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A whisky bien né, la qualité n'attend plus le nombre des années

Fonte des stocks oblige, les distilleries font sauter les mentions d’âge sur leurs single malts. Et en profitent pour écouler des liquides moins âgés. C’est grave?

Distillerie Dalwhinnie à Dalwhinnie, dans les Highlands, en 2011. REUTERS/David Moir
Distillerie Dalwhinnie à Dalwhinnie, dans les Highlands, en 2011. REUTERS/David Moir

Temps de lecture: 3 minutes

Cela ne vous aura pas échappé: dans les chais écossais comme dans les studios d’Hollywood, l’âge est devenu une notion TRÈS relative, qui tend à disparaître des étiquettes aussi sûrement que des biographies officielles.

Face à la demande mondiale explosive, et confrontés à une rapide fonte des stocks de vieux whiskies, les single malts doivent affronter une cruelle équation: écouler des liquides plus jeunes sans s’en vanter ou… rater des ventes. Beaucoup de ventes. Enormément de ventes.

Macallan a supprimé les âges de sa gamme il y a deux ans, Jura travaille la question depuis des lustres, Diageo a entrepris de copyrighter le dictionnaire pour baptiser ses bouteilles, Pernod-Ricard y vient… La planète whisky enclenche la marche arrière pour entrer dans la fin des âges.

Vos bouteilles s‘appellent aujourd’hui Storm ou Port Ruighe (Talisker), Tempest (Bowmore), Amber, Sienna ou Ruby (Macallan), Legacy, Prophecy ou Superstition (Jura), Uigedail, Supernova ou Corryvreckan (Ardbeg), A’Bunadh (Aberlour), Machir Bay (Kilchoman), Octomore ou Port Charlotte (Bruichladdich), Revival ou Evolution (Glenglassaugh), Chibidaru (Chichibu)…  

Dans les jours et les semaines qui viennent, préparez-vous à accueillir Amber Rock (Cardhu), Firetail et Sunray (The Singleton), Rare Old (Mortlach), Distiller’s Reserve (Yamazaki et Hakushu) –et la vague n’en finit pas (Ardbeg en juin, Laphroaig à l’automne, etc, etc).

Après nous avoir seriné pendant des années «The older, the better» (et the plus cher), les marques changent de refrain pour réciter dans une langue de bois dont on fait les mauvais fûts que «la valeur n’attend pas le nombre des années». On ne s’étonnera pas que ça râle (un peu) dans les chaumières –et (beaucoup) sur les forums de whisky.

«Laisser tomber les comptes d'âge n'est pas grave»

Donald MacKenzie balaie la polémique d’un revers de sa grosse paluche. «Autrefois, on comptait sur les longues années de vieillissement en fûts pour masquer des gnôles imbuvables!, balance le brand ambassador de Dugas, qui distribue en France Bruichladdich, Springbank, Glengoyne et bon nombre de distilleries. Aujourd’hui, ce n’est plus nécessaire. Les matières premières sont de meilleure qualité, les malteries font un boulot impeccable de tri, calibrent les grains d’orge à l’identique pour qu’ils germent en même temps, pour qu’ils sèchent uniformément. On sélectionne les fûts avec davantage d’attention, on a fait des progrès dans la fermentation, dans la distillation… Les whiskies sont bien meilleurs. En même temps, les goûts s’uniformisent, les producteurs recherchent la constance dans la qualité qui, jadis, pouvait varier du sublime au tord-boyaux dans une même distillerie. Alors, à mes yeux, laisser tomber les comptes d’âge n’est pas grave si le produit conserve un peu d’émotion, d’insolence.»

 

Paradoxalement, c’est en insistant sur l’importance de l’âge que Shinji Fukuyo prétend s’en débarrasser. Le chef blender du japonais Suntory venait présenter la semaine dernière à Paris deux nouveaux single malts NAS (No Age Statement), les Distiller’s Reserve de Yamazaki et Hakushu:

 «L’heure est venue d’élargir la palette de ce qu’on sait faire, de penser autrement. L’âge est une contrainte très réductrice dans l’art de l’assemblage, il oblige à se projeter sur ce que le whisky va devenir. Supprimer ce critère, c’est se voir offrir un terrain de jeu infini où la seule limite est le respect de la signature de la distillerie. C’est une carte blanche pour utiliser de jeunes whiskies dont la fraîcheur, la vivacité et certains arômes serait irrémédiablement perdus avec le boisé de l’âge.»

Chez Suntory, ces whiskies tendres «aux qualités hors normes» sont vite repérés dans les chais et baptisés «jeunes talents». Exploités sur l’instant, à leur pic de maturité précoce, ils botoxeront des aînés plus sages (dont un ex-fût de sherry de plus de 20 ans et un mizunara d’une douzaine d’années dans le cas du Yamazaki Distiller’s Reserve).

Bruichladdich n’a pas procédé autrement à sa réouverture, en 2001. «C’était une nécessité, plaide Donald MacKenzie, en pur enfant d’Islay. Il y avait des trous dans les stocks, dus aux périodes de fermeture. La distillerie possédait du très vieux et du très jeune, et c’est en les assemblant avec créativité qu’elle s’est remise en marche.»

Afficher l’âge dans ces conditions relève de l’amok commercial puisque, sur la bouteille, le nombre à deux chiffres (au moins, on ne gâche pas d’encre pour l’imprimer) indique l’âge du plus jeune whisky entrant dans sa composition (les single malts, sauf quand ils sont estampillés single cask, sont toujours le fruit d’un assemblage de différents fûts d’âges variables).

Un conseil, dégustez à l'aveugle

Mais le problème n’est pas tant le péché de jeunesse qui pousse les nouvelles distilleries à sortir des cuvées de 3 ou 4 ans pour alimenter leur trésorerie –il faut avoir les reins solides pour immobiliser des stocks pendant au moins dix à douze ans. Non, le bât blesse (et l’amateur de whisky grogne) plutôt quand les comptes d’âge sautent pour être remplacés par des bouteilles plus chères et moins bonnes.

Peu importe qu’il ait 3 ans ou 30 ans, si vous appréciez le whisky que vous vous servez. Peu importe qu’il reste plus muet sur son âge qu’Arielle Dombasle si sa qualité ne vous déçoit pas, si son prix est justifié, si son âme vous touche, si sa démarche vous surprend ou si son audace vous bouscule.

Dans des styles très différents, les A’Bunadh d’Aberlour, Quarter Cask de Laphroaig, les Springbank et Longrow CV, Machir Bay de Kilchoman, les Distiller’s Reserve de Suntory, les Ardmore Traditionnal Cask ou Glenglassaugh Evolution, pour ne citer qu’eux, vous en donnent largement pour votre argent. Le Uigeadail d’Ardbeg vous emmène loin, et les Tun 1401 de The Balvenie sont –n’ayons pas peur des mots– exceptionnels.

Alors, avant de bouder définitivement les bouteilles sans âge, un conseil: dégustez à l’aveugle. Vous serez parfois surpris de voir où votre nez et vos papilles vous mènent, en jugeant un whisky sur ses mérites, et non plus, trop confortablement, sur un chiffre.

Christine Lambert

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