Monde

Jean XXIII et Jean-Paul II sont entrés dans l'Histoire, pas la peine d'en faire des saints

Le pape François va proclamer saints dimanche deux de ses prédécesseurs, Jean XXIII et Jean Paul II. Le Vatican abuse de la sanctification de ses papes, mais ces deux-là ont révolutionné l’Eglise moderne.

Rome, 24 avril 2014. REUTERS/Yara Nardi
Rome, 24 avril 2014. REUTERS/Yara Nardi

Temps de lecture: 7 minutes

Etrange habitude: l’Eglise canonise ses papes! A la manière, disent les mauvaises langues, des dirigeants chinois et soviétiques embaumant, à leur mort, Staline, Lénine ou Mao. Ce dimanche 27 avril au Vatican, devant trois millions de personnes et des dizaines de souverains, chefs d’Etat et de gouvernement —Manuel Valls représentant la France—, le pape François élèvera «à la gloire des autels», selon l’expression consacrée, deux nouveaux saints, les papes Jean XXIII (1958-1963) et Jean-Paul II (1978-2005).

Si on ajoute Pie X (1903-1914), canonisé en 1954, trois papes modernes, sur les sept qui ont régné au XXe siècle, figureront donc, à partir de dimanche, dans le calendrier des saints. Les autres sont déjà béatifiés ou leur cause de béatification (l’étape avant la canonisation) est en procès, y compris celle de Jean-Paul Ier qui n’a pourtant régné que trente-trois jours! Les deux exceptions —et on se demande pourquoi— sont Benoît XV, le pape de la Grand Guerre qui ne ménagea pas ses efforts pour ramener la paix entre Allemands et Français, et Pie XI, le pape de l’entre-deux guerres, qui alerta le monde sur les dangers du bolchevisme et du nazisme. Ces deux-là méritent d’urgence la sainteté!

Déjà en 1965, après l’ouverture d’un procès en vue de béatifier Pie XII —procès bloqué en raison de la polémique sur le «silence» de ce pape durant la shoah et des réserves de la communauté juive—, le théologien progressiste Yves Congar s’était étranglé d’indignation: «Pourquoi cette glorification des papes par leur successeur? On ne sortira donc jamais des vieilles histoires romaines».

L’historien catholique Etienne Fouilloux met ce phénomène sur le compte de l’autosatisfaction d’une Eglise qui veut se prouver que «ceux qu’elle a promus à son sommet méritent d’être reconnus par l’Histoire». Jean XXIII et Jean-Paul II ont pourtant déjà leur place dans l’Histoire. Ce sont les deux plus grands papes du XXe siècle et, de leur temps, leur popularité planétaire égalait bien celle du pape François aujourd’hui. Dès la mort du «bon pape» Jean, en 1963, les cardinaux avaient demandé qu’il soit sanctifié «par acclamations».

Quant à Jean-Paul II, le jour de ses obsèques au Vatican, le 8 avril 2005, en présence de trois millions de fidèles, son portrait avait été hissé par la foule aux cris de «santo subito» (saint tout de suite), rappelant les sanctifications plébiscitaires d’autrefois à Rome.

Deux miracles sont nécessaires pour faire un saint. Jean XXIII a bénéficié d’une procédure dite «simplifiée»: le pape François l’a dispensé d’un deuxième miracle! Pour Jean-Paul II, les choses ont été menées encore plus rondement. Dès les semaines qui avaient suivi sa mort, la presse débordait de récits de miracles attribués à ce pape polonais. Son successeur, Benoît XVI, pourtant à cheval sur la discipline, avait ouvert sa cause de béatification, sans même respecter le délai de cinq ans après le décès, justifié par la nécessité de faire retomber l’émotion populaire.

Un premier miracle dû à l’intercession de Jean-Paul II avait été la guérison «scientifiquement inexpliquée», en 2005, d’une religieuse française, sœur Marie-Simon-Pierre, atteinte d’une maladie de Parkinson, la même que celle qui avait emporté son pape vénéré. Ce miracle avait ouvert la voie à la béatification de Jean-Paul II, célébrée le 1er mai 2011. Dès le soir de cette cérémonie, le deuxième miracle nécessaire à l’étape ultérieure —la canonisation— se produisait au Costa Rica: une croyante, ayant prié le nouveau bienheureux, fut guérie d’une lésion cérébrale réputée incurable !

