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L'attitude de Moscou à l’égard de Kiev, et sa façon d'utiliser le gaz comme moyen de pression sur le pouvoir politique ukrainien en décidant de revenir sur les baisses de tarifs consenties fin 2013, devrait inciter l’Union européenne à réévaluer sa politique énergétique. Et, plus précisément, à la reconstruire si l'on suit le constat d’échec dressé en janvier 2014 par Jean Pisani Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective.
Dans le rapport «La crise du système électrique européen; diagnostic et solutions», il relève que, malgré la volonté de créer un marché de l’électricité intégré et libéralisé, «ni la sécurité d’approvisionnement, ni la préservation de la compétitivité européenne, ni enfin la maîtrise des émissions de gaz à effet de serre par l’efficacité énergétique et le recours aux énergies renouvelables ne sont assurées». Explosif, surtout au moment où les relations commerciales entre l’Union européenne et la Russie se durcissent sur fond de crise ukrainienne, et où des sanctions sont maintenant prises.
Le gaz, dans le paysage énergétique et la production d’électricité, tient une place particulière. L’Union européenne importe environ la moitié de sa consommation. Le gaz russe arrive en tête, mais ses parts de marché ont eu tendance à se contracter au cours de la dernière décennie, estime l’institut Eurostat: de 42% en 2002, il ne représentait plus que 32% des achats de gaz de l’Union hors de ses frontières.
Notons au passage qu'assurant 27% des importations de charbon et 34% de pétrole brut, la Russie s’impose comme le premier pourvoyeur extérieur d’énergie de l’Union européenne –ce qui pèse forcément très lourd dans les relations diplomatiques.
La Russie est-elle un partenaire fiable?
Cette dépendance est toutefois très variable selon les membres de l’Union. S’agissant du gaz, alors que la France ne se fournit auprès de la Russie que pour 15% de ses importations, cette proportion est plus du double pour l’Allemagne, quadruple pour l’Autriche, sextuple pour la Pologne et encore plus pour les Pays Baltes.
Dans ces conditions, au nom de la sécurité d’approvisionnement, une question mérite d’être posée: la Russie est-elle un partenaire fiable? Le Sénat français s'interrogeait déjà dans un rapport en 2007, au lendemain de la crise russo-ukrainienne de 2006. Aujourd’hui, l'interrogation est toujours d’actualité.
Certes, avec la construction de nouveaux gazoducs, les approvisionnements européens de gaz russe sont moins tributaires des relations entre la Russie et l’Ukraine par où ne transitent plus que 40% des exportations de gaz russe. Mais, au-delà même du dossier ukrainien, on voit bien les risques encourus par l’Union dans l’hypothèse où Moscou utiliserait la fermeture des robinets comme mesure de rétorsion dans le cadre d’un bras de fer diplomatique. L’Europe, d’ailleurs, a déjà réagi: la diversification des sources d’approvisionnement depuis le début du XXIe siècle a pour objectif de repousser ce risque en réduisant la dépendance au même fournisseur.
Néanmoins, la question du partenariat russo-européen se pose toujours. Elle va même être de plus en plus prégnante. Car les réserves de la mer du Nord s’épuisant, l’Europe pourrait devenir dépendante à plus de 80% de ses importations pour sa consommation de gaz. Dans ce contexte, la Russie qui détient les plus importants réserves mondiales est appelée à voir sa place se renforcer dans les approvisionnements des membres de l’Union. Certaines projections la créditent déjà de 70% des importations.
En ordre dispersé, les Européen ne pèsent pas lourd
Les enjeux sont stratégiques. Et aussi financiers. La place du gaz dans le mix énergétique mondial va grandir: selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans son World Energy Outlook 2013, la demande devrait augmenter de 50% d’ici à 2035, sous l’effet des besoins croissants de la Chine et de l’Inde notamment, alors que la demande globale d’énergie ne progressera que d’un tiers sur la période. Dans ces conditions, son prix (qui est déjà trois fois plus élevé en Europe qu’aux Etats-Unis) devrait doubler à cette échéance, estime Fatih Birol, chef économiste de l’agence. Ce qui ne peut que durcir le rapport de forces entre l’Union et la Russie.
