Culture

L’Art «dégénéré», l’art détesté par les Nazis, s’expose à New York

La Neue Galerie nous rappelle dans une exposition à New York comment Adolf Hitler voulut rayer de la carte et des musées l'Art moderne. Il a chassé et pourchassé les artistes de l'avant-garde allemande et même exposé leurs oeuvres pour les rabaisser.

Départ - Max Beckman 1935 Neue Galerie
Départ - Max Beckman 1935 Neue Galerie

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Comment illustrer dans seulement trois salles la politique systématique d’un Etat totalitaire de mise à l’index de l’art moderne, au nom de la vision esthétique d'un seul homme: Adolf Hitler. C'est la gageure entreprise et réussie par la Neue Galerie à New York au travers de l’exposition Degenerate Art: The Attack on Modern Art in Nazi Germany, 1937»  (Art dégénéré: l’attaque contre l’art moderne dans l’Allemagne nazie en 1937).

L’histoire d’une génération perdue, racontée au travers d’une cinquantaine d’œuvres, une douzaine de cadres vides, représentant des peintures disparues ou détruites... et d’un inventaire impeccablement tenu.

Arrivé au pouvoir en 1933, Hitler a voulu rapidement instaurer un art officiel. Même si les attaques contre toutes les formes de modernisme dans l’art avaient commencé bien avant son accession au pouvoir. Dès 1931, le Parti national socialiste avait forcé l'école du Bauhaus, située à Dessau, à fermer ses portes. Celle-ci put réouvrir pour quelques trimestres improvisés à Berlin, avant de cesser définitivement d’exister deux ans plus tard.

Le logo du Bahaus via Wikimedia Commons

Le style Bauhaus n’était pas considéré comme «dégénéré» mais son modernisme, l’épuration de son style et surtout le cosmopolitisme des professeurs qui enseignaient à l’école, tout cela en faisait une «menace» pour les nouvelles autorités allemandes. Par la suite, à partir de 1933, les professeurs juifs furent chassés de toutes les académies d'art d’Allemagne et beaucoup d'artistes éminents, dont le Russe Vassily Kandinsky et le Suisse Paul Klee, ont préféré fuir, vers Paris ou la Suisse.

Une fois au pouvoir, les nazis ont entrepris de diaboliser à une grande échelle l’avant-garde allemande. En 1935, Hitler définit ce que doit être l’art:

«Il n'est pas de la mission de l'art de se vautrer dans la crasse pour l'amour de la crasse, de peindre l'être humain que dans un état de putréfaction, de dessiner des crétins comme symboles de la maternité, ou  de présenter des idiots déformés en tant que représentants de la force virile.»

Des oeuvres détruites, vendues ou échangées

A partir de 1937, Hitler charge une commission, dirigée par le peintre Adolf Ziegler, le peintre favori de Hitler, de répertorier les œuvres dites dégénérées, et d’en expurger les musées appartenant à l'Etat. La commission établit alors un inventaire, retraçant le pillage systématique des institutions. Après la disgrâce de Ziegler, au début des années 1940 quand Goring prendra le contrôle de la commission, elle aura au final répertorié presque 20.000 œuvres. Chacune se voyait assigner une lettre: un «X» pour une œuvre détruite, «V»  pour un travail vendu et un «T» pour une peinture échangée, sans doute pour une autre jugée plus acceptable…

Cette comptabilité, tenue très rigoureusement dans la logique administrative de l’Allemagne national-socialiste, est éditée à partir de 1941 en deux volumes. Seuls trois exemplaires du volume 1, et un exemplaire du volume 2 subsistent aujourd’hui. L’exposition de New York en présente un prêté par le Albert & Victoria Museum de Londres. Il est ouvert sur une page montrant, entre autre, deux œuvres vendues à Hildebrand Gurlitt, le père de Cornélius Gurlitt, chez qui plus de 1400 œuvres ont été retrouvées à l’automne dernier à Munich.

Goebbels visitant l'exposition Entartete Kunst / Archives de l'Allemagne fédérale, via Wikimedia Commons

Une exposition à Munich en 1937

La commission d’Adolf Ziegler organisa une exposition, devenue tristement célèbre, intitulée Entartete Kunst, (Art dégénéré). Elle ouvrit ses portes à Munich le 19 juillet 1937. En tout 600 œuvres étaient exposées à la vindicte, les œuvres d’artistes allemands rejetés se retrouvaient au côté de réalisations d’handicapés mentaux et de dessins d’enfants. Simultanément, le pouvoir nazi organisa une autre exposition montrant cette fois sa version d'un idéal esthétique, Grosse deutsche Kunstausstellung (Exposition du Grand Art Allemand).

