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Pourquoi la CPI, condamnant les pires crimes du monde, néglige-t-elle les survivantes de viol?

Le 7 mars, Germain Katanga a été condamné pour crime contre l'humanité et crimes de guerre commis en RDC. Mais pas pour viols.

Dans un hôpital de Goma, en 2009. REUTERS/Alissa Everett.
Dans un hôpital de Goma, en 2009. REUTERS/Alissa Everett.

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Le village de Bogoro, en République démocratique du Congo, est une enclave de verdure, saupoudrée de terre ocre et constellée de dépôts aurifères. Le 24 février 2003, au petit matin, au moins 200 habitants de Bogoro furent massacrés par les Forces de résistance patriotique de l'Ituri (FRPI), un groupe rebelle dirigé par un homme surnommé Simba («le lion» en swahili). Quand elles ne furent pas tuées par balle, les victimes furent découpées à la machette –un accessoire de mort ayant aussi beaucoup servi lors du génocide rwandais, tant il permet d’économiser de précieuses munitions. Et au cours de cette boucherie, comme parmi tant d'autres atrocités de masse commises lors de l’interminable conflit congolais, des femmes furent violées; certaines même transformées en esclaves sexuelles.  

Mais, contrairement à la majorité des crimes inhumains commis à l'encontre de civils congolais, la justice eut ici sa chance. Germain Katanga, ancien chef de la FRPI et aujourd'hui âgé de 35 ans, fut remis en 2007 à la Cour pénale internationale (CPI), pour des chefs d'accusation incluant le meurtre et l'attaque contre une population civile. Il fut aussi accusé d'actes de viol, d'esclavage sexuel et d'avoir utilisé des enfants soldats.

Le vendredi 7 mars 2014, Katanga est reconnu coupable de complicité d'un crime contre l'humanité (meurtre) et de quatre crimes de guerre (meurtre, attaque contre une population civile, destruction de biens et pillage). Mais il est acquitté de tous les chefs d'accusation relevant de violences sexuelles.  

Que l'affaire se passe au Congo, en Afrique ou dans le reste du vaste monde, c'est loin d'être la première ou la dernière fois qu'un individu se voit mis hors de cause pour des accusations de viols, qu'importe qu'ils aient visiblement été commis sous son autorité.

Les crimes contre les femmes passent après

Naturellement, la communauté internationale des activistes œuvrant à mettre fin à la violence sexuelle est fatiguée de voir, seigneur de guerre après seigneur de guerre, les tribunaux blanchir leurs accusés de viols, mais pas leurs accusés de meurtres. Comme si la justice pour les crimes contre les femmes passaient toujours en dernier, à la toute fin de la longue et lente ligne de condamnations et de réparations pour les pires crimes du monde, égrainées telles les miettes du Petit Poucet.

Dans un communiqué, Brigid Inder, directrice exécutive des Women's Initiatives for Gender Justice, une organisation internationale visant à défendre les droits des femmes par l'entremise de la CPI, estime que le verdict du 7 mars est «dévastateur» pour les victimes du massacre de Bogoro, et pour celles d'autres attaques commises par les milices de Katanga. Et, dans une interview, Jody Williams, lauréate du prix Nobel de la paix et présidente de la Nobel Women's Initiative, a déclaré que, si la condamnation de Katanga pour crimes de guerre était «un pas en avant pour tout ceux qui espèrent réparer les divisions de la République démocratique du Congo, la justice a de nouveau été refusée aux survivantes des violences sexuelles commises par les troupes de Katanga».

«Que Katanga ait été acquitté de ses chefs d'accusation relevant du viol et de l'esclavage sexuel envoie un terrifiant message à toutes les survivantes de viol et de violences sexuelles à travers le monde», a même ajouté Jody Williams.

Terrifiant, oui, mais aussi inévitable, compte-tenu de l'interprétation juridique d'une certaine forme de responsabilité des complices édictée par le Statut de Rome, le document régissant le fonctionnement de la CPI. Tel est l'avis de Patricia Sellers, ancienne conseillère juridique, spécialiste des crimes sexuels au sein des tribunaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda, et titulaire à Oxford d'une chaire en droit pénal international, dans une interview publiée après le verdict du procès Katanga.

Pour les procureurs de la CPI, le massacre –incluant les viols et l'esclavage sexuel– avait comme objectif de «rayer de la carte» la population de Bogoro. Néanmoins, dans le jugement final, les crimes sexuels ont été considérés comme «opportunistes» –des corollaires hasardeux au projet plus global d'annihiler le village.

Une conséquence «opportuniste» de la guerre

Selon le Statut de Rome, la CPI ne peut condamner le chef d'une milice pour la perpétration indirecte de crimes «inévitables» ou prévisibles, à l'instar de viols qui ne sont à l'évidence pas planifiés. De plus, le tribunal a statué que si Katanga était effectivement le chef de la milice, il ne pouvait être entièrement responsable des crimes commis par ses troupes, notamment parce que l'organisation était dénuée d'une forte structure de commandement central. (Un peu comme si on disait que le président de Ford ne peut être tenu responsable d'accidents de la route provoqués par des défauts de conception de ses voitures, imputables aux négligences d'une seule bande de types travaillant sur une seule ligne de montage.) 

