Politique / France

Valls, Macron, Sapin: ce que signifie la présence massive de disciples de Rocard au pouvoir

Ou comment le PS a fini par «avaler l'économie de marché».

Michel Rocard, le 7 mai 2004. REUTERS/Jean-Paul Pélissier.
Michel Rocard, le 7 mai 2004. REUTERS/Jean-Paul Pélissier.

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«Ma revanche viendra», aurait confié Michel Rocard, le 15 mai 1991, à son directeur de cabinet Jean-Paul Huchon. Ce jour-là, le Premier ministre se trouve sur le perron de l’hôtel Matignon. Ses cartons sous le bras, il quitte la rue de Varenne à la demande du président de la République, François Mitterrand, au terme de trois années d’une cohabitation haineuse entre les deux hommes.

Rocard s’imagine déjà en héraut du PS pour la présidentielle de 1995. Succéder à Machiavel en son palais de l’Elysée, voilà une revanche qui aurait de l’allure. Mais l’histoire en a décidé autrement, l’ancien maire de Conflans-Sainte-Honorine n’ayant, depuis lors, jamais été en mesure de se porter candidat (et ce n’est pas faute d’avoir essayé).

Sa revanche est finalement intervenue le 31 mars dernier, jour où François Hollande a nommé Manuel Valls au poste de Premier ministre. Vingt-cinq après, le rocardisme faisait son retour au cœur du pouvoir.

Le nouveau chef du gouvernement a en effet posé ses premiers pas en politique dans ceux de son prédécesseur. Au cours des années 80, il présidait les Clubs Forum, ces regroupements de jeunes rocardiens. Entre 1988 et 1991, il a travaillé à Matignon aux côtés de son mentor comme chargé de mission. Et, dans une récente interview, Michel Rocard assure lui-même que, «bien sûr», Valls est rocardien.

Déjà, en mai 2012...

Bien que mitterrandiste, François Hollande le social-démocrate n’a d'ailleurs pas attendu la moitié de son mandat pour confier des postes-clés aux disciples de l’ancien Premier ministre. Depuis mai 2012, nombre de personnalités se réclamant de l’héritage de Rocard, ou ayant commencé leur carrière à ses côtés, sont à la barre du pouvoir socialiste.

A l’Elysée, le jeune Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint de la présidence en charge de l’économie, présenté comme tout-puissant, ne se reconnaît ainsi comme mentor que l’ex de Matignon. La directrice de cabinet, Sylvie Hubac, est elle une ancienne des cabinets Rocard.

Au gouvernement, les disciples de l’ancien Premier ministre ne manquent pas non plus. Michel Sapin, nommé ministre des Finances lors du dernier remaniement, a ainsi adhéré au PS en 1975 pour aider l’ancien représentant du PSU à conquérir le pouvoir. Ce dernier l’a récompensé de sa dévotion en venant le soutenir à Argenton-sur-Creuse lors de sa première élection à l'Assemblée en 1981.

La ministre des Affaires sociales Marisol Touraine est elle entrée à 29 ans au cabinet de Michel Rocard, «un ami de toujours de [son] père», le sociologue Alain Touraine. Le ministre de l’Education nationale Benoît Hamon, bien que représentant aujourd’hui l’aile gauche du PS, a lui aussi débuté sa carrière politique dans son sillage, en même temps que Valls.

Dans une moindre mesure, Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, a été un temps le compagnon de route de Rocard, avant de rejoindre Pierre Mauroy. Et si Bernard Cazeneuve n’est pas un rocardien de la première heure, l’ancien chef du gouvernement rend tout de même régulièrement visite à son «ami» au ministère de l’Intérieur.

Le rocardisme s'est dissout dans le socialisme

Ce phénomène est-il étonnant? Non, si l’on en croit Michel Sapin, cité par Rue89:

«J’ai l’impression de ne plus être original tant le rocardisme –le principe de réalité, tout le substrat de la deuxième gauche– s’est dissout dans l’ensemble du socialisme.»

