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Une chaude après-midi du mois de juin 2012 au Rond-Point des Champs-Elysées. Ça chuchote dans la salle des ventes d’Artcurial. Un type fait monter les enchères contre un acheteur au téléphone.
Soudain, le silence absolu. Le gros lot, la couverture de Tintin en Amérique, vient de franchir la barre symbolique du million. Le marteau tombe: elle est adjugée 1.338.509,20 euros, taxes comprises.
Dans la salle, le fameux acheteur fait mine de s’étonner devant l'effervescence des médias. Grâce à lui, Hergé devient le dessinateur de bédé le plus cher au monde. Tandis que les caméras de télé s’agitent pour recueillir des impressions («Alors, ça fait quoi de dépenser autant d’argent?»), les collectionneurs du dernier rang, tous des habitués, s’adressent des sourires en coin.
Les connaisseurs savent qu’il s’agit là d’un coup de la maison de vente, la même œuvre ayant trouvé preneur il y a quelques années pour moins de 800.000 euros. Mais ce coup de marteau a été l’annonce d’une nouvelle ère. Avec l’attention médiatique, plus personne ne prend les «illustrés» pour de la rigolade.
Flambée des cotes
L’explosion des prix des oeuvres de Hergé s’explique par leur rareté –la plupart se trouvent dans des musées ou dans des collections privées. «J’ai des acheteurs, mais on ne voit plus beaucoup de belles pièces», soupire un marchand. «Maintenant, c’est les gars du CAC 40 qui se goinfrent tranquillement par téléphone et qui font monter les prix.»
Avec l’avènement d’internet et des premières ventes médiatiques, ce ne sont pas seulement les classiques du papa de Tintin, mais de tous les dessinateurs de BD qui sont tirés vers le haut. Uderzo, Peyo, Franquin, Morris, Jacobs, Roba, les grands de l’école franco-belge voient leur cote flamber. «Les gens réfléchissent déjà à la suite. Hugo Pratt n’est plus abordable, Tardi presque plus, Druillet est un des derniers grands en activités avec Manara. Et puis il y a aussi Gotlib. Mais, par exemple, pour Moebius, ça va être compliqué maintenant», déplore notre vendeur.
Une autre salle de ventes du quartier parisien de Drouot. Un trentenaire installé au dernier rang parle discrètement dans le casque de son téléphone. Il ne lâche pas les Moebius:
«On s’y met à plusieurs dans la famille, comme ça on peut essayer de suivre, malgré les prix de ouf.»
Disparu il y a deux ans, Jean Giraud, dit Moebius, avait déjà vu sa cote exploser durant les dernières années de sa vie mais, aujourd’hui, les belles planches de Blueberry ou de L’Incal trouvent preneurs à des sommes hallucinantes.
Le jeune gaillard se bat sur plusieurs lots et lâchera plus de 20.000 euros:
«On aime ça et puis, si on y réfléchit, il vaut mieux mettre son argent dans quelque chose que l’on aime plutôt que de le laisser à la banque.»
Il se couchera quand même sur une magnifique illustration signée Moebius et Geof Darrow. 26.000 euros pour un magnifique crayonné mais sur du calque, sa famille lui a sans doute hurlé «stop!» dans l’oreillette.
Désormais, les dessinateurs de BD sont tentés par l’illustration pure, plus facilement vendable car plus décorative. Enki Bilal a opté pour la toile, qu’il pourra revendre sans problème en salle de ventes à plus de 100.000 euros pièce. D’autres ont carrément renoncé, parfois pour des raisons personnelles, à toute forme de narration. C’est le cas de Nicolas de Crécy, qui ne s’adresse plus qu’aux galeries et aux beaux bouquins d’art.
Les galeries spécialisées en BD pullulent dans Paris et se battent pour garder les artistes les plus glamour. Et il y a des malins comme Geluck, qui a transformé son Chat en happening d’art moderne. Entre l’oeuvre «la plus chère au monde mais qui négocie son prix», son Chat taché comme un Pollock ou une toile prédécoupée en cas de rupture ou de pépins, le quota belge de Drucker a parfaitement trouvé son groove. Dans les galeries, le Chat ronronne mais se moque avec pas mal d'aplomb.
Le Japon à la traîne
Aux États-Unis, il s’est produit le phénomène inverse: ce sont les fascicules eux-mêmes qui ont battu tous les records. En 2011, c’est l’Action Comics N°1, soit la première apparition de Superman, qui a fini à 2,16 millions de dollars (près de 1,6 million d'euros). Cet exemplaire, en état quasi parfait pour un illustré de 1938, était devenu une légende urbaine car il a appartenu à Nicolas Cage. Volé il y a une dizaine d’années à la star, il avait refait mystérieusement surface dans un entrepôt. Justice était faite pour l’acteur, qui doit quand même son nom à Luke Cage, le super-héros Marvel.
Même si les prix des planches américaines n’atteignent pas encore les cimes franco-belges, le marché y est également en train d’exploser, grâce à Internet et surtout au site Heritage Auctions. Ce mastodonte de la vente aux enchères d’objets de collection fait grimper les cotes des maîtres du comics ancien mais surtout, et c’est plus étonnant, récent.
