Temps de lecture: 4 minutes
Trajet en voiture à travers des champs verdoyants, au sud-est d’Oran. Devant moi, deux jeunes en mobylette tracent sur la petite route de campagne. Passage devant un beau cimetière: des tombes aux pierres blanches nichées sous des milliers de fleurs sauvages. Puis une pancarte décrépite: «La commune de Sidi-Chahmi vous souhaite la bienvenue», et c’est l’arrivée à Hassi Labiod.
C’est à peine un bourg. Deux, trois rues, aux chaussées défoncées. Des maisonnettes en briques et ciment nu, inachevées. Ici, tout respire la poussière, la misère et le désespoir. A tel point que deux jeunes s’y sont immolés fin mars pour protester contre un avis d’expulsion de leur famille.
Fathi Manaa, 22 ans, vivait avec huit autres membres de sa famille dans leur maison à moitié en ruine. La famille dit l’occuper depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962. Un particulier a fait valoir des droits de propriété. Lorsque les pouvoirs publics sont arrivés pour vider les lieux, le jeune homme s’est aspergé d’essence et pris feu sous les yeux des forces de l’ordre, des voisins et de sa famille. «J’ai tenté de le sauver, d’éteindre les flammes avec une couverture. Trop tard», raconte Aissa Manaa, 29 ans, le frère du défunt. «Maintenant, j’ai l’impression que c’est un chat qui est mort. Personne ne donne suite à cette histoire, personne ne pense à lui.»
Des drames comme celui de Hassi Labiod sont monnaie courante en Algérie. Depuis trois ans, le nombre des suicides et tentatives de suicide par immolation a augmenté. Un phénomène qui imite le geste commis en décembre 2010 par le jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi, à l’origine du printemps arabe en Tunisie.
En Algérie, ces actes, commis dans la quasi-indifférence, expriment non pas une revendication politique mais un immense désespoir, dont la crise du logement semble être la principale cause.
La grande majorité des jeunes vit encore chez ses parents, sans espoir viable d’un déménagement. «Moi, j’ai 35 ans et j’habite toujours chez mon père», déplore Fayçal, agriculteur dans la région de Bouira et toujours célibataire.
Comme lui, beaucoup de jeunes Algériens affirment ne pas pouvoir fonder une famille, faute de salaires et de logements décents. D’autres continuent de vivre avec leurs parents même après s’être marié et avoir eu des enfants.
«Le logement est une revendication majeure pour les gens. Certains possèdent des châteaux, d’autres n’ont rien», souligne Kaddour Chouicha, responsable du bureau de la Ligue algérienne des droits de l’Homme (LADDH) à Oran, notant l’inégalité dans la distribution des logements, entachée de corruption et de clientélisme. «Les gens font des demandes, ils n’ont pas de nouvelles pendant des mois voire des années, puis quand vient l’affichage des listes de bénéficiaires, il y a des émeutes.»
Conscient de cette bombe à retardement, le gouvernement algérien a accéléré la réalisation de logements, avec la mise en place de trois grands plans quinquennaux depuis 2000. Un programme colossal de construction a été lancé, avec la promesse de construire plus de deux millions de logements (sociaux, en location-vente ou habitat rural) dans le cadre du plan 2010-2014.
Malgré des résultats visibles à l’œil nu avec des milliers de chantiers en cours dans les principales villes du pays, la crise continue. Avec l’explosion démographique, l’exode rural, et les catastrophes naturelles (inondations à Bab El-Oued en 2001, tremblement de terre à Boumerdès en 2003), les besoins en logements du pays sont estimés entre 200.000 à 250.000 unités par an, mais les capacités de production nationale ne sont que de 80.000 logements, selon le ministère algérien de l’Habitat.
Alors à ce rythme-là, il faudra des années pour parvenir à rattraper le retard accumulé. «Le gouvernement n’arrête pas de promettre, avec des chiffres élevés, mais le nombre de construction de logements sociaux n’est pas à la hauteur», estime Kaddour Chouicha.
La qualité non plus, à voir les dizaines d’immeubles de la cité Kharrouba, près de Mostaganem à l’est d’Oran… Ici, les bâtiments datent d’à peine trois ans, mais ils sont déjà décrépis. Peinture écaillée, maçonnerie négligée, gouttières rafistolées, finitions bâclées voire inexistantes. Un cauchemar d’architecte vu de l’extérieur, même si à l’intérieur, les appartements sont plutôt spacieux. Khadidja Zerouali vit dans un F3 avec sa mère et ses trois enfants âgés de 20, 22 et 29 ans, après avoir été forcée de quitter sa vieille maison en front de mer de Mostaganem.
«Quand on est arrivé ici en 2011, c’était un chantier, ils étaient encore en train de faire des travaux», se rappelle-t-elle. Trois ans plus tard, la cité est toujours en chantier. Un état de travaux perpétuel. L’asphalte pour les voiries n’est arrivé qu’il y a deux ans. Et pour l’éclairage public, les habitants attendent encore. «Il y a des lampadaires mais pas de courant. Ils ont allumé un jour, il y a eu un court-circuit, de la fumée et ça s’est éteint», rigole Khadidja. «Ils ne sont plus revenus, c’était il y a trois mois.» «Ah, ils font petit à petit, un peu à chaque fois», renchérit sa mère Saadiya, en souriant.
Khadidja se plaint aussi de ne pas être raccordé au gaz de ville, un comble dans un pays riche en hydrocarbures comme l’Algérie. Mais pour certains acquéreurs de logements sociaux dans les nouvelles cités, le gaz n’est même plus une exigence: ils en sont encore à se battre pour avoir un raccordement à l’eau et à l’électricité.
D’où l’appel des associations et de la LADDH à la poursuite du programme de logements sociaux avec «des contrôles plus sévères et une répartition plus démocratique». Début avril, le ministère de l’Habitat a annoncé la réalisation de 1,6 million d'unités de logement sur la période 2015-2019, avec un coût estimé à 56 milliards de dollars.
Dénonçant l’inaptitude de certaines entreprises locales, le ministère a déclaré vouloir confier des chantiers à des compagnies étrangères pour accélérer la construction du parc immobilier.
Ces annonces font hausser les épaules à Hassi Labiod. Trois semaines après les immolations, les habitants sont encore sous le choc et profondément amers face à l’indifférence des pouvoirs publics.
En sortant du bourg, Aissa Manaa pointe du doigt le cimetière: «C’est là que mon frère est enterré.» Le jeune homme et sa famille attendent toujours les résultats de l’enquête sur les circonstances du drame. L’avis d’expulsion, lui, a été gelé, pour le moment. «Là, c’est la période électorale, tout le monde dit qu’il va s’en occuper etc. Mais après les élections, ils s’en ficheront de nouveau».
Karine G. Barzegar