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Le premier trimestre de l'année est aux analystes financiers ce que décembre est aux magasins de jouets: la haute saison. Les unes après les autres, les entreprises cotées publient en effet leurs résultats pour l'année précédente qui sont, tout naturellement, scrutés, interprétés, et discutés par la communauté financière.
Cette année a réservé son lot des pertes records —pour GDFSuez qui déprécie ses centrales à gaz, et de bénéfices en progression confortable —pour AXA, EDF ou encore LVMH. Mais in fine, le cru 2013 n'est pas mauvais pour les entreprises du CAC 40 dont plus de la moitié voit ses bénéfices progresser.
Gare cependant, certaines entreprises sont menacées d'un mal encore relativement rare dans l'hexagone: une trop grande richesse. Certaines entreprises, en effet, ne savent pas vraiment quoi faire de leurs bénéfices.
L'exemple le plus fameux est celui de l'américain Apple: au 28 décembre 2013, la firme à la pomme détenait des avoirs à court terme de 40 milliards de dollars, et des avoirs financiers de marché à long terme de 118 milliards de dollars. Soit, au total, 158 milliards de dollars d'actifs «de portefeuille» sur un total de bilan de 225 milliards.
Celui qui achèterait donc aujourd'hui pour 100 dollars d'actions Apple financerait donc, à hauteur de 70 dollars, le portefeuille de placements géré par Apple et sur lequel mon confrère Gérard Horny a déjà écrit dans ces colonnes. Seulement 30 dollars iraient financer le «vrai» business d'Apple — ou, plus précisément, son business le plus connu— autrement dit la conception et la vente d'ordinateurs, de téléphones, services et autres objets connectés.
D'où, du reste, la campagne menée par l'investisseur Carl Icahn qui a réclamé (et partiellement obtenu) un rachat par Apple d'une partie de ses propres actions. Son raisonnement est simple: si Apple ne sait pas où investir ses bénéfices autre part que dans des placements, cela signifie tout simplement que l'entreprise a, à force d'accumuler année après année des bénéfices, des fonds propres trop élevés pour ses besoins.
Autant donc les «rendre» —via le rachat d'actions— à ses actionnaires qui pourront ainsi les placer où bon leur semble. Et, par exemple, dans des entreprises qui en ont (vraiment) besoin pour se développer.
Des trésoreries confortables
A ma connaissance, aucune grande entreprise française n'en est rendue à ces proportions gigantesques. La plupart des grands groupes bénéficiaires du CAC 40 peuvent certes se permettre de distribuer de généreux dividendes, mais leurs avoirs liquides (leur trésorerie) représentent rarement plus d'une dizaine de pourcents de leur total de bilan: de quoi gérer sans trop de souci le quotidien, voire anticiper des opportunités qui se présenteraient, mais rien de comparable donc, à la situation d'Apple. Même en ajoutant les participations financières à long terme (comme les actions que détient L'Oréal dans Sanofi), on reste loin des chiffres record de l'américain : 38% du total des actifs pour L'Oréal par exemple, fin 2013[1].
Ceci dit, avoir entre 5 et 10% de son total de bilan en trésorerie, cela donne quand même parfois des montants impressionnants: 14,6 milliards d'euros pour Total par exemple, 8,2 milliards pour Sanofi, 5,5 pour Schneider Electric[2], 3,3 milliards pour Lafarge... Quand ces ratios montent année après année, certaines entreprises finissent par racheter leurs actions, comme l'a fait à plusieurs reprises Cap Gemini.
Faut-il s'inquiéter de ces chiffres? Pour Ignacio Garcia-Alves, PDG d'Arthur D. Little, s'ils n'ont rien de scandaleux, leur progression ces dernières années pourrait bien être tendancielle. «La crise a poussé les entreprises à se constituer des bas de laine, au cas où leur activité fléchirait très sensiblement, où les banques restreindraient leurs crédits, etc. En ce sens, ces trésoreries plus élevées qu'il y a dix ou quinze ans leur sont aussi dictées par le système de financement, avec des pressions plus fortes des banques et des agences de rating, et un environnement qui semble toujours plus volatil.»
Au point que les entreprises européennes sont devenues presque plus anglo-saxonnes que leurs homologues américaines, poursuit Ignacio Garcia-Alves. Il est important pour elles d'attirer les investisseurs, de soutenir le cours en Bourse, en affichant des comptes équilibrés, des trésoreries confortables et des dividendes généreux, quand, aux États-Unis, la tendance serait aujourd'hui presque opposée.
Et de fait, Tim Cook, le PDG d'Apple, peut s'y permettre le luxe de rabrouer ses actionnaires: «si vous voulez que je fasse les choses seulement pour des raisons de retour sur investissement, alors vous devriez quitter l’action Apple», a-t-il ainsi récemment déclaré.
[1] 2,6 milliards de trésorerie + 9,2 milliards d'actifs financiers non courants soit 11,8 milliards pour des actifs totaux de 31,3 milliards.
[2] Pour Schneider Electric, la proportion de 10% est légèrement dépassée puisque le total des actifs est égal à 37 milliards d'euros.