La splash page légendaire de Batman & Robin par Frank Miller et Klaus Johnson, tiré de The Dark Knight Returns n°3, a dépassé les 448.000 dollars. Même aux Etats-Unis où la valeur de l’art n’est pas un tabou, les amateurs n’en ont pas cru leurs yeux.
Il se trouve que l’acheteur n’est autre que le plus gros collectionneur de Dark Knight Returns du monde. Obligé de vendre quelques-unes de ses planches pour se payer ce must absolu de la pop culture moderne, il a en même temps fait exploser la cote de sa propre collection.
«Quelques planches mineures vendues à bon prix et il s’est vite refait. Si on y réfléchit, c’est une stratégie spéculative parfaite», confie Albert Moy, collectionneur et marchand qui a prêté plusieurs de ses oeuvres clefs à l’exposition Marvel qui se tient à Paris jusqu'au 31 août au musée Art Ludique. Déjà constatée avec Kirby, Ditko, Romita et Kubert, cette muséeification s’est confirmé avec la jeune garde, quand une couverture d’Amazing Spider-Man par Todd McFarlane a dépassé 657.000 dollars. Pas mal pour un comics paru seulement en 1989...
Seul grand pays du neuvième art à la traîne, le Japon: les originaux y sont rares et deux sites se partagent le marché. Le leader Mandarake, fondé par un ancien mangaka, s’est spécialisé dans la nostalgie de la pop culture, que ce soit des bouquins, jouets, posters –tout s’y trouve et s’y vend. Mais les pièces rares sont gardées pour les interminables enchères du site Internet: contrairement à eBay, elles se prolongent ad nauseam tant que l'un des acheteurs n'a pas jeté l'éponge.
Pas étonnant dans ces conditions que les rares lots les plus prisés explosent. Récemment, un celluloïd original du Château de Cagliostro, le premier long-métrage de Hayao Miyazaki, a dépassé les 27.000 euros. Hormis le maître fraîchement retraité, les prix restent encore assez bas car les Japonais n’ont pas encore la culture de l’original. La plupart des planches sont gardées par les éditeurs ou par les auteurs qui ne cherchent pas à vendre leur Graal. Tout le contraire de ce qui se passe en France.
«Acheter comme on joue à la roulette»
Retour en salle des ventes. Le 5 avril dernier, Christie’s est entré dans la danse des originaux de bédé, aux côtés d’Artcurial, Million, Vermot de Pas et de tant d'autres. Que du lourd: 364 lots, et quelques oeuvres majeures. Avec quasiment aucune œuvre à moins de 3.000 euros, la maison avait fermé de facto sa porte aux petits collectionneurs et aux achats d'impulsion. Pour des petites oeuvres, histoire d’accrocher un souvenir d’enfance, des mini-coups de coeurs, il fallait passer son chemin.
Tous les amateurs avaient en tête le fiasco de la tentative de Sotheby’s de 2012, dont deux tiers des lots ont été ravalés. Seulement 600.000 euros malgré plusieurs oeuvres de Hergé, on était assez loin des résultats d’Artcurial.
Les résultats ont fait taire les plus pessimistes, qui prédisaient une explosion de la bulle: 3,8 millions d'euro d'originaux en une seule vente avec en prime quelques records. Du jamais vu. Les téléphones ont marché à plein régime et les applaudissements étaient fréquents.
Un crayonné complet de Tintin au Tibet a terminé à 289.500 euros, taxe comprise. Suivaient une couverture de Spirou & Fantasio de Franquin à 157.500 euros ou une page d'Astérix en Corse pour 145.500 euros.
Ces chiffres peuvent paraître hallucinants mais l'inflation ne s'est pas limitée aux auteurs canonisés. Une page de Largo Winch a finalement fait le double de son estimation tandis qu'une planche de Hugo Pratt l'a quadruplée. Sans même Corto dessus!
Un des clous de la vente était la couverture du tome 19 d'Astérix, Le Devin, adjugée à 193.500 euros. L'objet avait trouvé preneur à une vente privée de charité organisée au Fouquet's pour la modique somme de 25.000 euros il y a à peine un an. Au verdict du marteau, toujours assis au dernier rang, les marchands balançaient tout de go:
«C'est une très bonne affaire. Dans quelques années, elle en vaudra le double.»
Défié sur ses terres, Artcurial prépare déjà la riposte en proposant en mai quelques pièces cultes de Hergé dont les doubles pages de garde qui ouvrent les albums de Tintin. Difficile de faire plus emblématique.
Les ardeurs des acheteurs ne devraient donc pas se calmer dans les prochains mois. «La règle absolue, c’est de n’acheter que ce qu’on aime», rappelle judicieusement un collectionneur averti et passionné. «C’est justement quand on joue la spéculation qu’on se plante. Dans la vie, il y a tellement de manière de claquer son argent qu’il serait idiot d’acheter comme on joue à la roulette.»
Daniel Andreyev