La Neue Galerie nous donne un aperçu des deux expositions. Die vier Elemente  (Les quatre éléments) un triptyque d’Adolf Ziegler de 1937 peint dans un style néo-classique est accroché à côté d’un autre triptyque, Abfahrt (Départ) peint par Max Beckmann à partir de 1932, qui contient comme une prémonition de son propre destin: son émigration après la prise de pouvoir nazie mais aussi des scènes de sauvagerie et de violence.

Die vier Elemente  (Les quatre éléments) Triptyque d’Adolf Ziegler, 1937

Pendant plusieurs mois le public sera nombreux à visiter à Munich l’exposition sur l’«Art Dégénéré». Mais il n’y aura pas de rejet massif des œuvres, ni d’ailleurs d’adhésion franche au nouvel esthétisme d’Etat comme le montre un court-métrage tourné à l’époque et visible à New York. A l’issue de ces 4 mois d’existence, Entartete Kunst aura attiré plus de 2 millions de visiteurs… près de trois fois et demi plus que l’expo voisine du grand art allemand.

Le concept idéologique de dégénérescence

La Neue Galerie de New York ne montre qu’une cinquantaine d’œuvres, c’est peu en comparaison des centaines d’œuvres saisies et présentées à Munich. Certaines figures majeures comme Max Ernst et László Moholy-Nagy sont absentes. D’autres œuvres ayant complètement disparue sont représentées par un cadre vide. Le triptyque de Beckmann a été sauvé parce qu’il a été vendu après avoir été confisqué.

Departure, Départ, Max Beckmann, 1932-33 Triptyque, huile sur toile Collection MoMA

La force de cette exposition est de retracer l’origine idéologique du concept d’«Art dégénéré». Elle remonte à la fin du XIXe  siècle dans l’Allemagne de Bismarck. Le commissaire de l’exposition de New York, l’historien allemand Olaf Peters, établit un lien direct entre ces choix esthétiques et le concept de dégénérescence. 

Eine Künstlergemeinschaft (Un groupe d'artistes), de Ernst Ludwig Kirchner, 1925-26, huile sur toile, Musée Ludwig, Cologne

L'idée que certains artistes auraient des troubles pathologiques et que leur art pourrait corrompre la société entière tant leur état est mauvais et contagieux était une thèse développée par un médecin austro-hongrois, Max Nordau, dans un livre intitulé Entartung (dégénérescence) paru en 1892. L'ouvrage avait remporté un certain succès. Ironie de l’histoire, Max Nordau était juif, sioniste et est enterré à Tel-Aviv.

Pas une conception raciste

D’ailleurs, l’Art qualifié de dégénéré par les nazis n’est pas un concept raciste.

Sur les 112 artistes mis à l’index par Berlin, il y en avaient seulement 6 d’origine juive. D’autres comme Emil Nolde, appartenait au Parti nazi et a continué à en être membre, même s’il lui a été interdit de peindre. Autre exemple saisissant, celui d’Otto Dix, soldat de la Première Guerre mondiale ayant obtenu la Croix de fer, qui était exécré pour sa représentation grotesque des invalides de guerre jugée insuffisamment patriotiques. Ces toiles sur les invalides de guerre présentées à l'exposition de Munich de 1937 ont été ensuite détruites.

Le refus de certaine forme d’art allait bien au-delà de l’expressionnisme allemand. L’Allemagne de Hitler refuse en bloc les grands mouvements de l’art moderne de la première moitié du XXe siècle, le cubisme, le surréalisme, le dadaïsme ou l’abstraction. 

The Angler (Der Angler), Paul Klee, 1921, Collection MoMA

Dans la longue liste d’artistes rejetés, il  y a peu d’artistes non allemands  avec quelques exceptions toutefois, comme le Suisse Paul Klee dont la peinture était jugée trop enfantine, Vassily Kandinsky à qui on reprochait son avant-gardisme et son origine russe, mais aussi un Français, Jean Metzinger.

Beaucoup des peintres mis à l’index ont eu des destins tragiques. Le surréaliste Félix Nussbaum est mort à Auschwitz. Paul Klee est décédé en Suisse en 1940, Vassily Kandisky en France en 1944. Max Beckmann a dû fuir aux Pays-Bas et aux Etats-Unis. Oskar Kokoschka s’est réfugié en Grande-Bretagne. Alfons Mucha est mort peu de temps après avoir été interrogé par la Gestapo en 1939. Ernst Ludwig Kirchner s’est suicidé, en exil, en 1938.

Anne de Coninck

Degenerate Art: The Attack on Modern Art in Nazi Germany, 1937 jusqu’au 30 juin 2014 à la Neue Galerie, 1048 Fifth Avenue, New York, NY 10028. Ouvert du jeudi au lundi de 11h à 18h.

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