Culture

Comment le vampire est devenu une rock-star

Il était vieux, portait une cape poussiéreuse et dormait dans un cercueil. Le grand puis le petit écran en ont fait un héros jeune, écoutant de la musique rebelle et sortant dans les boîtes à la mode.

«Only Lovers Left Alive» de Jim Jarmusch.
«Only Lovers Left Alive» de Jim Jarmusch.

Temps de lecture: 9 minutes

Pâleur excessive, physique d’adolescent, silhouette androgyne, magnétisme érotique: l’incarnation du vampire du XXIe siècle n’a plus grand chose à voir avec ses ancêtres Bela Lugosi ou Christopher Lee.

La primitivité du monstre à travers ses métamorphoses animales (la fameuse transformation en chauve-souris) ou les codes vestimentaires qui lui étaient propres (cape noire doublée rouge sang) a progressivement laissé place à une dégaine résolument jeune, rock et/ou gothique.

Le vampire old school s’est ainsi refait une santé cinématographique, devenant de fait le porte-étendard d’une génération d’adolescents. Des confins de la Roumanie au pays de l’oncle Sam, délaissant les châteaux poussiéreux pour les night-clubs underground ou les cours de lycée, le vampire a, à l'image du récent Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch, gagné ses galons d’icône rock, soulignant, s’il en était besoin, la vivacité du mythe et son incroyable plasticité selon les époques.

Bela Lugosi

De la Transylvanie aux Etats-Unis

Né en Transylvanie, une région de la Roumanie, le vampire migre dès la fin du XIXe siècle, sous la plume de Bram Stoker, vers Londres. Mais cette première étape n’est que le début de la véritable migration du suceur du sang: pour devenir une icône rock, il se devra de quitter le Vieux Continent pour s’installer durablement aux Etats-Unis.

Dans Le Bal des vampires de Roman Polanski (1967), on assiste au chant du cygne du film vampirique classique. Cette parodie met en scène un ersatz de Dracula, le comte Von Krolock, aux prises avec des chasseurs au fin fond de la Transylvanie.

Ail, crucifix, chauve-souris, cape noire, tous les colifichets sont présents, tournés en ridicule, pointant la nécessaire adaptation que le vampire doit subir s’il veut survivre sur grand écran. Les multiples longs-métrages où Christopher Lee campait Dracula entre 1958 et 1974 avaient sans doute asséché le mythe, resuçant à outrance les intrigues parfois simplistes et l’utilisation excessive de ces codes.

Sa rédemption viendra donc de son exil. Sur d’autres terres, dans d’autres décors, la dramaturgie et les conflits entre les vampires et les humains prennent d’autres formes, plus contemporaines. Si de nombreux états américains ont accueilli les vampires (le Nouveau-Mexique pour Vampires de John Carpenter, par exemple), c’est dans les villes fortement empreintes de culture musicale que les buveurs de sang trouveront les lieux parfaits pour leurs méfaits.

San Francisco, Mecque de la contre-culture et berceau du mouvement beatnik, devient ainsi, en 1994, la nouvelle terre d’accueil d’un célèbre vampire. Dans Entretien avec un vampire de Neil Jordan, Lestat (personnage inventé par la romancière Anne Rice, pourtant habituée à localiser ces héros à la Nouvelle-Orléans) termine son tour du monde dans la célèbre baie. Il y finit sa course dans une voiture décapotable, rouge évidemment, sur le Golden Bridge.

S’appropriant un des symboles forts de l’Amérique (la bagnole), il devient un citoyen de ce pays, premier pas vers la transformation profonde que le monstre subira au cours des années suivantes. Cette américanisation se double d’un choix musical on ne peut plus rock: Lestat, prenant le volant du véhicule, allume l’autoradio, qui diffuse alors Sympathy for the Devil, titre phare des Rolling Stones, parfaitement raccord avec la filiation vampire/rock.

Quand on parle de rock, impossible de ne pas évoquer New York. Abel Ferrara, l’un des cinéastes phare de la mégalopole, s’est emparé du vampirisme dans The Addiction (1995). Imprégnant son film des aspects les plus sombres de la Grosse Pomme, il met en scène une jeune femme mordue qui va vivre sa transformation à la manière d’une toxico, cherchant sa dose de sang et se l’injectant par intraveineuse.

Cette relecture très «ferrarienne» de la mythologie des suceurs de sang utilise New York comme un catalyseur de pulsions. Ville délétère et décadente sous la caméra du réalisateur, elle est à l’image de ces non-morts, sorte de drogués condamnés à errer dans les quartiers les plus glauques pour assouvir leur soif inextinguible. Si drogue rime souvent avec rock, Ferrara parvient à y adjoindre le vampirisme avec une pertinence troublante.

Dans Only Lovers Left Alive, les héros Eve et Adam, deux vampires en couple depuis une éternité, vivent eux chacun sur un continent: elle en Afrique à Tanger, lui en Amérique à Detroit –choix éminemment pertinent quand on connaît l’influence de la ville sur l’émergence des grands mouvements musicaux des cinquante dernières années.

Siège de la Motown, Detroit est aussi la patrie de la techno et du punk outre-Atlantique. Situer son film dans cet endroit permet au réalisateur de créer naturellement des ponts entre la culture vampirique et la musique, Adam étant un musicien passionné d’instruments (il collectionne de magnifiques guitares) dont les travaux oscillent entre noise, rock planant et musique expérimentale.

