Culture

Alain Resnais, un cinéaste qui croyait aux joies de montrer et raconter

Disparu à l'âge de 91 ans, l'auteur de «Hiroshima mon amour» avait filmé la possibilité d'une vie après les grandes catastrophes du XXe siècle, de la Shoah à la bombe atomique, mais s'était aussi révélé un explorateur ludique des artifices du spectacle et de la vérité des sentiments.

Alain Resnais lors du Festival de Cannes 2009, où il avait reçu un prix pour «Les Herbes folles». REUTERS/Régis Duvignau.
Alain Resnais lors du Festival de Cannes 2009, où il avait reçu un prix pour «Les Herbes folles». REUTERS/Régis Duvignau.

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Alain Resnais est mort le 1er mars à 91 ans, dont quelque 80 ans de cinéma. Lui qui venait d’offrir au Festival de Berlin son nouveau long métrage, Aimer, boire et chanter (en salles le 26 mars) a effet souvent raconté avoir dès l’enfance réalisé des petits films avec des moyens de fortune.

«Homme-cinéma» à un degré rarement atteint, Resnais s’en défendait, insistant toujours sur le rôle selon lui décisif de ses scénaristes, de ses acteurs, de ses producteurs, de ses techniciens. C’était la marque d’un autre trait essentiel de sa personnalité, une courtoisie modeste et souriante, une manière d’adoucir en permanence le tranchant de son exceptionnelle intelligence par une douceur et une élégance qui auront marqué à jamais quiconque aura eu le privilège de le fréquenter, ne serait-ce qu’un peu.

Venu à Paris de sa Bretagne natale (il est né à Vannes) pour tenter d’être acteur –il joue un tout petit rôle dans Les Visiteurs du soir de Carné–, il s’inscrit à l’Idhec, l’école de cinéma qui vient de naître, dont il sort diplômé en 1943 dans la section montage. Le montage, pour celui que le jeune critique Jean-Luc Godard qualifiera bientôt de «deuxième monteur au monde après Eisenstein», ne sera jamais une technique, mais un langage aux ramifications infinies et aux puissances suggestives sans fin, qu’il pratiquera comme une dimension essentielle de son art –et mettra au service d’innombrables réalisateurs, le plus souvent de manière bénévole et discrète.

Après la Libération, on le retrouve à deux places qui, ensemble, le dessinent assez fidèlement. L’une est l’appartenance à l’organisation Peuple et culture, où il fréquente André Bazin et se lie d’amitié avec Chris Marker: Resnais, ennemi de toute déclamation, est et restera un homme engagé dans son temps, impliqué dans les débats et les combats de son époque, cherchant par sa pratique à contribuer à transformer un monde dont il sait les injustices et les violences.

Au même moment, la fin des années 1940, il débute comme réalisateur en tournant une série de courts métrages consacrés à des tableaux de Van Gogh, Picasso, Gauguin: le noir et blanc pour approcher autrement la couleur, les mouvements de caméra à l’intérieur du cadre pour atteindre à une logique organique de la composition peinte, le commentaire comme mise en jeu constante de ce qui est visible préfigure, dans ces exercices en apparence modestes, nombre des pistes qu’empruntera la quête du cinéaste.

Cette dimension politique et cette dimension esthétique trouvent leur première convergence explicite avec Les statues meurent aussi, coréalisé en 1953 avec Marker, admirable mobilisation des ressources du cinéma (les mouvements d’appareil, les éclairages, le montage, la voix off) pour embraser la reconnaissance de la beauté des objets fabriqués en Afrique par la mise en évidence de l’oppression coloniale. Le film est immédiatement interdit, il le restera longtemps.

Travelling pour Auschwitz

Alain Resnais développe un vocabulaire personnel dans l’utilisation du travelling, et le travelling le mènera à Auschwitz. L’historienne Sylvie Lindeperg a raconté comment une commande d’un montage d’archives de la part du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale et d’une association de résistants déportés s’est transformée en une aventure politique, émotionnelle et artistique exceptionnelle.

La genèse de Nuit et brouillard, film qui va bouleverser la perception historique du phénomène concentrationnaire et ouvrir la voie à l’immense recomposition de la mémoire de cette époque que scanderont ensuite aussi bien la recherche historienne de Raul Hilberg que Shoah de Claude Lanzmann, naît de la mise en œuvre de choix de cinéma originaux, qui pousseront Resnais et son équipe jusqu’aux travellings en couleurs devant les fours crématoires de Birkenau, où personne ne lui avait demandé d’aller.

Censuré pour avoir mentionné le rôle de la police française dans les déportations de masse, interdit de présentation à Cannes où il était sélectionné, Nuit et brouillard deviendra une œuvre de référence, montrée durant des décennies dans les lycées et collèges de France, diffusé dans le monde entier (sauf aux Etats-Unis), formidable matrice où la recherche formelle ne se sépare jamais de l’exigence politique et éthique. On peut y déceler une thématique qui, sous des formes extrêmement variées, traversera toute son œuvre, celle de la possibilité d’un retour, d’une vie après la catastrophe. 

