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Crimée, une guerre pour mémoire

Quasiment oublié, le conflit qui opposa l'entente franco-anglaise à l'expansionnisme russe entre 1853 et 1856 a pourtant laissé de nombreux personnages, monuments ou épisodes à notre histoire, des zouaves à Florence Nightingale, de la «charge de la brigade légère» au siège de Sébastopol.

Le siège de Sébastopol vu par le peintre Franz Roubaud.
Le siège de Sébastopol vu par le peintre Franz Roubaud.

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On rapporte que, sous le Second Empire, alors que le siège de Sébastopol n’en finissait plus, le client facétieux d’un café parisien, s’impatientant qu’aucun serveur ne se déplace pour prendre sa commande, se serait exclamé: «Ah ça! Mais on ne peut donc rien prendre ici, c’est comme à Sébastopol!» (Les rires de ses voisins de table cessèrent lorsqu’un policier en civil se fit connaître et l’embarqua vers le poste de police le plus proche pour lui remonter les bretelles.)

Le client facétieux s’appelait Grassot, acteur comique bien connu à l’époque. Mais tout comme Grassot ne dit plus rien à personne, la guerre de Crimée est une guerre dont aujourd’hui, presque plus personne en France ne connaît ni le nom, ni les raisons, ni la date de début et de fin et, sans doute aussi, parce que nous sommes Français et que la géographie n’est pas notre fort, le lieu: jusqu’à récemment, la majorité d’entre nous n’avait qu’une vague idée de l’endroit où se trouve la Crimée.

Et pourtant, cette guerre a suffisamment marqué les esprits d’alors pour qu’il nous en reste des choses, et non des moindres. Le nom d’un boulevard parisien et la moitié du nom de la station de métro Réaumur-Sébastopol; la rue de Crimée et la station qui va avec; la moitié du nom de la station de métro Alma-Marceau; ou encore le pont de l’Alma et son célèbre Zouave, qui était accompagné au départ de trois autres statues représentant un soldat ayant combattu en Crimée, dispersées lors du remplacement du pont entre 1970 et 1974: le Chasseur à pied se trouve désormais à Vincennes, l’Artilleur à la Fère (ville de garnison historique de l’artillerie) et le Grenadier à Dijon.

Le zouave du pont de l'Alma (via Wikimédia Commons)

Le général Michel Bizot, qui a laissé son nom à une avenue et une station de métro du XIIe arrondissement, fut tué pendant le siège de Sébastopol; et la ville de Malakoff, dans les Hauts-de-Seine, reçut son nom officiel en 1883 en hommage à une redoute défendant Sébastopol et dont le futur maréchal Mac-Mahon s’empara avant d’y prononcer une phrase célèbre: «J’y suis, j’y reste!» (Cet immense penseur, futur second président de la IIIe République, prononça aussi cette phrase: «La fièvre typhoïde, soit on en meurt, soit on en reste totalement idiot. Je le sais, je l’ai eue.» Mais ça n’a rien à voir avec la Crimée.)

Accès aux mers chaudes

Cette guerre de Crimée s'est déroulée de 1853 à 1856. Elle a opposé la Russie à une étrange coalition regroupant la France, la Grande-Bretagne, la Turquie et le Royaume de Sardaigne.

En juillet 1853, après des mois de manœuvres politiques et militaires, la Russie tente de s’emparer de la Moldavie et de la Valachie, provinces balkaniques d’un empire turc déjà sur le déclin.

Voilà un mouvement qui ne plait guère à la France de Napoléon III et à la Grande-Bretagne de la reine Victoria. L’Empereur français a récemment pris le pouvoir par un coup d’Etat vu d’un mauvais œil par Londres. Il entend rassurer les Britanniques et les soutient quand ces derniers font savoir qu’ils n’entendent pas rester l’arme au pied face à cette invasion du territoire turc.

En vert, l'Empire ottoman, en orange, l'Empire russe. Entre les deux, la Mer noire. (via Wikimédia Commons)

Mais pourquoi donc? Certainement pas par empathie envers la Turquie. La Grande-Bretagne et la Russie sont depuis longtemps en conflit larvé, une sorte de Guerre froide avant l’heure, qui va durer tout au long du XIXe siècle et rentrer dans l’histoire sous le nom de «Grand jeu».

