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Poussons plus loin le raisonnement. Si ce «dangereux supplément» [dixit Rousseau] est moralement acceptable pour l'homme, qu'en est-il des oiseaux et des autres animaux? Sûrement, ce qui fonctionne pour Dieu vaut aussi pour la nature: puisque la masturbation améliore la fertilité, alors elle doit être un objectif primordial de la sélection naturelle.
Cela signifie que tout animal développant la capacité ou une inclination pour le plaisir solitaire aura un sperme de meilleure qualité, et davantage de descendants, que ses rivaux. En fait, en prenant au sérieux la théorie de l'évolution -comme c'est le cas de l'église catholique depuis février dernier- alors on peut s'attendre à ce que tous les animaux se masturbent, ou au moins tous les animaux équipés d'un système reproductif suffisamment proche du nôtre.
Bestiaire des onanistes
Certes, le paluchage est chose courante dans le royaume animal (Wikipedia propose un bon résumé de la chose). Les chiens, les chats, les lions, les ours et un bon nombre d'autres mammifères se stimulent avec leurs pattes avant; les morses chauds lapins utilisent leurs nageoires. Les chevaux et les ânes, dont les pratiques masturbatoires ont été particulièrement bien étudiées, font quant à eux «rebondir, appuient ou glissent en rythme le pénis en érection contre leur abdomen» [PDF]; les cerfs font de même.
Le physiologiste du XIXe siècle Karl Friedrich Burdach a même décrit un phénomène se rapprochant de l'éjaculation féminine chez les juments solitaires, qui «se frottent contre tous les obstacles qu'elles trouvent, produisant souvent un mucus blanc et visqueux». Le taureau se stimule en faisant aller et venir son sexe dans son fourreau pénien, alors que certains élans peuvent éjaculer simplement en frottant leurs bois sur la végétation. Selon des observations faites à l'University of Buffalo dans les années 1940, les porcs-épics mâles et femelles manipulent leurs organes génitaux avec des objets inanimés -et ne se privent pas de «saisir, enfourcher et chevaucher des bâtons dans leur cage».
Bien évidemment, de nombreux animaux s'adonnent aux relations bucco-génitales en solo.
Nos cousins les singes figurent parmi les masturbateurs les plus ardents et les plus assidus: des orangs-outangs femelles ont été vues fabriquer des godemichés primitifs à l'aide de bâtons ou de bouts de lianes, tandis que les mâles s'excitent avec des morceaux de fruits, de feuilles ou d'autres objets. Bien que l'on puisse lire parfois que seuls les mammifères se masturbent, nous avons des preuves très claires d'autoérotisme chez les oiseaux, qui frottent leur cloaque sur tout ce qu'ils ont sous la patte. Et on a vu des tortues faire exactement la même chose.
La course au meilleur sperme
Malgré ce bestiaire de l'autoérotisme, les scientifiques ont consacré relativement peu de temps à chercher pourquoi les animaux ont pu évoluer jusqu'à la masturbation. À première vue, cette pratique semblerait relever d'une mauvaise adaptation. Tout d'abord, il y a toute cette énergie gaspillée dans la production de semence non utilisée-on estime que les macaques, par exemple, consacrent entre 1 et 6 % de leur métabolisme quotidien à la production de l'éjaculat. Ensuite, la pratique distrait l'animal de tâches plus importantes: trouver de la nourriture et éviter les prédateurs, sans parler de l'accouplement, évidemment. La littérature équestre nous apprend qu'un étalon qui se masturbe prend parfois «une apparence de transe et les yeux vitreux». Quoi de plus attirant pour un ours affamé?
La découverte récente que la masturbation améliore la qualité du sperme humain renforce l'idée qu'il s'agit d'une caractéristique issue de l'évolution et pas seulement d'un effet secondaire de notre physiologie. Selon une branche de la théorie de l'évolution appelée «compétition spermatique» développée à la fin des années 1960, la sélection naturelle peut tout à fait produire ce genre de changement dans le comportement reproductif. Cette théorie se concentre sur les espèces polyandres, c'est-à-dire celles dans lesquelles une femelle a des partenaires multiples et où le sperme de plusieurs pères potentiels peut se retrouver en concurrence pour fertiliser le même ovule. Dans ces conditions, la qualité relative de l'éjaculat détermine très clairement quels gènes seront transmis à la génération suivante.
Apparemment, la théorie de la compétition spermatique s'applique aussi chez les animaux. La taille des testicules, par exemple, est liée à la promiscuité sexuelle avec les femelles pour des espèces aussi variées que les insectes et les primates. C'est tout à fait logique: quand plusieurs mâles sont en compétition pour fertiliser la même partenaire, celui qui a les plus grosses valseuses (et par conséquent le plus de sperme) aura un grand avantage. Alors quel pourrait être le lien entre compétition spermatique et masturbation?