On évalue mieux, dans ce contexte, l’intérêt d’une politique européenne de l’énergie qui déterminerait les axes stratégiques, établirait un mix pour l’ensemble de l’Union et fluidifierait les échanges à l’intérieur d’un marché pour que chaque membre ne soit plus aussi dépendant qu’aujourd’hui de ses propres approvisionnements. L’Europe a d’autant plus besoin de s’organiser qu’elle pèsera de moins en moins lourd dans la demande mondiale.
Ainsi, alors que la demande en Asie hors Japon, avec les deux poids lords que sont la Chine et l’Inde, va augmenter de 65% d’ici à 2035, les pays de l’OCDE (Etats-Unis, Europe et Japon) ne représenteront que 4% de la hausse des besoins. Les cartes du marché de l’énergie vont être rebattues.
Dans ces conditions, les membres de l’Union n’auront guère de poids pour sécuriser leurs approvisionnements s’ils les négocient isolément. A 28, ils peuvent espérer peser. Encore faut-il que les politiques nationales soient cohérentes avec un projet énergétique commun, ce qui a échoué jusqu’à présent. Pour lancer le processus, François Hollande a caressé en janvier dernier le projet «d’un Airbus franco-allemand de la transition énergétique». Mais on ne voit toujours rien décoller...
Les aberrations d’un manque de coordination
Un exemple. L’Europe est la plus en pointe dans le monde pour les énergies renouvelables. Manquant de ressources propres, certains membres de l’UE les ont fortement subventionnées pour réduire leur dépendance et, en même temps, les émissions de CO2. Mais chaque pays menant sa propre politique, on aboutit à une intégration massive d’énergies renouvelables qui déprime les prix de l’électricité sur le marché de gros et dégrade fortement la rentabilité des centrales thermiques à gaz. Surtout compte tenu de la concurrence des centrales à charbon avec une matière première qui reste la moins chère.
Dans l’Union, «près de 12% des capacités thermiques fonctionnant au gaz pourraient fermer en l’espace de trois ans», relève le Commissariat général à la stratégie et à la prospective. En France, par exemple, GDF Suez a annoncé l’an dernier la mise sous cocon de trois de centrales au gaz dans l’Hexagone. Le PDG, Gérard Mestrallet, explique:
«Nous assistons au passage d’un monde ancien à un monde nouveau. Il y aura encore des surcapacités de production pendant de nombreuses années en Europe. C’est un phénomène irréversible.»
Or, même avec les renouvelables, il serait dangereux de se passer définitivement de ces capacités de production d’électricité compte tenu du caractère aléatoire et intermittent des premières. Le manque de coordination induit des risques. On perçoit à quel point une plus grande coopération des pays membres permettrait de mieux rationnaliser l’outil sans accroître le risque de black-out dans une région ou une autre de l’Europe, et de faire face aux pics de consommation.
Gazprom en opérateur européen de centrales thermiques
Mais en attendant, même si des problèmes de rentabilité se posent, un industriel est sur les rangs pour reprendre des centrales mises en sommeil. Il s’agit de... l’opérateur russe Gazprom, candidat dans l’Hexagone à la reprise de deux unités dans le nord de la France qui appartiennent à l’autrichien Verbund, alors qu’il a déjà racheté à l’italien Enel une centrale en Belgique après avoir jeté son dévolu sur la Grande-Bretagne.
Le bras de Moscou dans l’énergie, déjà producteur de gaz et cheville ouvrière des nouveaux gazoducs qui approvisionnent l’Europe, poursuit son intégration au plus près de ses clients selon une stratégie qu’Olivier Appert, président d’IFP Energies Nouvelles, a pointé début mars en commentant les prévisions de l’AIE. Une situation de nature à accroître la dépendance de l’Europe à Moscou dans l’énergie, avec toutes les conséquences possibles au cas où la Russie déciderait comme elle l’a déjà fait de prendre l’Europe en otage.
Gilles Bridier