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«Valparaíso, quelle absurdité tu es. Oh fou! Port fou et ta tête monstrueuse. Hirsute, tu n'arrives pas à te peigner. Jamais tu n'as eu le temps de t'habiller. Toujours la vie t'a pris de court. La mort t'a réveillé en chemise, en culottes longues et à franges de couleur (…) La poussière couvrait tes yeux, les flammes brûlaient tes souliers, les solides maisons des banquiers trépidaient comme des baleines blessées. Pendant que là-haut, les maisons des pauvres sautaient dans le vide comme des oiseaux prisonniers, qui, essayant leurs ailes, s'effondrent.»
Depuis le 13 avril, l'Ode à Valparaíso de Pablo Neruda, porteño d'adoption, résonne dans les cerros (collines) calcinés de la ville. Onze cerros touchés[1], occupés aujourd'hui par des centaines de jeunes volontaires venus nettoyer ce labyrinthe de cendres perché dans les hauteurs de la ville. Des étudiants de tout le Chili ont délaissé les bancs de l'université pour aider Valparaíso, ville chérie du pays.
Chaque matin, ils montent avec une pelle dans le dos et un foulard bariolé sur le nez, puis redescendent à la tombée de la nuit, le visage noir de cendres. «L'engagement est fantastique. Un jeune qui ne déblaie pas doit se sentir lâche. C'est une ambiance de colo: la musique sur le portable, les garçons et filles se draguent. C'est une mode, un rite initiatique», raconte Matias, étudiant porteño.
Le 13 avril, dans les collines de la ville. REUTERS/Eliseo Fernandez
Valparaíso est habituée aux catastrophes naturelles, d'où cette solidarité impressionnante. Deux tremblements de terre ont frappé le port au cours du XXe siècle. En 1906, un terremoto d'une magnitude de 8,2 sur l'échelle de Richter fait 3.000 morts et détruit 70% de la ville. En 1985, un nouveau séisme d'une magnitude de 7,8 fait 177 morts. Même si cet incendie est le plus ravageur de son histoire, la ville en affronte chaque année. Les pompiers, tous volontaires, sont les héros de la cité portuaire.
«Valparaíso, sur ta poitrine australe sont tatoués la lutte, l'espérance, la solidarité et la joie. Comme des ancres qui résistent aux vagues de la terre», écrivait le même Neruda. «Valparaíso renaît à travers les catastrophes. Les cerros sont des montagnes russes comme l'histoire de la ville», illustre Pato Gonzalez, directeur de l'École de Rock de Valparaíso.
Aux catastrophes naturelles s'est ajouté le drame économique de 1925, date de l'inauguration du Canal de Panama. Avant sa création, tous les bateaux passaient par le Détroit de Magellan et ses tempêtes mortelles. Valparaíso était le premier port des Cap Horniens, heureux de débarquer après avoir effleuré la mort. «Les survivants se posaient ici un anneau à l'oreille en mémoire de la traversée. Valparaíso était un port mythique. Un port de fêtes, avec tous ses bars et ses bordels. Un port chanté, peint, poétisé. La création du canal a bouleversé l'atmosphère et l'économie de la ville. Valparaíso est devenue pauvre, abandonnée», retrace Pato. Le Joyau du Pacifique s'est alors réinventé grâce au tourisme, la diversification de son industrie et la refonte de sa marine marchande.
La vie parallèle des hauteurs
Mario, 71 ans, vit dans le cerro Merced, dévasté par le feu. Sa maison a été épargnée, au contraire de toutes celles construites en amont. Depuis son perron, il contemple un cerro noir, déjà vidé de ses débris. «Je serais incapable de te dire où se situait chaque casita, l'agencement était sauvage». Valparaíso n'a pas de date de fondation, elle n'a jamais été pensée par des architectes.
Les porteños ont investi les cerros sur plusieurs décennies de manière anarchique. «Dans les quartiers brûlés —des cerros pauvres, ouvriers— les maisons en bois colorées étaient imbriquées les unes sur les autres. Leurs habitants vivaient en collectivité. On a perdu une part de notre patrimoine immatériel», regrette Victor Hugo, propriétaire de la librairie Ivens, place Anibal Pinto.
«Le travail, l'argent, les bars sont sur la partie plane de la ville. Sur les sommets, les porteños ont développé une organisation communautaire, autonome. Il y a des marchés, des épiceries improvisées. Ici tu as des associations sportives, mais aussi de plombiers, de couturières, etc. Chaque cerro organise ses réunions de voisins. Cette culture permet aux plus démunis de faire la fête, sans dévaler 200 mètres pour dépenser leur maigre salaire dans les bars», décrit Gonzalo Ilabaca, célèbre peintre chilien.
Le 14 avril. REUTERS/Eliseo Fernandez
Labyrinthes d'escaliers et de ruelles escarpées, les cerros génèrent une promiscuité. « Il n'y a pas d'espaces entre les maisons, tout s'entend. On connaît ainsi les forces et faiblesses de ses voisins. Il ne peut y avoir de secrets ni d'intimité. Cette vie n'est pas confortable, mais c'est celle du Valparaíso Alto », ajoute Gonzalo.
