Culture

Pourquoi il est difficile d’écrire des romans policiers en Israël

Entretien avec le romancier Dror Mishani, de passage à Paris pour la sortie de son livre «Une disparition inquiétante».

A Jérusalem en 2011. REUTERS/Baz Ratner
A Jérusalem en 2011. REUTERS/Baz Ratner

Temps de lecture: 7 minutes

Cette rencontre avec le romancier israélien est l’occasion d’une enquête - pas policière, non, mais littéraire - sur le rôle du roman policier en Israël. Et, comme dans un bon polar, elle aboutit à une découverte surprenante, façon:

«Bon sang, mais c’est bien sûr!»

Pour commencer, il suffit d’ouvrir le livre:

«Savez-vous pourquoi il n’y a pas de littérature policière en Israël? (…) Oui, pourquoi? Pourquoi, chez nous, on n’écrit pas de romans comme ceux d’Agatha Christie ou comme La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette?»

La question ne manque pas de sel, posée dès la deuxième page d’un roman qui se présente à l’évidence comme un polar israélien, par Avraham Avraham, inspecteur de police et personnage principal de l’histoire. Dans le roman donc, Une disparition inquiétante, le policier pressé de terminer sa journée au commissariat de Holon, dans la banlieue de Tel Aviv, entend rassurer une mère blême et apeurée venue signaler la disparition de son fils de seize ans, Ofer. Bienveillant, Avraham Avraham lui fournit aussitôt la réponse:

«Eh bien, je vais vous dire pourquoi. Parce que chez nous on ne commet pas de tels crimes. Chez nous, il n’y a pas de tueurs en série, pas d’enlèvements et quasiment pas de violeurs qui agressent les femmes dans la rue. Chez nous, si quelqu’un est assassiné, c’est en général le fait du voisin, de l’oncle ou du grand-père, pas besoin d’une enquête compliquée pour découvrir le coupable et dissiper le mystère. Oui, chez nous, il n’y a pas de vraies énigmes et la solution est toujours très simple». 

Ces mots ne semblent pas réussir à apaiser la mère désemparée. Quant au lecteur qui entame le (passionnant) polar de Dror Mishani, il se doute bien qu’il ne faut pas les prendre au pied de la lettre, mais plutôt par antiphrases. En d’autres termes, l’enquête sera compliquée, et bien sûr, l’énigme va défier la compréhension d’Avraham Avraham et de son équipe. Mais qu’en pense l’auteur? Spécialiste de littérature policière à l’université de Tel Aviv, Dror Mishani, 39 ans, regard bleu et voix posée, se vit un peu comme une exception dans son pays, un défricheur.

«Il est difficile d’écrire un roman policier en hébreu, explique-t-il. Ce genre n’a jamais été très populaire en Israël et ne l’est toujours pas».

Pourquoi? A ce stade, le romancier n’avance pas les mêmes raisons que son personnage:

«Depuis les débuts du sionisme, à la fin du XIXeme siècle, le développement d’une littérature en hébreu est liée au projet national. La langue elle-même a été restructurée et façonnée à l’aide de cette littérature. C’est pourquoi la littérature israélienne traite de thèmes politiques. Il y est toujours question d’identité juive, d’identité nationale, souvent de la tension entre les deux. Il y est question de conflit entre Palestiniens et Israéliens, de tension entre religion et athéisme, souvent traitée à travers le contraste entre Jérusalem et Tel Aviv…».

Bref, de Amos Oz à Avraham Yehoshua en passant par David Grossman, pour ne citer que les plus célèbres des romanciers israéliens contemporains, les fictions en hébreu sont toujours peu ou prou hantées par la question de l’identité collective, de l’appartenance à Israël, elles s’en nourrissent jusqu’à l’obsession.

Une obsession incompatible avec le polar, affirme Mishani:

«Le roman policier, lui, par nature, n’est pas un roman national, il refuse de l’être, parce qu’il traite d’autre chose. Il parle d’aliénation urbaine et de psychologie, de  violence, de conflits familiaux, de heurts entre les riches et les pauvres…»

La police face au Shin Beth

Habitués à considérer ces questions comme mineures par rapport à l’aventure nationale, «les écrivains israéliens n’ont pas eu envie d’écrire des polars». Quand les journalistes israéliens découvrent Une disparition inquiétante, indique Dror Mishani, ils s’écrient: «Ah mais, ce n’est pas un roman policier, c’est bien plus que ça!». L’écrivain s’en étonne, s’en agace: «Pour eux, c’est comme s’il ne pouvait tout simplement pas exister de bon roman policier».

