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Mourir pour Sébastopol et la Crimée? Il y a mieux à faire

La priorité de la plupart des insurgés de Kiev n’était pas la lutte pour une Grande Ukraine, mais contre la corruption qui gangrène leur classe politique.

Devant la statue de Lénine, à Simféropol, le 1er mars 2014. REUTERS/David Mdzinarishvili
Devant la statue de Lénine, à Simféropol, le 1er mars 2014. REUTERS/David Mdzinarishvili

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KIEV (Ukraine)

Le destin de l’Ukraine ne se joue pas en Crimée. Certes, la méthode poutinienne est détestable, et rappelle de fâcheux précédents, mais la Crimée –en particulier le statut de Sébastopol–  est depuis vingt ans une pomme de discorde entre la Russie et l’Ukraine: tôt ou tard, la question aurait dégénéré. Et Moscou a quelques bonnes raisons d’estimer que la péninsule est plus russe qu’ukrainienne.

Sans même remonter jusqu’à l’Empire ottoman, dont la Crimée fut une province, la région fut occupée et dirigée jusqu’à la fin du XVIIIe siècle par les Tatars. C’est à cette époque que la Russie tsariste met la main dessus, et va progressivement la coloniser, chargeant notamment les Cosaques –des Ukrainiens– de chasser définitivement les Tatars: et ils n’y allèrent pas de main morte.

Lorsque l’Ukraine acquiert pour la première fois son indépendance, en 1917, il ne vient à personne –même pas aux nouveaux Ukrainiens– l’idée de rattacher la Crimée au nouvel Etat. C’est Khrouchtchev, on le sait, qui en «fait cadeau» en 1954 à l’Ukraine.

Contrairement à ce qu’on prétend parfois, ce n’était pas une décision d’ivrogne, pour la bonne raison que Khrouchtchev n’était pas, contrairement à la plupart des dirigeants soviétiques, puis russes, un alcoolique invétéré. C’était, plus cyniquement, une façon de refiler à l’Ukraine le fardeau d’une région incapable d’assurer son autosubsistance. De toute façon, la République socialiste soviétique d’Ukraine obéissait aux ordres de Moscou, et il serait toujours temps, le cas échéant, de lui reprendre le bébé. Mais l’Empire soviétique éclate en 1991, dans le désordre le plus total, et l’Ukraine en profite pour s’approprier définitivement ce «cadeau» inattendu.

Mauvais calcul. Car les habitants de la Crimée, incontestablement, sont majoritairement d’origine russe. De populations déportées, sous les tsars comme sous les bolcheviques. De paysans venus défricher le pays. De marchands venus monter des comptoirs. Des soldats venus prendre leur retraite au soleil. De touristes séduits venus s’y installer. On y parle russe, et non ukrainien. Les recensements officiels ukrainiens reconnaissent eux-mêmes une origine ethnique russe à près de 60%, le reste étant composé d’Ukrainiens (25%), et de Tatars (12%, soit environ 300.000 personnes).

Deux nationalismes face-à-face

Or, les Russes sont nationalistes –et pas seulement Poutine, et pas seulement aujourd’hui. La Crimée n’est plus tellement pour eux l’enjeu stratégique majeur qu’elle fut par le passé: l’accès aux mers chaudes, obsession des tsars pendant des siècles, puis des soviétiques. La dernière manifestation de cette hantise est l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques en 1979. C’est à l’Est que se joue le «Grand Jeu», entre la Chine, les Etats-Unis, et la Russie, pour asseoir son influence sur la zone la plus peuplée, la plus riche en matières premières (la Sibérie), et la plus dynamique économiquement du monde.

Aujourd’hui, la flotte russe de la mer Noire est, en importance, loin derrière celles du Pacifique et de la Baltique. Mais pour Moscou il s’agit de symbole, et de prestige. Et la Russie de Poutine, amputée de la moitié de ses habitants depuis l’ère soviétique, ne plaisante pas avec ça.

Le problème, c’est que les Ukrainiens sont tout autant nationalistes que leurs cousins russes. La nation ukrainienne est une réalité séculaire. Ce n’est pas un vain mot. Il y a mille ans, l’Etat de Kiev dominait le monde slave. Déchirée pendant des siècles entre la Russie, l’Autriche-Hongrie et la Pologne, saignée à blanc par le terrorisme stalinien, l’Ukraine a tout récemment (en 1991) acquis son indépendance, et entend préserver son intégrité territoriale.

Depuis vingt ans, les dirigeants tentent d’«ukrainiser» la République autonome de Crimée, sous l’œil courroucé du Kremlin. Il y a une semaine encore, le Parlement (la «Rada»), pour faire plaisir à une partie des insurgés de la place Maïdan, a limité l’usage des langues régionales –dont le russe– sur tout le territoire. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase russe.