Jean XXIII, pape de l'Aggiornamento

Si Jean XXIII et Jean Paul II devaient «mériter» leur canonisation, ce serait pour des raisons autrement plus rationnelles. Ils ont été les deux papes qui, dans la seconde moitié du vingtième siècle, ont incarné l’entrée de l’Eglise catholique dans le monde moderne, sa rupture avec des siècles de lutte obscurantiste contre le progrès et la démocratie, contre la Réforme protestante du seizième siècle, contre la Révolution française, contre la modernité et ses idéaux de liberté, d’égalité, d’émancipation.

Après avoir combattu les libertés et les idées nouvelles, la papauté a fini par épouser son époque et, malgré des relents d’intransigeance, y a trouvé une place dans le monde aujourd’hui respectée. Elle le doit à ses deux nouveaux saints, figures d’un néo-catholicisme libéral, qui sont évidemment les plus détestés par les intégristes.

Inconnu des jeunes générations, Jean XXIII est le pape des années 1960, bouillonnantes dans l’Eglise aussi. De son vrai nom Angelo Roncalli, ce cardinal italien a été élu au trône de Pierre en 1958, à un âge avancé (77 ans) et dans un climat de scepticisme et de railleries. Il n'était pas de l'étoffe dont on fait les héros. Diplomate médiocrement noté, il avait cumulé des postes d’ambassade plutôt secondaires à Sofia, à Istanbul et même à Paris. A la Libération, le Vatican était en froid avec le général de Gaulle, qui réclamait le rappel des évêques pétainistes, et il le punit en envoyant comme nonce en France Angelo Roncalli, ce fils sans génie d’une famille de paysans de Bergame, connu pour ses blagues.

C’est ce «pape de transition», comme on l’appelait avec mépris, qui allait révolutionner l’histoire de la papauté. Jean XXIII fut l’homme de l’aggiornamento (mise à jour) de l’Eglise, le premier pape à sortir des murs du Vatican, à aller serrer les mains des prisonniers dans les maisons d’arrêt et des malades dans les hôpitaux, à ouvrir les bras aux «hérétiques» protestants, aux orthodoxes, aux anglicans, à lancer des initiatives de dialogue avec le bloc soviétique, à rompre avec l'«enseignement du mépris» des juifs.

C’est ce vieux pape, souriant et rusé, qui eût l’audace d’ouvrir en octobre 1962, à la grande surprise de la bureaucratie romaine et du monde, le deuxième concile du Vatican. Le précédent, Vatican I, s’était tenu un siècle plus tôt, interrompu par la guerre de 1870 et la conquête des Etats pontificaux par les armées italiennes.

Pendant trois ans au début des années 1960, plus de 2.500 évêques, venus de partout, y compris de la Chine et du bloc communiste, vont se réunir dans la basilique Saint-Pierre et réformer l’Eglise de fond en comble.

Elle modernise sa liturgie (c’est la fin du latin) et renonce aux soutanes de ses prêtres. Elle reconnaît la liberté de conscience et de croyance pour tous les individus, mettant fin au vieux précepte « hors de l’Eglise, point de salut ». Elle se décentralise, puis tend les bras aux autres Eglises protestantes, orthodoxes, séparées par les schismes, puis aux juifs, aux musulmans, aux non-croyants. Elle s’ouvre à tous les peuples, y compris dans les pays communistes, en Afrique, en Amérique latine, en Asie. Une nouvelle carte du catholicisme se dessine. Mort en 1963, Jean XXIII ne verra pas la fin de ce concile qu’il avait initié. Vatican II sera clos, fin 1965, par son successeur, Paul VI, autre pape réformateur.

Jean-Paul II, le pape combattant

Venu de Pologne, Karol Wojtyla est l’un des fils de ce concile Vatican II auquel, jeune évêque de Cracovie, il avait participé avec enthousiasme. Dans la Pologne de sa jeunesse, son tempérament a été forgé à l'épreuve du feu: celui des deux grands totalitarismes —le nazisme et le communisme— du XXe siècle. Karol Wojtyla a connu l’oppression, a travaillé de ses mains, étudié en cachette, joué sur des scènes clandestines, mais aussi fait du sport, écrit des poèmes, enchanté des amis. Cette humanité expliquera la formidable popularité de Jean-Paul II, «sportif de Dieu», arpenteur infatigable du monde, agitateur des consciences, mort infirme dans le dépouillement de la maladie.

En un pontificat d'une durée-record - vingt-six ans -, ce premier pape slave de l'histoire a redonné une nouvelle vigueur au christianisme, demandé pardon pour les fautes historiques commises par son Eglise (antijudaïsme, Inquisition, guerres de religion, etc), contribué par ses voyages « coups de poing » dans sa Pologne natale, son soutien à Solidarnozsc et à tous les dissidents de l’Est, à l'éclatement du système communiste.