Après encore deux courts métrages (Toute la mémoire du monde et Le Chant du styrène) qui poursuivent, selon des axes très différents, les recherches entreprises, Resnais réalise son premier long métrage d’après un texte original qu’il a demandé à Marguerite Duras, Hiroshima mon amour.

Rive gauche de la Nouvelle Vague

Le film est présenté au Festival de Cannes (hors sélection sur injonction du gouvernement américain) en 1959, au même moment que Les Quatre cents coups de François Truffaut, et marque avec celui-ci le déferlement de ce qu’on appelle alors la Nouvelle Vague. Une Nouvelle Vague dont le véritable premier film, La Pointe courte d’Agnès Varda, a été monté par Resnais. Celui-ci représente la principale figure d’un groupe dit «Rive gauche» (avec Marker, Varda…) quand Truffaut et ses copains des Cahiers du cinéma sont étiquetés «Rive droite», la topographie valant aussi pour position politique.

Sans être entièrement fausse, cette distinction masque l’essentiel: la participation commune au formidable bouleversement artistique alors en cours. Les jeunes gens des Cahiers ont très tôt su reconnaître Alain Resnais: Robert Benayoun a raconté comment Godard, Rivette ou Truffaut venaient le consulter pour des projets de courts métrages dès le milieu des années 1950. Dès la première projection d’Hiroshima, la rédaction des Cahiers au grand complet lui consacre un débat saluant une œuvre qui marque un tournant décisif. Et on retrouvera côté à côte les signatures de Resnais et de Truffaut dans le Manifeste des 121 qui proteste contre la guerre d’Algérie.

Le numéro 97 des Cahiers du cinéma (juillet 1959), avec Hiroshima mon amour en couverture

Hiroshima mon amour est un des films les plus influents de la révolution moderne que connaît alors le cinéma mondial. Il associe interrogation politique (notamment l’usage de l’arme atomique, mais aussi le souvenir des femmes tondues à la Libération en France), processus de la mémoire, enjeux et effets de la présence physique des corps et des voix, recherche sur les mots et les images.

Il invente un cosmos dont les lois, créées par les longs travellings et les ruptures de récit, le choc des corps amoureux et des corps martyrs, l’invocation musicale de la réalité par les mots psalmodiés et mis en danger, permettent de mieux approcher le fonctionnement de nos pensées et de nos émotions. Selon une métaphore éclairante qui vaut pour toute l’œuvre, Gilles Deleuze définira les réalisations d’Alain Resnais comme des «films cerveaux», soulignant la proximité entre leur manière d’organiser des circulations dans le temps et l’espace et l’infinie multiplicité des interconnexions cérébrales.

Compagnonnage avec les écrivains

D’une beauté envoûtante, Hiroshima mon amour marque aussi le long compagnonnage du cinéaste avec des écrivains, Alain Robbe-Grillet, Jean Cayrol (déjà auteur du texte de Nuit et brouillard), Jacques Sternberg, Jorge Semprun, plus tard le dramaturge anglais Alan Ayckbourn.

Si le deuxième long métrage, L’Année Dernière à Marienbad (1961), radicalise les recherches formelles et narratives qui remettent en cause les idées reçues, cet approfondissement trouve toute son ampleur avec un des plus grands films consacrés par le cinéma français à la Guerre d’Algérie, Muriel ou le temps d’un retour (1963), là aussi d’une manière qui stimule et dérange à la fois.

L’œuvre de Resnais se poursuit durant les années 60 en continuant d’associer enjeux politiques «situés» (la fin d’une époque définie par une forme d’activisme avec La Guerre est finie, 1966) ou au contraire adoptant le détour de la science-fiction pour interroger encore plus profondément notre rapport au temps et ses effets sur nos relations affectives et sociales (Je t’aime, je t’aime, 1968).

A cette époque, Alain Resnais remet en cause ses propres pratiques et manières de concevoir le cinéma à travers l’interrogation du personnage joué par Bernard Fresson dans la contribution du réalisateur au film collectif Loin du Vietnam (1967). Solidaire des mouvements de Mai 68, pour lesquels il tourne (mais ne signe pas) des Ciné-tracts, il se porte en renfort de l’utopie cinématographique L’An 01, réalisée par Jacques Doillon avec Gébé.

Les arbres de Providence

S’ensuit une assez longue période où il peine à retrouver une place, aussi parce qu’Alain Resnais, s’il incarne un cinéma très moderne, le fait avec des moyens matériels classiques. Comme l’écrira un des meilleurs connaisseurs de son travail, François Thomas, les collaborateurs de Resnais «sont des techniciens qui travaillent dans le cadre d’un cinéma "professionnel", avec des budgets "normaux", et non pas dans un cinéma plus marginal».

Finalement, en 1974, il tourne Stavisky (1974), reconstitution historique qu’il transforme en vigoureuse méditation sur ce qu’on commence alors à appeler la Société du spectacle, dans une relation paradoxale avec sa vedette et producteur, Jean-Paul Belmondo, qui lui a permis de recommencer à filmer mais entend lui imposer des contraintes et des complaisances pour lui inacceptables.

