanteurs qui soient aussi de véritables acteurs. Le temps où le ténor et la soprano, un bon quintal chacun, se plantaient un quart d’heure face au public pour leur duo est révolu.

Dans les Flandres, il y a un engagement physique total. Il faut lutter dans la boue, faire de l’escalade, chanter à plat ventre...

Bref, chanter en faisant du sport pendant deux ou trois heures, ce qui est épuisant. Et c’est ce qui se passe. Il s’agit souvent de chanteurs jeunes, très engagés, capables de performances impressionnantes.

Ainsi d’Ausrine Stundyte qui est venue saluer, exténuée à l’issue de Lady Macbeth du district de Mtsensk, sous les ovations du public, debout. Et il avait raison.

Et cela pour les cachets d’un théâtre de province, car, avec 35 millions d’euros (danse et musique), l’Opéra de Flandres n’a pas les moyens des salles prestigieuses des capitales. Les artistes «viennent au prix qu’on peut payer ! Ce sont des gens de théâtre, ce n’est vraiment pas l’argent qui compte, mais le projet». Ceux qui courent après le cachet «ne viendront jamais chez nous où ils auraient la moitié de ce qu’ils touchent à Paris ou Milan...»

Et sa situation financière, comme la plupart des théâtres lyriques, est désormais contrainte.

«On a moins de subventions qu’en 2010.»

Ce qui se traduit par une diminution des productions (6 en 2014-2015 contre 8 précédemment). Est-ce l’approche radicale des mises en scène? Il y a peu de coproducteurs, excepté l’English national Opera, le Théâtre de la ville, ou le Grand Théâtre de Luxembourg.

Et le public suit

Naturellement, il y a parfois des soirées moins réussies, voire des ratages. Mais on ne s’ennuie pas à l’Opéra de Flandres. Qui draine un public élargi, venu du nord de la France, des Pays-Bas ou d’Allemagne. Et bien sûr des Flandres, où il s’est considérablement élargi.

« Il y a un public qui commence à venir régulièrement, comme il va à la danse ou au théâtre. Avant, ils se disaient que l’opéra, c’était pour les spécialistes, pour les riches... Pas pour eux!»

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. La fréquentation est en hausse: 167.602 visiteurs en 2013, contre 145.783 l’année précédente. Les spectateurs se renouvellent: 41% des clients en 2013 ne figuraient pas dans la base de données auparavant. Et, surtout, le public rajeunit. A l’arrivée d’Aviel Cahn, la moyenne d’âge était de 62 ans. Elle est de 50 ans aujourd’hui.

La saison 2014-2015, est placée sous le thème de l’impuissance. Vous hésitez encore?

Jean-Marc Proust

Y aller L’Opéra de Flandres (Vlaamse Opera) compte deux salles, à Anvers et Gand. Places: de 7 à 101 euros. A Gand, la vieille ville est magnifique et vous ne manquerez pas L’Adoration de l'Agneau mystique, chef d’œuvre des frères Hubert et Jan van Eyck, dans la cathédrale Saint-Bavon.

cover
-
/
cover

Liste de lecture