«Pourtant, argumente Mishani, en Israël comme ailleurs, les meurtres sont le plus souvent motivés par la jalousie, l’argent, la vengeance personnelle. Les Israéliens qui trouvent la mort dans un attentat sont plus rares que ceux trucidés par un conjoint violent, un associé escroc, un héritier cupide… Mais ça ne change rien aux représentations: dans l’imaginaire collectif, dans les fictions, le  héros, en Israël, ne saurait être inspecteur de police: c’est plutôt un agent du Mossad».

Ce préjugé si répandu, Dror Mishani l’exprime dans Une disparition inquiétante par le truchement d’un personnage assez antipathique et arrogant, Ouri, officier du Shabak, le service de sécurité intérieure (aussi connu sous le nom de Shin Beth et chargé de prévenir les attentats palestiniens). Ouri explique avec condescendance à Avraham Avraham pourquoi il ne saurait y avoir de romans policiers en Israël:

«Eh bien, voilà la réponse: les policiers israéliens ne s’occupent que de dossiers futiles et aucun ne vaut d’être rapporté dans un livre que de toute façon personne ne voudra lire. (…) Les enquêtes importantes sont confiées aux agents du Shabak».

Cette perception a la vie dure. C’est pourquoi «la plupart des romans policiers classiques n’ont pas été traduits en hébreu et d’autres l’ont été très tardivement, comme Simenon, traduit par l’écrivain Yehoshua Kenaz, poursuit Mishani. Quant à la série culte des enquêtes de Martin Beck, écrite dans les années soixante [cycle de dix romans du couple d’écrivains suédois Maj Sjöwall et Per Wahlöö sur les enquêtes de Martin Beck, aussi intitulé Roman d’un crime], c’est moi qui l’ai publiée en Israël, il y a deux ans seulement. En Israël, les romans policiers sont si peu pris au sérieux qu’on publie Conan Doyle et Agatha Christie… dans des collections pour la jeunesse!».

C'est aussi parfois le cas en France, mais pas uniquement en jeunesse:

Édition jeunesse à gauche, adulte à droite

De fait, le polar en Israël s’est surtout épanoui à  partir des années quatre-vingt, avec l’œuvre de Shoulamit Lapid dont l’héroïne journaliste résolvait les affaires les plus étranges, puis dans les années quatre-vingt-dix avec les romans de la regrettée Batya Gour (voir notamment Le meurtre du samedi matin, Fayard, 1993), dont se réclame aujourd’hui Mishani.

Dans sa génération, l’auteur d’Une disparition inquiétante n’est pas complètement seul. Yair Lapid, le fils de Shoulamit, a publié plusieurs romans policiers (notamment La sixième énigme, Fayard, 2008)… avant de devenir ministres des Finances de l’actuel gouvernement de Benjamin Netanyahou. 

Yishaï Sarid publie également des romans policiers (Le poète de Gaza, Actes sud, 2011), mais ceux-ci sont très explicitement politiques, hantés par le Mossad et le Shin Beth, plus proches en réalité du roman d’espionnage. Quant à Liad Shoham, auteur de thrillers tels que Tel Aviv Suspects et Terminus Tel Aviv (Les Escales, 2013 et 2014), il estime, comme Mishani, qu’«il est difficile d’être auteur de romans policiers en Israël». «Il existe une blague en Israël, explique-t-il:

«"Pourquoi les policiers vont-ils toujours par deux? Parce qu’il y en a un qui sait lire et l’autre qui sait écrire". Avec ça, essayez donc de créer de beaux personnages de policiers!».

Dans son enfance, Dror Mishani, se souvient d’avoir dévoré les traductions de Conan Doyle et d’Agatha Christie. Adolescent, il a laissé tomber Les aventures de Sherlock Holmes et Les dix petits nègres pour «la littérature sérieuse», précise-t-il avec un sourire qui vaut guillemets. Puis il est venu étudier à Paris, et avant d’entamer les cours de littérature, il d’abord pris des leçons français. Et là, surprise: sa professeure, Sonia, qui le trouve «avide d’apprendre», lui conseille de «lire les classiques, comme Camus et Simenon». Ça alors! Simenon, un classique?