La Russie tente désespérément d’agrandir son espace et sa puissance pour devenir une puissance mondiale. Pour cela, elle doit avoir un accès à des mers chaudes, qu'elle peut obtenir en Asie ou en Méditerranée. La Grande-Bretagne, dont la puissance coloniale est presque à son faîte, entend frustrer, par tous les moyens, les ambitions des Russes. Des Russes qui, en s’emparant des Balkans, visent à terme à contrôler des détroits du Bosphore et des Dardanelles, qui barrent l’accès de la Méditerranée à leur flotte de la Mer Noire.

Voilà pourquoi la Grande-Bretagne décide de voler au secours des Turcs, appuyée par une France désireuse de s’en attirer les bonnes grâces.

Siège de onze mois

Mais, hélas pour les va-t-en-guerre occidentaux, les Turcs se reprennent et chassent rapidement les Russes de leur territoire, avant même que les Britanniques et les Français n’aient été en mesure de déployer des troupes sur le terrain.

Que faire? En cet âge des nationalismes exacerbés, il ne saurait être question de rentrer à la maison. L’orgueil, la géopolitique et la pression populaire ordonnent que l’on entreprenne quelque chose. A Paris et à Londres, l’opinion publique exige que l’on donne une bonne leçon à l’Ours russe.

On décide alors de s’emparer du port de Sébastopol, en Crimée, et de le détruire. Le 13 septembre 1854, le corps expéditionnaire franco-britannique débarque près d’Eupatoria et se met en marche vers Sébastopol. Le 20 septembre, c’est la bataille de l’Alma, où les zouaves français se distinguent tout particulièrement. Le 25 octobre 1854, c’est la bataille de Balaklava, avec le célèbre épisode sanglant de la «charge de la brigade légère» britannique.

La Charge de la brigade légère, tableau de Richard Caton Woodville Jr

La ville de Sébastopol est déjà assiégée depuis le 17 octobre. Elle va l’être durant plus de onze mois, ne capitulant que le 11 septembre 1855, la prise de la redoute de Malakoff par le général Mac-Mahon ne laissant plus d’autre choix aux défenseurs que de rendre les armes. La paix est finalement signée en 1856, consacrant la défaite des Russes et la neutralisation de la mer Noire.

Un bilan terrible

La guerre a été terrible: les Alliés ont perdu plus de 120.000 hommes, dont 90.000 Français, et les Russes plus de 150.000 hommes. Mais les trois-quarts des morts sont causés par les maladies, dont le choléra, qui fait des ravages: côté britannique va émerger la figure ultra-célèbre, outre-Manche, de l'infirmière Florence Nightingale.

Le conflit fut un des premiers à être documenté par des photographies. Les uniformes flamboyants des zouaves vont contribuer à populariser leur uniforme à travers le monde: nombreuses seront les unités de «zouaves» parmi les volontaires engagés dans la guerre de Sécession (1861-1865).

Des zouaves de l'armée française lors de la guerre de Crimée (via Wikimedia Commons)

En France, la guerre a donc a laissé une abondante toponymie, le Second Empire tentant de s’acheter une légitimité par quelques victoires militaires qui s’avèreront toutes extrêmement coûteuses en vies humaines –sur un autre terrain, n’oublions pas que la Croix Rouge fut créée après qu’Henri Dunant, son fondateur, eut constaté, en 1859, l’abandon complet dans lequel se trouvaient les blessés de la bataille de Solférino.

Mais le souvenir de ce conflit dans lequel nous n’avions rien a gagner s’est peu à peu estompé. Il marque pourtant la dernière opposition entre la France et la Russie et les prémices que ce qui deviendra, par la suite, l’Entente cordiale, concrétisée sous la IIIe République, mais entreprise dès le Second Empire. Napoléon III trouvera d’ailleurs refuge en Angleterre après son abdication. Et son fils, le prince impérial, trouvera la mort en 1879, au Natal, sous uniforme britannique…

Antoine Bourguilleau

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