Il a redonné aux juifs, « nos frères aînés » dans la foi, leur premier rang, puis dialogué avec l'islam modéré, mis en garde l'humanité contre les dérives de la modernité. Combattant de la paix, du Liban à l'Irak, de l'Afrique aux Balkans, il a lutté pour la réconciliation, la démocratie, la non-violence et la justice.

Jamais un pape ne s'était à ce point identifié à la marche du monde, à ses recompositions et à ses tragédies. Par ses intuitions prophétiques, par ses replis frileux et conservateurs, aucun n'avait été aussi inclassable. On a toujours opposé chez Jean-Paul II le pape de «gauche », militant de la liberté et des droits de l'homme, au pape de «droite », arc-bouté sur la morale la plus traditionnelle et rigide du couple et du sexe. Mais il aura toujours pris le parti de l'homme « blessé » par la guerre, la dictature, le terrorisme, la maladie, par cette « culture de la mort » à laquelle il aura opposé, pendant plus d'un quart de siècle, sa « culture de la vie » et son espérance démesurée de croyant.

Les zones d'ombre

Neuf ans après sa mort, des ombres pèsent pourtant sur son bilan. Le post-communisme fut un échec, que les Eglises de l’Est, écrasées par des décennies de persécution, ont été incapables d’enrayer: réveil meurtrier du nationalisme, triomphe d’un capitalisme débridé et d’une permissivité sans frein.

Le néo-cléricalisme que Jean-Paul II a encouragé sur les débris du communisme (rejet de l’avortement, restitution des biens du clergé, enseignement religieux dans les écoles) a été contesté, y compris en Pologne. Il a irrité ses partenaires de dialogue œcuménique, dont une orthodoxie sortie méfiante de l’enfer communiste, et échoué à réconcilier ce qu’il appelait les «deux poumons», occidental et oriental, du christianisme.

Il est mis en cause aujourd’hui pour une toute autre raison: ce pape n’a pas pris la mesure du scandale de la pédophilie des prêtres, dont l’ampleur n’avait pas encore été révélée de son temps, mais qui alors ne pouvait pas être ignoré. Le progrès des enquêtes judiciaires qui ont suivi et l’attitude plus ferme de Benoît XVI soulignent par défaut l’aveuglement du pape aujourd’hui canonisé.

Il a défendu jusqu’à l’absurde Marcial Maciel, ce prêtre mexicain fondateur des Légionnaires du Christ, dont il faisait un modèle d’ardeur évangélique, mais dont le passé criminel était déjà avéré: pédophilie, maltraitance sexuelle, toxicomanie. Des témoignages effarants parvenaient sur son compte au Vatican et, malgré les alertes de son entourage, spécialement du cardinal Ratzinger, Jean-Paul II, en souvenir des attaques contre le clergé polonais, opposa toujours le même argument: on veut nuire à l’Eglise !

L’héritage de Jean-Paul II souffre aussi de la comparaison avec certaines décisions de ses deux successeurs. Modèle de lucidité, la «renonciation», en février 2013, du pape Benoît XVI, 86 ans, constatant l’épuisement de ses forces et son incapacité à gouverner l’Eglise, est citée en exemple. Supportant avec courage sa maladie et son impotence, Jean-Paul II avait fait le choix inverse et refusé de démissionner, après y avoir fortement songé. Il était allé au bout d’une mission que, disait-il, «seul Dieu peut reprendre». Mais sa longue fin de règne et une paralysie désastreuse à la tête d’une Eglise déclinante avaient retardé les réformes nécessaires.

L’intransigeance du discours sexuel et moral de Jean-Paul II et, dans un tout autre domaine, son refus de s’attaquer aux privilèges d’une Curie romaine qu’il jugeait irréformable, et qu’il délaissait par ses innombrables voyages, sont aussi opposés, depuis un an, à la volonté réformatrice du nouveau pape François.

«C’était un homme de Dieu, mais il n’est pas nécessaire de faire de lui un saint», avait dit le prestigieux cardinal jésuite Carlo-Maria Martini, ancien archevêque de Milan, décédé en 2012, dans sa déposition en vue de la canonisation du pape polonais. Mais il n’a pas été entendu. La dévotion populaire a balayé toutes les préventions.

Henri Tincq

cover
-
/
cover

Liste de lecture