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Ukraine: et si Odessa tombait?

Malgré les différences d’opinions entre pro-russes et pro-Euromaïdan, difficile de trouver quiconque à Odessa accueillant favorablement l’idée d’une invasion par les forces russes. Tout dépendra du bon vouloir d’un seul homme.

Manifestation de pro-Russes dans le port de la mer Noire, le 10 avril 2014. REUTERS/Yevgeny Volokin
Manifestation de pro-Russes dans le port de la mer Noire, le 10 avril 2014. REUTERS/Yevgeny Volokin

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ODESSA, Ukraine

Le soir du 12 avril, les habitants de cette ville au bord de la mer Noire ont découvert qu’ils avaient tous un point commun: ils n’arrivaient pas à fermer l’œil. Facebook, forme la plus populaire de média social en Ukraine, était submergé par une vague inhabituelle de commentaires nocturnes angoissés: la Russie s’apprêtait-elle envahir le pays?

Plus tôt dans la journée, des hommes armés prorusses avaient renforcé leur contrôle de sites-clés de l’est du pays. La télévision ukrainienne avait diffusé une vidéo spectaculaire montrant 20 militants masqués et en uniforme attaquant un commissariat dans la petite ville de Kramatorsk.

A Donetsk et à Louhansk, d’autres hommes lourdement armés avaient resserré leur emprise sur d’autres bâtiments gouvernementaux, réitérant leur exigence d’indépendance régionale et de tenue de référendums sur le rattachement à la Russie.

Tôt dimanche matin, on a appris qu’au moins un officier ukrainien avait été tué et cinq autres blessés lors d’une tentative de reprise de bâtiments officiels aux mains des hommes en armes dans la petite ville de Sloviansk. Ce fut la première effusion de sang signalée dans l’est de l’Ukraine.

Les Ukrainiens ont retenu leur souffle collectif. Le défi auquel était confrontée l’administration postrévolutionnaire à Kiev était clair: échouer à réagir fermement face aux milices saperait l’autorité du gouvernement, mais s’y opposer en faisant usage de la force pourrait provoquer des morts et des blessés que le Kremlin n’aurait plus qu’à utiliser comme prétexte pour lâcher ses 40.000 soldats massés à la frontière.

La plupart des Ukrainiens qui s’identifient comme «Russes» ou «russophones» vivent dans les trois provinces orientales du pays –ce qui explique sans doute pourquoi les hommes armés ont précisément ciblé ces régions. Mais un autre lieu en Ukraine a également été évoqué comme la cible possible d’une intervention russe: Odessa.

Capturer la ville priverait l’Ukraine de son dernier accès à la mer et permettrait au président russe Vladimir Poutine d’établir un corridor reliant la Russie et la région séparatiste de Transnistrie, située en république de Moldavie, à la frontière occidentale de l’Ukraine (la Transnistrie est majoritairement peuplée de Russes et d’Ukrainiens qui regrettent amèrement l’effondrement de l’Union soviétique et clament régulièrement leur désir d’union dans le style de celle de la Crimée avec la Russie).

Il ne fait aucun doute que de nombreux Odessites se verraient bien passer sous la férule de Moscou. Dans les rues, on entend très peu parler ukrainien; on estime qu’environ 90% du million d’habitants de la ville préfèrent utiliser le russe dans leur vie quotidienne. Politiquement cependant, Odessa est très clairement divisée entre ceux qui approuvent l’annexion par la Russie et ceux qui conservent leur loyauté aux objectifs d’Euromaïdan, révolution qui a renversé le gouvernement du président Viktor Ianoukovitch (la photo ci-dessus montre des manifestants pro-Euromaïdan rassemblés autour d’un monument d’Odessa le 30 mars dernier).

Les deux groupes ont organisé des manifestations rivales au cours des dernières semaines, provoquant parfois des affrontements –comme ce fut le cas le 10 avril, lorsque des membres du groupe nationaliste ukrainien Secteur droit ont assiégé un homme politique prorusse dans son hôtel, avant d’être à leur tour encerclés par ses partisans (la confrontation put finalement être désamorcée sans effusion de sang).

Pourtant, malgré les différences d’opinions, difficile de trouver quiconque à Odessa accueillant favorablement l’idée d’une invasion par les forces russes. «J’ai peur de la guerre», déclare Alina Savtchenko, enseignante de 25 ans qui souligne qu’elle a de la famille en Russie et en Ukraine. «Je vis ici. Je ne veux voir aucun conflit parmi les miens.» Elle n’a pas grand-chose à dire de positif sur le gouvernement révolutionnaire de Kiev, mais elle préfèrerait voir les Ukrainiens résoudre eux-mêmes leurs problèmes «sans interférence de l’extérieur, que ce soit de l’Europe ou de la Russie.»