Il faudra un deuxième détour, par le monde anglo-saxon –Angleterre et Nouvelle Angleterre– et l’onirisme angoissé de Providence (1977), pour que le cinéaste retrouve la reconnaissance du public et la possibilité de reprendre véritablement son œuvre après près d’une décennie.

Providence se termine sur un plan d’un arbre peint sur un mur. Récurrente dans des films qui auront anticipé l’idée même d’arborescence, la présence des arbres est très significatives pour Resnais, qui la justifie par la relation entre ce qui est visible et ce qui ne l’est pas (les racines, plus vastes que tronc et branches) et par ce qu’il appelle leur violence.

L’arbre peint, lui, renvoie aux procédures de représentation, par le récit, les images, la science, par des codes multiples et complexes: ces procédures s’insinuent au cœur d’une œuvre qui va revendiquer sans cesse plus ouvertement l’artifice pour mieux donner à percevoir les processus réels, à la fois les processus intimes chez chacun et les mécanismes sociaux.

«Moule à gaufres»

Jamais en retard d’une formule pour s’éviter les pesanteurs d’une trop grande admiration, il avait trouvé une fois à se définir comme «le moule à gaufres» –celui qui donne forme à la matière que d’autres lui apportent. Mais personne n’a jamais apporté une telle «matière» à qui que ce soit d’autre, si tant est qu’il y ait même une quelconque «matière» en tant que telle.

Ce qui est certain est qu’Alain Resnais va désormais développer cette recherche à partir d’un répertoire de références formelles qui ne cesse de s’agrandir avec les sept films des années 1980-1990. Mon oncle d’Amérique, La vie est un roman, L’Amour à mort, Mélo, I Want to Go Home, Smoking/No Smoking, On connaît la chanson empruntent au conte fantastique, à la fable philosophique, à l’opérette, au burlesque, au théâtre et au mélodrame… pour composer une série de jeux avec les apparences, les discours, les formes préétablies qui déterminent les comportements et les représentations.

Comiques, émouvants, saugrenus, grinçants, toujours visuellement surprenants, ces films explicitent aussi l’affirmation très politique par Resnais de la non-hiérarchie entre des formes artistiques tenues par d’autres pour majeures ou mineures. La bande dessinée, le musical, la chanson de variétés sont à ses yeux des ressources aussi complexes et fécondes que la recherche en neurobiologie, la musique concrète, la psychanalyse, les écrits de Joyce et de Beckett.

En 1984, L’Amour à mort réunit trois comédiens, Sabine Azéma, Pierre Arditi et André Dussollier, qui vont constituer le noyau d’une petite troupe d’acteurs fidèles, «points d’appui» d’une démarche toujours en mouvement, à laquelle répond une équipe technique elle aussi d’une exceptionnelle longévité: Jacques Saunier aux décors, Albert Jurgenson puis Hervé de Luze au montage, et la scripte Sylvette Baudrot, indéfectiblement aux côtés du cinéaste depuis Hiroshima mon amour.

Artifices du spectacle

Alain Resnais est un cinéaste-compositeur, qui aura cherché dans chacun de ses longs métrages un assemblage aussi riche que possible de composants extrêmement hétérogènes capables d’entrer en résonance pour produire des effets d’émotion et de sens d’une immense variété.

La fabrication de tels films est un processus complexe, et qui coûte cher, ce qui explique le nombre limité de réalisations durant ces vingt ans. D’autant que les exigences dont chaque œuvre est porteuse sont si hautes que la réponse du public reste à chaque fois une énigme.

Si le succès n’est pas toujours au rendez-vous, Mélo, Smoking/No Smoking (cas limite de recherche formelle, avec seulement deux acteurs dans tous les rôles dans deux histoires aléatoirement symétriques, et qui exigent du spectateur deux séances pour avoir vu un film), ou encore On connaît la chanson, son plus grand succès public, rencontreront un excellent accueil.

Les contraintes de réalisation, auxquelles s’ajoutent l’âge qui vient, amèneront Alain Resnais (avec le soutien des producteurs Bruno Pesery puis Jean-Louis Livi) à stabiliser un dispositif de réalisation à partir de 2000. Poussant toujours plus loin les artifices du spectacle pour mieux s’approcher d’une vérité des sentiments, Pas sur la bouche, Cœurs, Les Herbes folles, Vous n’avez encore rien vu et Aimer, boire et chanter mettent en question les outils des images actuelles, les formes de solitudes qu’engendre la ville contemporaine, les puissances du récit pour transformer l’existence, et aussi la capacité des œuvres à continuer d’éclairer après que leur source, leur auteur, a disparu.

Si, dans le cas de Resnais, il n’y a aucun doute à ce sujet, c’est aussi parce que, dans leur cohérence et leur diversité, ses films palpitent d’une vitalité qui n’a jamais cessé de croire aux joies de montrer et de raconter.

Jean-Michel Frodon

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