Cet antagonisme ethnique est en outre attisé par un autre, religieux celui-là, et peu évoqué. L’Ukraine est un pays à majorité orthodoxe, et très religieux –au moins à l’Ouest. Les habitants de la partie occidentale sont des fidèles des patriarcats de Kiev, tandis que ceux de l’Est relèvent souvent du patriarcat de Moscou...

Le paradoxe, c’est que la Crimée n’est pas non plus un enjeu majeur pour l’Ukraine –en-dehors d’une éventuelle humiliation nationale. Elle représente moins de 5% de sa population (2 millions d’habitants sur plus de 45 millions). C’est l’une des régions les plus pauvres de l’Ukraine, qui survit grâce au tourisme, mais demeure totalement dépendante du reste du pays. Enfin, sa sécession ne priverait pas l’Ukraine d’accès à la mer Noire.

En d’autres temps, deux nationalismes intransigeants qui s’affrontaient, c’était, à coup sûr, la guerre. Le territoire ukrainien est, en partie, fait de bric et de broc –moins que l’ex-Yougoslavie, mais quand même–, improvisé aux lendemains des deux guerres mondiales. Et dans ce bric, il y a un broc: la Crimée.

Il y a, évidemment, des solutions. A condition de réfréner les appétits russes, et de changer la donne politique en Ukraine.

Les vrais enjeux

Celle-ci, en effet, ne répond pas aux aspirations de ceux qui luttent et campent depuis des mois sur la place Maïdan, et dont une centaine –le chiffre officiel n’a jamais été donné– sont tombés sous les balles de l’ancien régime. La mise en scène du 26 février, au cours de laquelle les membres du nouveau gouvernement ont été présentés à la foule sur cette même place, ne doit pas faire illusion: aux yeux de ceux qui souhaitent un réel changement de régime, ce fut une mascarade, un trompe-l’œil. 

Pas seulement pour les quelques dizaines de milliers de manifestants, mais aussi pour tous ceux, de Kiev et d’ailleurs, qui sont venus les encourager et continuent de les soutenir. 

Cette opération cosmétique prépare en fait le retour de Ioulia Timochenko, qui n’a pas encore annoncé sa candidature à la prochaine élection présidentielle, mais qui, sauf imprévu, devrait le faire rapidement.

Les insurgés n’en veulent pas. Les Ukrainiens ont été amèrement déçus par les résultats de la Révolution orange d’il y a dix ans. «Nous avons naïvement cru qu’il suffisait de séparer clairement les pouvoirs entre eux pour assurer la démocratie, reconnaît Vira Nanivska, spécialiste d’administration publique, qui fut correspondante de la Banque mondiale à Kiev et conseillère de Viktor Iouchtchenko, le promoteur de la Révolution orange. Mais cela ne sert à rien si l’on ne contrôle pas l’application des lois, et donc le pouvoir exécutif.»

Revenue des promesses des politiciens de tous bords, elle s’est mise au service du mouvement ultranationaliste «Secteur droit», le seul capable à ses yeux de faire bouger le système. Il est vrai qu’il a été la minorité agissante lors des émeutes, et que sans lui, il est probable que la révolution aurait échoué. Mais les Russes exagèrent sciemment son poids: la priorité de la plupart des insurgés n’était pas la lutte pour une Grande Ukraine, mais contre la corruption qui gangrène leur classe politique. Dans un pays où le salaire mensuel moyen est de 600 euros –à Kiev, la capitale, beaucoup moins ailleurs–, les revenus d’un député peuvent aller, selon un banquier, jusqu’à 100.000 euros.

Ce qu’ils attendaient –radicaux comme modérés–, ce n’était pas la formation d’un nouveau gouvernement, ni même l’annonce d’une nouvelle élection présidentielle, fixée au 25 mai. Ils ne croient plus aux hommes ou aux femmes providentielles. Aucun candidat, déclaré ou pressenti, ne les motive. 

Ce qu’ils veulent, c’est un renouvellement total de la classe politique, à commencer par les députés, qui ont voté –il y a moins d’un mois, le 16 janvier– les lois répressives ayant permis au pouvoir de faire tirer sur la foule. Mais le Parlement s’est bien gardé d’annoncer des législatives anticipées: ce serait un suicide collectif. Un très grand nombre de députés de l’actuelle Rada perdraient leur siège. Tous partis confondus.

De quoi a besoin l’Ukraine aujourd’hui? D’une banque –l’Europe? D’un parapluie –l’Otan? Quitte à perdre la Crimée, et gagner sa Révolution.

Hervé Bentégeat

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