Il semble en effet loin le temps où Laurent Fabius, jeune directeur de cabinet de François Mitterrand, déclarait:

«Entre le marché et le plan, il y a le socialisme.»

C’était en avril 1979, lors du congrès de Metz. La capitale mosellane était alors le théâtre d’un affrontement violent entre rocardiens et mitterrandistes, les premiers accusant les seconds de faire preuve d’«archaïsme» dans leur rapport à l’économie. En retour, le gros mot de «libéral» était utilisé à leur endroit (ce que l’homme assume aujourd’hui, puisqu’il se définit comme un «socialiste libéral»).

La victoire du clan Rocard est depuis incontestable. En 2008, le PS abandonne ainsi dans ses statuts la référence aux «espérances révolutionnaires» pour se convertir à «l’économie sociale et écologique de marché […] régulée par la puissance publique». Finie la voie intermédiaire entre le marché et le plan.

Accepter l’économie de marché, refuser l’horizon marxiste d’une société égalitariste, promouvoir la décentralisation: telles étaient les idées phares du rocardisme, courant qui s’est longtemps assimilé à la deuxième gauche (partant du principe que la première était portée par François Mitterrand). Autant de principes qui, aujourd’hui, se sont dissous dans l’ADN du PS, pour reprendre l’expression de Michel Sapin.

En 1997, déjà, le gouvernement Jospin comptait son lot de rocardiens pur jus, d’ex du PSU ou encore d’héritiers de la deuxième gauche: Dominique Strauss-Kahn à l’Economie, Alain Richard à la Défense, Catherine Trautmann à la Culture ou encore Elisabeth Guigou à la Justice, pour ne citer qu’eux.

A l’époque, cela était affaire, aussi, de questions d’équilibre des courants au sein du PS, xe qui n’est plus le cas aujourd’hui. Lionel Jospin menait alors une politique proche par certains aspects du «réalisme» économique cher aux rocardiens: privatisations, emplois jeunes, réduction du temps de travail…

«Longue dissidence»

Thuriféraire du «big bang politique», Michel Rocard récuse cependant avoir porté une vision originale de la politique. Selon lui, le terme de «rocardisme» a été inventé par les journalistes et «ne veut rien dire». Ce qui ne l’a pas empêché de tenter de le définir dans une récente interview au Point, tout en fausse modestie:

«Depuis un siècle, la gauche française a en commun des valeurs qui sont issues d'un mariage tragique entre le jacobinisme et le marxisme. […] Ceux qui n'étaient ni totalement jacobins ni totalement marxistes étaient minoritaires tout du long. C'est une longue dissidence qui commence avec Jean Jaurès. […] Le mot est appliqué à ceux qui […] pensent qu'il faut s'intégrer dans une économie de marché en essayant de donner des résultats de distribution qui soient sociaux.»

François Hollande poursuit et amplifie le sillon tracé par ses devanciers depuis le début de son mandat: politique de l’offre caractérisée par le CICE et le pacte de responsabilité, flexisécurité sur le marché du travail, allongement de la durée de cotisation pour la retraite ou encore non-remplacement de fonctionnaires. Autant de mesures que n’aurait pas renié Rocard s'il était vraiment parvenu à conquérir le pouvoir pour mettre en œuvre ses idées.

Un échec qu'il doit sans doute à sa manière un rien alambiquée de délivrer ses messages. En effet, qui d’autre que Rocard pouvait prendre des airs de Cassandre le soir de la victoire de la gauche, le 10 mai 1981, en usant, place de la Bastille, de la double négation?

«Mes amis, ce soir, je ne me sens pas le droit de ne pas vous dire que ce sera difficile.»

Une réflexion bien plus tortueuse que celle livrée par l’intéressé à Libération en décembre 2012:

«Les socialistes ont fini par avaler l’économie de marché.»

La voilà, sa revanche.

Olivier Faye

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