Les sondages semblent indiquer qu’Alina Savtchenko représente la majorité. De récentes enquêtes menées dans l’est de l’Ukraine révèlent que même là, seule une toute petite minorité—entre 4 et 4,7% de la population—souhaite faire sécession.

Beaucoup d’Odessites semblent dépassés par la vitesse et l’intensité du changement de ces derniers mois. La monnaie ukrainienne, la hryvnia, a perdu 35% de sa valeur depuis le début de l’année, ce qui a fait grimper les prix de nombreuses denrées alimentaires et de biens importés. Les prix de l’essence et des matières premières ont également flambé. Les Odessites s’inquiètent à l’idée que la saison touristique estivale, source de revenus cruciale pour beaucoup d’habitants, commence déjà à être sapée par les débats sur la guerre.

Pendant ce temps, les journaux télévisés bombardent les téléspectateurs de reportages sur la frénésie de tentatives diplomatiques internationales tentant de gérer la crise, d’images de mobilisation militaire des deux côtés de la frontière et de manœuvres politiques en vue des élections présidentielles prévues le mois prochain (quelle que soit la chaîne, on voit en haut à gauche de tous les écrans un petit drapeau ukrainien et le slogan plein d’optimisme «Le pays est uni»).

Pour compliquer encore un peu plus le sentiment de confusion générale, Odessa vient de devenir le port d’attache du vaisseau amiral de la marine ukrainienne, le Hetman Sahaidatchni, l’un des rares navires de la flotte qui n’ait pas été capturé par les Russes lorsqu’ils se sont emparés de la Crimée.

Boris Hersonski, poète odessite et analyste politique, pense que Poutine ne veut pas vraiment envahir l’Ukraine. Le coût d’une telle démarche serait tout simplement trop élevé d’un point de vue financier et humain, car Moscou se retrouverait soudain obligée de soutenir l’économie lourdement subventionnée de l’est industriel ukrainien. Il pense qu’il est dans l’intérêt de Poutine de maintenir une Ukraine faible et en déséquilibre, de fomenter l’instabilité qu’il sera ensuite possible d’exploiter selon le bon vouloir du dirigeant russe.

Hersonski admet cependant qu’on ne peut écarter absolument la possibilité d’une invasion—et il affirme que cette perspective le remplit de terreur, même s’il avoue un fort attachement émotionnel à la langue russe. Malgré tous les problèmes de l’Ukraine, explique Hersonski, il ne voudrait pas l’échanger contre la Russie:

«Les contradictions de l’Ukraine valent toujours mieux que l’absence totale de contradictions de la Russie

Lui et ses amis aiment à citer une plaisanterie grinçante qui pousse encore plus loin la comparaison entre la Russie autoritaire de Poutine et une Ukraine dysfonctionnelle mais relativement démocratique:

«Les forces prorusses organisent des rassemblements en faveur d’un référendum pour pouvoir rejoindre un pays où les référendums n’existent pas

Zoya Kazanzhi, journaliste et pro-Maïdan, raconte que la perte de la Crimée les a poussés, elle et son mari, à évoquer ce qu’ils feraient si Poutine décidait de ne faire qu’une bouchée d’Odessa: «Nous en avons déjà discuté, explique-t-elle. Nous partirions.» Cette idée est particulièrement douloureuse, car ils ont été témoin du sort de plusieurs journalistes ukrainiens qui ont cherché refuge à Odessa après avoir fui les Russes en Crimée, en laissant tout derrière eux. Mais la décision de Zoya est prise: «Nous ne voudrions pas vivre ici si [Odessa] devenait une partie de la Russie

Pour le moment, les Odessites ne peuvent qu’attendre—et continuer à vivre avec le sentiment toujours plus prégnant que leur sort ne sera déterminé ni par eux-mêmes, ni par leur propre gouvernement, mais par un petit homme dans un bureau de la lointaine Moscou. Il semble profondément étrange que dans la deuxième décennie du XXIe siècle, des millions d’Européens se retrouvent face à une telle situation. Que cela vous plaise ou non, c’est pourtant là que nous en sommes.

Christian Caryl

Traduit par Bérengère Viennot

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