Culture

Winshluss, l’étoile indé de la BD française

Intelligent, drôle, iconoclaste et corrosif, Vincent Paronnaud a signé quelques-unes des œuvres les plus marquantes de ces dernières années. Celui qui est aussi un acteur majeur de «Persepolis», le film d’animation évènement de Marjane Satrapi, reste pourtant largement méconnu. Par choix, notamment.

Détail d'une planche de «In God We Trust» de Winshluss (Les Requins Marteaux)
Détail d'une planche de «In God We Trust» de Winshluss (Les Requins Marteaux)

Temps de lecture: 5 minutes

Winshluss est de retour, et c’est grâce à vous. Enfin, pas forcément à vous directement, mais peut-être votre voisin. Après une carrière jalonnée de multiples succès critiques (et certains populaires), l’auteur de bandes dessinées touche-à-tout finalise actuellement son dernier projet, un court métrage appelé Territoire, grâce à l'apport du crowdfunding.

En propulsant des zombies dans une ambiance western, le réalisateur entend «questionner ce qui fait que l’homme puisse basculer avec grande facilité dans la barbarie». Une vaste interrogation qui est essentielle au long (et tortueux) chemin emprunté par Vincent Paronnaud, le vrai nom de Winshluss, dans sa carrière d’artiste, qui voit ce talent reconnu explorer les marges qu’il se choisit.

En matière de bande dessinée, l'auteur a été récompensé par un Fauve d’Or au Festival international d'Angoulême en 2008, pour Pinocchio. Pour sa participation en tant que coréalisateur à Persepolis, chef-d’oeuvre cosigné avec Marjane Satrapi, il a reçu le Prix du jury à Cannes, les Césars du meilleur premier film et du meilleur film d'animation et a été nommé aux Oscars. Jusqu’au-boutiste de l’indépendance, il n’en est pas moins resté fidèle aux Requins Marteaux, maison d’édition indépendante, pour son dernier album (In God We Trust, 2013), et avait établi pour Territoire un budget serré qui s’est noyé dans les intempéries des Pyrénées…

Il ne cherche pas la célébrité

La dernière fois qu’on a croisé Winschluss, début février, il se tenait, svelte, debout dans l’un des recoins de la cour de l’Hôtel de Ville d’Angoulême. L’air sombre, caché derrière sa barbe poivre et sel, une cigarette à la main et un café dans l’autre, il était seul et ce n’était pas pour lui déplaire. Lorsqu’un importun s’amusait à lui poser une question ou deux, son visage se fermait.

Quelques syllabes lâchées sans conviction lui permettaient de faire passer l’idée essentielle: l’auteur de In God We Trust n’est pas un grand fan des interviews. Du côté des Requins Marteaux, on confie avoir «refusé pas mal de demandes. Même s’il est rodé à l’exercice médiatique, ce n’est pas quelque chose qui l’enchante».

Fort de son excellente cote critique, l’artiste estime que «tant qu’on parle de son livre, lui n’a pas besoin de le faire». Et si ce n’est pas le cas… tant pis!

À 43 ans, Winshluss n’a pas atteint la célébrité. Il ne la cherche pas et, même si la notoriété peut dépasser les intentions de l’auteur, ne la trouvera probablement jamais. Une posture qu’il expliquait clairement à Arte dès 2009.

La couverture de In God We Trust (Les Requins Marteaux)

Il préférerait donc laisser s’exprimer une oeuvre dont le punch a retenu l’attention de la presse, et pas seulement celle bédéphile. Ici, c’est Martin Vidberg qui salue le travail de cet «auteur surdoué» sur son blog L’Actu en patates, hébergé par Le Monde. Là, c'est In God We Trust, version trash d’une bible qui verrait s’affronter Dieu et Superman, dont Libération estime que grâce à lui, «le neuvième art invente une nouvelle catéchèse».

«Winshluss a des idées drôles, intelligentes, pertinentes donc ça motive pas mal de gens pour participer à des projets dans lesquels il y a du fond et de la forme», décrit son proche collaborateur Cizo (Lyonel Mathieu). Amis de longue date, les deux artistes ont fait leurs premières armes ensemble chez les Requins Marteaux. Le graphiste voit en Winshluss «un excellent auteur et un excellent dessinateur, reconnu par ses pairs».

Et en dehors du petit milieu de la bande dessinée? Cizo esquive:

«Il y a ceux qui sont excellent communicants, d’autres le sont moins. Je ne sais pas si ça suffit à exister… Mais c’est sur qu’il vaut mieux être bon communicant pour apparaître dans les médias.»

«Pas envie de répondre à des questions stupides»

Depuis Persepolis, Marjane Satrapi est devenue une star internationale tandis que Winshluss continue d’oeuvrer à la marge. Il a accompagné la réalisatrice franco-iranienne sur Poulet aux prunes (2011) mais a continué à publier des bandes dessinées avec des maisons d’éditions indépendantes.