«Dans le Statut de Rome, l’interprétation juridique de la responsabilité indirecte ne permet pas d'établir la responsabilité pour des crimes commis en dehors de ce que la chambre a statué comme étant le plan commun [détruire le village] –soit, dans ce cas, les violences sexuelles, explique Patricia Sellers. Ils ne pouvaient pas parvenir à une condamnation sur la base de leurs conclusions factuelles et de leur interprétation des dispositions du Statut de Rome relatives à la responsabilité.»

Le viol, en d'autres termes, est toujours considéré par la CPI comme une conséquence opportuniste de la guerre, et pas comme un crime potentiellement prévisible –un angle mort pour le tribunal. Juridiquement parlant, ce point de vue est archaïque, notamment si on compare au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et à celui pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), qui s'étaient fondés sur le droit international coutumier (plus large que les dispositions du Statut de Rome) pour justifier leurs décisions. Patricia Sellers fait d'ailleurs remarquer que les récents jugements du TPIY prononcés en appel contre Šainović et Ðorđević sont revenus sur leurs acquittements concernant des viols et des violences sexuelles, «en concluant qu'il s'agissait, dans ce cas, des conséquences naturelles et prévisibles d'attaques contre des populations civiles du Kosovo».

«Les gens ont beau dire que le “viol est une arme de guerre”, ce n'est pas comme s'ils écrivaient des manuels expliquant comment violer», poursuit Patricia Sellers, montrant comment le manque de preuves prétendument tangibles crée autant d'obstacles à la justice.

«Dans certaines circonstances, il s'agit d'une conséquence naturelle et prévisible à la conquête d'une ville. C'est ce que le TPIR et le TPIY ont pris en ligne de compte.»

Evidemment, les violences sexuelles dans un contexte de guerre peuvent être savamment planifiées, à l'instar des «camps de viol» pendant la guerre en Bosnie, mais sont aussi susceptibles d'être inattendues, perpétrées de manière soudaine. Et, comme l'ont montré de nombreux spécialistes, ces violences n'ont rien d'inhérent à la guerre. Mais, comme le fait remarquer Patricia Sellers, il est aussi possible que les violences sexuelles deviennent un élément prévisible d'une structure conflictuelle et, dans ce cas, la CPI et d'autres instances judiciaires devraient les reconnaître comme telles.

«Rien ne sera fait»

Les défenseurs des droits des femmes sont frustrés de voir le viol si rarement condamné dans les tribunaux internationaux, notamment compte-tenu de la lente et longue route qu'ils ont eu à parcourir pour que la violence sexuelle soit mise sur la liste internationale des crimes les plus graves méritant punition –ce n'est qu'en 1998 que le viol a été reconnu comme crime contre l'humanité, lors du procès Akayesu du TPIR. «Comment les survivantes de viol peuvent-elles voir leurs agressions reconnues par la communauté internationale si, en même temps, la justice ne s'applique pas?», se demande Jody Williams.

Ce qui est certain, c'est que les survivantes du massacre de Bogoro, et d'autres exactions similaires commises au Congo, ne sont pas prêtes d'obtenir justice chez elles. L'impunité règne toujours en maître dans la «capitale mondiale du viol», quasiment deux décennies après le début du conflit en RDC.

Lors d'un récent reportage dans le pays, de nombreuses survivantes de violences sexuelles m'ont dit qu'elles n'avaient pas la moindre raison de se tourner vers la police ou les tribunaux, car «rien ne sera fait».  

Selon Amnesty International, le procès Katanga «ne concerne qu'une toute petite fraction des crimes de droit international commis en RDC ces dernières années», mais la décision pourrait désormais contribuer à ce que «les autorités de RDC visent à combler l'énorme “fossé d'impunité” épargnant des crimes manifestes commis contre leurs populations».

En tendance, les activistes sont d'accord pour dire que tout reste à faire en matière d'atrocités sexuelles de masses commises contre des femmes et des hommes en temps de guerre –et pas seulement au Congo. Prenez la Syrie, où un grand nombre de crimes, dont des viols, ont été largement documentés, sans que personne ne sache comment s'y prendre pour instruire les responsables.

Le Conseil de Sécurité de l'ONU est actuellement bloqué sur ces questions de violations des droits de l'homme, car la Russie s'opposera à un éventuel vote, mais même si les dossiers arrivent à remonter jusqu’à La Haye, absolument rien ne garantit que les victimes de viol obtiennent un traitement équitable. 

Nous savons que les personnes qui ont été violées ont besoin de justice. Théoriquement, nous savons comment les satisfaire. Et, pourtant, le système judiciaire international est toujours et encore à la peine.

En admettant que des crimes sexuels ont été commis, sans arriver à la moindre condamnation, ajoute Patricia Sellers, le procès Katanga n'aura «même pas fait avancer d'un pouce» l'interminable lutte pour que les victimes de viol dans des conflits soient assurées d'être reconnues et entendues, et que leurs agresseurs soient punis.

«Il faut que les énergies se focalisent sur la manière dont les violences sexuelles surviennent, factuellement parlant, explique-t-elle, et sur le prisme sexué par lequel nous interprétons les modes de responsabilité pénale.»

Lauren Wolfe

Traduit par Peggy Sastre

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