Des hypothèses incomplètes
Une hypothèse naturelle avance que «vider les lieux» de temps en temps augmente la fertilité en débarrassant l'appareil génital du vieux sperme inefficace (cette idée a d'abord été proposée pour expliquer la masturbation humaine en 1965). Une autre hypothèse avance que le taux de masturbation est lié au degré de concurrence spermatique -plus élevé pendant la saison des amours, par exemple, et plus prévalent chez les mâles dépourvus d'un accès exclusif à leur partenaire sexuel. Ces deux hypothèses semblent se vérifier pour les macaques japonais [PDF].
Pourtant, l'hypothèse du sperme frais et sa cousine discréditée, celle du sperme kamikaze, n'expliquent qu'une petite partie de la masturbation animale. Certes, les cerfs, taureaux et les primates mâles se masturbent peut-être pour recharger la machine, car ils ont tous tendance à éjaculer à la fin de leur séance d'autoérotisme. Mais beaucoup d'autres animaux n'atteignent jamais ce point. Les chevaux jouissent rarement, bien qu'ils se masturbent des dizaines de fois par jour-alors qu'est-ce qui peut bien motiver le badinage solitaire d'un étalon, et à plus forte raison d'une jument? L'évolution peut-elle expliquer la masturbation des femelles du royaume animal?
Nous ne le savons pas vraiment. Le problème, c'est que les scientifiques ne se sont pas étendus sur le sujet. L'étude systématique de la masturbation animale n'a pas vraiment émergé avant la fin du XIXe siècle, quand des sexologues comme Havelock Ellis ont commencé à compiler des manifestations de comportement d'autoérotisme chez les éléphants, les chameaux, les furets, les ours, les chiens, les moutons et de nombreux autres animaux. Pour ces chercheurs, cependant, le phénomène était surtout intéressant pour ce qu'il leur apprenait sur les humains -et sur la grande terreur de la masturbation qui avait frappé l'Europe pendant près de deux siècles.
Si les animaux le font...
Les médecins de l'époque imputaient à la masturbation toute une série de maux, comme la tuberculose, la cécité et la démence. Selon Thomas Laqueur, auteur de «Solitary Sex: A Cultural History of Masturbation», les premiers croisés en guerre contre l'onanisme considéraient le problème comme essentiellement humain -un désordre de l'imagination, et un geste éloignant son auteur de la société. La découverte que les animaux, eux aussi, pouvaient se masturber permit de mettre en doute cette vision bien enracinée. «Puisque la masturbation semble universelle chez les animaux supérieurs», écrivit un contemporain d'Ellis, «nous n'avons pas le droit de la considérer comme un vice».
Au XXe siècle, les sexologues ont utilisé la masturbation animale pour aborder des angoisses sociales plus spécifiques. Alfred Kinsey a orienté la discussion vers les femmes, témoignant que l'humaine partage «l'inclination à stimuler ses propres organes génitaux» avec les rates, les chinchillas, les lapines, les porcs-épics, les écureuils, les furets, les juments, les vaches, les éléphantes, les chiennes, les babouins, les guenons et les chimpanzés. Il cite aussi des exemples d'auto-fellation chez des primates non-humains pour conclure que le sexe oral est «un aspect biologiquement normal de la sexualité».
Aujourd'hui, le débat en vogue sur la sexualité a tendance à faire passer la masturbation à la trappe. De toute évidence, nous avons des sujets culturels plus urgents à traiter: à la fin des années 1990, le primatologue Frans de Waal a introduit l'idée d'homosexualité animale -au moins chez les bonobos et les chimpanzés- auprès d'un large public, et Bruce Bagemihl a publié un compendium de preuves de comportements homosexuels chez des centaines d'espèces différentes, notamment les girafes, les dauphins et les pingouins (la tendance de ces oiseaux en smoking à représenter ce qui ressemble à un mariage gay a depuis provoqué un accrochage mémorable dans le cadre de la guerre des cultures).
Bon, alors, et la masturbation? Nous savons que l'autoérotisme est commun chez les mammifères et qu'il existe chez les oiseaux et les batraciens. Pourtant, nous ignorons si ce comportement est le résultat d'une évolution pour la majorité des animaux qui s'y prêtent, tout comme nous en ignorons la raison. Faut-il en conclure que nous n'en avons rien à branler?
Slate.com a fait un vidéorama d'animaux se masturbant (Notez que ces vidéos contiennent des images pouvant choquer certaines personnes.)
Daniel Engber est rédacteur en chef pour Slate. Vous pouvez lui écrire à [email protected].
Traduit de l'anglais par Bérengère Viennot
(Photo: la chienne Cloé, par B Rosen, via Flickr)