Une versatilité qui a participé à séduire Cizo dans un premier temps:

«On essayait d’aborder des médiums différents: expos, dessin animé... Il a touché à l’art, la musique, le film d’animation… Ce sont des porosités qui permettent de s’enrichir et d’enrichir son travail.»

Touche-à-tout, Paronnaud accumule les projet sans regarder en arrière. Quitte à en laisser certains sur le bas-côté. «Il va à l’essentiel, affirme Cizo, dont les relations avec Winshluss se sont distendues. L’important, c’est le but à atteindre. La fin justifie les moyens, on va dire. Je n’avais plus envie de faire ça.»

Comme ses collaborateurs, le grand public peut se heurter à l’intransigeance de l’artiste convaincu. Avec ses succès, Winshluss aurait pu décrocher un contrat avec un des géants de l’édition française. Il est resté fidèle à l’indépendant, et surtout aux Requins Marteaux, avec qui il a publié Pinocchio.

Premier intérêt pour l’auteur: il créerait dans de meilleures conditions. «Avec eux, je sais que j’aurai de beaux livres», expliquait-il en 2009 au Figaro. Ensuite, c’est une question de confiance:

«J'aime les gens avec qui on peut avoir un contrat oral, je n'ai pas envie de répondre à des questions stupides, d'avoir à surveiller mes arrières ou devoir justifier mes actes…»

Muré dans cette posture, Winshluss se coupe consciemment d’une partie des lecteurs de bandes dessinées. Mais en même temps, quelle grande maison d’édition accepterait de publier l'univers rock’n’roll qu'il explore? Sexe, drogues et violence, son art, corrosif ou explosif, met en exergue les aspects les plus sombre de notre société.

Une interview de 2012 de Winshluss.

Mais l’underground, d’autres y ont déjà régné avant Winshluss et l’ont fait rayonner à travers le monde, créant des passerelles vers le mainstream. Un phénomène dont l’auteur de Pinocchio n’a que faire. «Quand je me suis remis à dessiner, je le faisais pour moi, expliquait-il dans une interview en 2012. Je me disais: "Je n’en vivrai jamais, je ferai des fanzines jusqu’à ce que mort s’ensuive"…»

Son abnégation le rend prolifique

Un autre trait saillant du travail de Winshluss: son abnégation le rend prolifique. Depuis dix ans, les courts métrages jaillissent de son esprit tantôt déjanté, tantôt tourmenté.

O'Boy! What Nice Legs! (2002)

O’Boy! What nice legs! (2002) détournait ainsi en deux minutes la première apparition de Mickey Mouse, travesti en un Monsieur Ferraille préférant boire des bières plutôt que de sauver sa dulcinée. Un personnage qui a été un support essentiel du début de carrière de Winshluss: au tournant du XXIe siècle, il s’emparait du périodique Ferraille Illustré pour ses débuts chez les Requins Marteaux, avant de publier ensuite l’album Monsieur Ferraille en 2001.

Toujours autour du même personnage, le faux documentaire Hollywood Superstars servait de satire du star-system. En butte au système, Paronnaud a produit ensuite Raging Blues (2003), qui propose en six minutes le récit de la descente aux enfers d’une femme et de son fils face à une société ultralibérale. Winshluss refuse les schémas classique du marketing et de la grande diffusion, et l’a exprimé une nouvelle fois avec Villemolle 81 (2009), qui tournait en dérision le récent succès des films de morts-vivants.

Mais pourra-t-il échapper à la propagation de son art? Outre-Atlantique, des auteurs comme Robert Crumb ou Art Spiegelman, partis de revues, magazines ou autre publications alternatives à la fin des années 60, sont aujourd’hui des icônes mondiales. À l’origine, Winshluss est fait du même bois, des fanzines comme Jade ou L’Horreur est Humaine lui permettant toutes les transgressions, comme cette Minnie Mouse prise en gang-bang par les neveux de Donald Duck (Riri, Fifi et Loulou). Même si son dessin ne vaut pas celui de Robert Crumb et, malgré la sensibilité d’un Monsieur Ferraille, son oeuvre n’a pas la dimension d’un Maus, première bande dessinée ayant reçu un Pulitzer (1992)...

Une plus grande diffusion de ses oeuvres est en tout cas déjà observable, et ne traduit d'ailleurs pas toute son influence. Son travail a par exemple nourri deux expositions: Amour à la Galerie George-Philippe et Nathalie Valois en 2009 et Winshluss: un monde merveilleux à la Galerie des Jouets du Musée des arts décoratifs l’année dernière.

Mais le passage de l’underground au mainstream n’est pas pour Winshluss. S’il se veut indépendant de son public, c’est dans un univers bien précis qu’évoluent ses œuvres: ses lecteurs sont avant tout des passionnés, connaisseurs et autre fans de bandes dessinées alternatives.

Ces dernières semaines, c’est bien eux qui ont eu en main le destin de Winshluss et de son projet Territoire. Malgré les dires et le positionnement de l’artiste, le public est l’acteur qui déterminera à quel niveau il portera Winshluss, ou Vincent Paronnaud, dans les mondes de l’art.

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