Le graveur Loro Coirón, de son vrai nom, Thierry Defert, est le Français le plus connu de Valparaíso. Depuis 1995, il grave des scènes de vie avec cette maxime en tête, «il n'y a pas de lieux, juste des moments dans les lieux». Parfaitement intégré à la ville, il parle espagnol comme une vache française, et le revendique. «Je suis ici depuis vingt ans, mais je parle mal. On s'en fout, un port est cosmopolite, ouvert à l'étranger. Les cultures et les langues se complètent. C'est une symphonie, comme le sont les 42 cerros. On ne peut pas en supprimer un. Si tu retires les crevettes d'une paella, ce n'est plus une paella».
«Comme dans un film de Kusturica»
Ville d'artistes et travailleurs, Valparaiso est «une belle gitane», comme la surnomme Loro Coirón. Elle s'est développée à l'opposé de sa voisine, Viña del Mar, station balnéaire préférée des Chiliens, plus propre et bourgeoise.
Valparaíso est considérée comme une des villes les plus colorées du monde. Cette architecture vive et informelle, ses interminables escaliers et 15 ascenseurs chargés d'histoire, sont inscrits au Patrimoine de l'Humanité de l'Unesco depuis 2003. Les cerros Bellavista, Concepcion ou Alegre sont un musée à ciel ouvert d'art de rue, renouvelé sans cesse par des artistes venus du monde entier. «Valparaíso te pousse à regarder et pas seulement voir. Elle stimule l'imaginaire et libère l'artiste qui dort en chacun d'entre nous», apprécie Alan Lam, peintre-pizzaïolo de la rue Almirante Montt.
«Ici, les gens ne sont pas ponctuels mais disposent du temps. Ils sont libres. Le porteño grimpe lentement dans les cerros, il peut attendre dix minutes dans l'ascenseur sans réclamer qu'il démarre. Les enfants sont plus enfants qu'à Santiago. Ils jouent dans les arbres, les impasses, les escaliers. Ils courent après un ballon dévalant les pentes à chaque but», raconte Manuel Lopez, dit El Minutero, dernier photographe ambulant de la ville.
«Ce décor rend poétique chaque instant de la vie quotidienne, comme dans un film de Kusturica. Tout peut se produire ici. C'est un bordel loufoque où chiens, chats et personnages de toutes les générations s'entremêlent ». Une poésie qui se retrouve dans le nom des cerros. «Ici, tu vis à Mariposa (papillon), tu travailles à Alegre (joie), ton cousin habite Playa ancha (plage large), alors qu'il n'y a aucune plage», s'amuse Pato Gonzalez. «Ces collines portent des noms profonds. Voyager parmi ces noms est un voyage sans fin, parce que le voyage, à Valparaíso, ne prend fin ni sur la terre ni dans les mots», écrivait Neruda.
Templeman street, en janvier 2013. REUTERS/Marcos Brindicci
Charmeuse, la ville se regarde sans cesse. Quelle que soit son altitude, chaque rue offre une perspective unique sur la mer et les 42 cerros. L'incendie va laisser une cicatrice noire dans cet amphithéâtre de couleur.
«L'océan est notre psychologue»
Valparaíso n'est plus une cité de marins, mais la mer est omniprésente. «L'amphithéâtre est un lieu de spectacles. Dans le nôtre, la scénographie est la mer, le scénario futur. Le Chili détient plus de 4 000 kilomètres de côtes, et seulement quatre ports d'envergure. La marine marchande est notre avenir, davantage que le tourisme», estime Gonzalo Ilabaca.
La ville est nostalgique de la bohème des années 1950-1960. Une période où le voyageur débarquait davantage de la mer que de la terre. Une période où les cafés stylisés pour touristes fortunés n'avaient pas encore remplacé les bars de marins aux planchers suintants. Une période où la séduction passait par la cueca - danse folklorique chilienne - et non dans les caves d'un night-club américanisé.
«Perdre les bars de marins est une évolution naturelle. Mais Valparaíso ne doit pas perdre ses panoramas sur la mer en construisant de grands édifices», prévient le peintre. «La mer est notre psychologue. Gratuit, ouvert toute l'année, 24h/24. Une drogue apaisante, addictive mais sans effets secondaires. Après toutes les catastrophes vécues, si nous étions une ville plate, nous serions une population marginale et violente. Ici, les quartiers pauvres sont aussi les plus près du ciel. Ils disposent du plus beau point de vue sur l'océan pour déverser leurs frustrations.»
Du haut du cerro Merced, Mario pourra toujours contempler l'océan pour se consoler des ravages de l'incendie. Il se demande encore comment le brasier s'est déclenché. «La théorie officielle est que deux oiseaux se sont électrocutés sur un câble électrique, avant d'enflammer les alentours avec l'étincelle. Cette histoire ne peut être crue qu'à Valparaíso.»
Mario Bompart
[1] Cerros Merced, Mariposa, La Cruz, Monja, Pajonal, Ramaditas, La Virgen, Santa Elena, El Litre, Las Cañas, Vergel. Retourner à l'article