«J’ai découvert alors qu’un roman policier, c’est un roman. Quand il est bon, il est bon. Les polars traitent de questions humaines existentielles, comme ceux du Suédois Henning Mankell, qui comptent parmi mes préférés».

Polar national

Mais alors, cette Disparition inquiétante pourrait-elle se dérouler ailleurs qu’en Israël? «Oui, répond l’auteur. L’histoire se déroule à Holon, dans la banlieue modeste de Tel Aviv, là où j’ai grandi. Holon, ce n’est ni Tel Aviv, ni Jérusalem, mais une bourgade périphérique qui échappe à cette dichotomie-là. J’ai écrit le plus local des livres, mais mon éditeur américain, chez Harper&Collins, m’a dit: ‘wow, c’est tellement universel!’ Mankell fait pareil, ses livres sont ancrés dans la réalité locale, l’action se déroule dans la petite ville suédoise d’Ystad, agglomération portuaire qui ressemble beaucoup à Holon.»

Seul, le personnage d’Avraham Avraham apparaît à son auteur «très israélien, à maints égards», notamment «parce qu’il n’est pas un très bon enquêteur, il lui manque une tradition d’enquête, par conséquent il est peu sûr de lui».

Pourtant, à lire attentivement, il semble que ce n’est pas tout. Une disparition inquiétante est l’histoire d’une enquête qui part de travers, biaisée dès le départ par la culpabilité. «Après avoir écrit ce roman, indique Mishani,  soudain songeur, j’ai appris que dans la Bible, la seule récurrence du nom d’Avraham intervient lors du sacrifice d’Isaac. C’est Dieu qui parle: «Avraham, Avraham, ne sacrifie pas ton fils!».

Confronté à la disparition du jeune Ofer, Avraham Avraham n’a lancé les recherches que le lendemain, certain au départ qu’il s’agissait d’une banale fugue. Le remords lui ôte toute  lucidité, d’autant que l’affaire convoque une hantise majeure: la disparition du fils. Sans doute est-ce une peur universelle – d’où l’écho qu’éveille le roman chez le lecteur, d’où qu’il vienne. 

Mais en Israël, où tous les jeunes partent à l’armée, cette hantise est particulièrement ancrée, aigüe. Elle traverse la société et du même coup la littérature, de Yehoshua Kenaz (Infiltration, Stock, 2003) à David Grossman (Une femme fuyant l’annonce, Seuil, 2011) en passant par Avraham Yehoshua (Un feu amical, Calmann-Lévy, 2008). Dans Une disparition inquiétante, Illana, la supérieure d’Avraham Avraham, a elle-même perdu son fils lors de son service militaire, «victime d’un accident d’entraînement». 

Dans le bureau par ailleurs chaleureux d’Illana, la photo du jeune homme, «la plus précieuse», «dans un cadre noir», fait écho à celle, un peu hagarde, qu’affiche l’avis de recherche d’Ofer. Ainsi la figure torturante du fils disparu broie les cœurs, oriente les recherches, distord l’enquête. Ce qui fait quand même d’Une disparition inquiétante un roman très israélien, non?

A cette question, Dror Mishani marque un temps d’arrêt, réfléchit au paradoxe. Son roman policier serait-il lui aussi, à son insu, façonné par cette politique avec laquelle il croyait pourtant prendre ses distances? Pourquoi, sinon, avoir mentionné aussi le fils mort d’Illana, sans rapport apparent avec l’enquête en cours?

« Mais… en fait, oui! C’est incroyable! C’est inconscient, mais c’est vrai!»

Ah, voilà: chassez la politique, elle revient au galop… Mais le polar n’y perd rien, au contraire, d’autant plus complexe et ingénieux à jouer avec les hantises d’un pays qui envoie ses enfants à l’armée. Sans l’avoir voulu, Mishani invente un roman policier qui intègre le roman national. Magistral!

Eve Charrin

• «Une disparition inquiétante», traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, publié au Seuil en mars 2014 (321 pages, 21 euros).

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