De la cape au cuir

Être américain ne suffit pas à imposer le vampire comme une idole du rock: encore faut-il lui adjoindre les codes visuels de ce mouvement. Dès 1983, Tony Scott pressent cette revisitation du mythe en offrant à David Bowie un rôle marquant de suceur de sang. Dans Les Prédateurs, il incarne l’époux délaissée d’une vampire (Catherine Deneuve), promis à une mort certaine par manque d’amour.

Outre son caractère romantique, le film propose surtout une vision plus underground du vampire. Les créatures de la nuit chassent leur proie en boîte de nuit, comme lors de la séquence d’introduction. Les codes gothiques inhérents à l’univers des vampires sont réinventés sur la chanson Bela Lugosi’s Dead de Bauhaus, puissamment érotique et dark à souhait: la morbidité du costume classique (ensemble noir surmonté d’une cape) est modernisée et les lunettes noires cachent le regard avide de chair fraîche tout autant qu’elles inscrivent leur porteur dans la catégorie des dandys.

À l’origine nobles (le comte Dracula), les goules trouvent leur pendant contemporain dans une intelligentsia interlope, riche, oisive et décadente. La sophistication vestimentaire a remplacé le classicisme de mise dans les années 1970, renouvelant par la forme les possibilités narratives nouvelles offertes aux vampires. Courir la paysanne ou la noble pucelle du bourg n’est plus au goût des nouveaux suceurs de sang: la ville et ses myriades de victimes potentielles, la nuit et sa population marginale ouvrent des voies scénaristiques inédites.

Misant encore une fois sur une ambiance night-club (cette fois un abattoir transformé en rave party), l’ouverture de Blade de Stephen Norrington (1998) enfonce le clou dans cette veine gothique. Techno ou rap en ce qui concerne son univers sonore, le film dépeint cependant un héros très rock, du moins dans son allure.

Préfigurant le costume de Matrix (longue redingote de cuir), Blade se veut une version modernisée de l’homme à la cape. Plus grand chose ne demeure du Dracula original dans le look du personnage, sauf les canines. Créature surpuissante, Blade incarne l’étrange synthèse du monstre sanguinaire né dans les Carpathes (son appétence pour le sang humain) et du super-héros classique (le film est l’adaptation d’un comics). Le vampire troque ainsi son costume historique pour une armure de cuir limite SM, tout en respectant le code couleur (du noir, rien que du noir).

Il faudra attendre quelques années pour que la métamorphose soit complète. Dans Underworld de Len Wiseman, le look gothique SM (rock extrême pourrait-on dire) s’allie avec une musique au diapason, inventant définitivement le modèle du vampire rock. Dans les deux cas, la facette romantique du personnage (initiée par Bram Stoker et perpétuée par de nombreuses œuvres cinématographiques) est gommée au profit d’un traitement purement actioner.

Les crocs ne sont plus les armes ultimes des monstres, tout au plus un stigmate de leur appartenance au genre, remplacés par une pléiade de pistolets, revolver et autres katanas. Étonnamment, la violence qu’ils véhiculent ne s’exprime plus aussi frontalement vers les humains, mais le plus souvent vers d’autres membres de leur espèce, voire d’une espèce concurrente (les loups-garous).

Et quitte à ce que le vampire symbolise une certaine vision du rock, autant en faire un rockeur. C’est sans doute ce qui pousse le Lestat d’Entretien avec un vampire à se lancer dans une carrière de chanteur: dans La Reine des damnés de Michael Rymer (2002), le personnage est devenu une rock star adulée, faisant même la couverture du magazine Rolling Stone.

Son incroyable pâleur, le mystère et le magnétisme quasi-érotique qui entourent sa personne en font le candidat idéal à la célébrité. Si le film ne tient pas ses promesses, loin s’en faut, il met en lumière les parallèles évidents qu’on peut faire entre le monde vampirique et celui du show business. Élite suscitant tous les fantasmes, physique aguicheur et inaltérable (le temps semble glisser sur les stars comme l’eau sur un parapluie), sexualité débridée (ou au moins vendue comme telle par les médias), caste essentiellement masculine, les rockeurs et les vampires devaient naturellement fusionner.

Mais La Reine des damnés n’est pas le seul film à miser sur des vampires rockeurs. Dans la comédie horrifique Suck de Rob Stefaniuk (2009), la guitariste d’un groupe canadien se fait mordre par un vampire, transformant une tournée de bars miteux en réussite commerciale.

Exhalant un magnétisme fascinant le public, la jeune femme permet à ses acolytes (qui deviennent eux-mêmes suceurs de sang les uns après les autres) de toucher du doigt la célébrité qu’ils attendent tous. Fort de son casting très rock’n roll (Alice Cooper, Iggy Pop), Suck s’amuse tout autant des clichés vampiriques –le grand retour de la chauve-souris, le pieu dans le cœur– que de ceux du milieu du rock. Tatouages, cuirs, lunettes noires côtoient des séquences de mises à mort très gores et inventives (boire le sang à la paille directement à la carotide!). Un joyeux bordel, en somme.

Rajeunissement d’un éternel

Si les salles obscures sont depuis longtemps un lieu privilégié pour les adolescents, les films de vampires se sont longtemps contentés de livrer sur grand écran les ingrédients subversifs susceptibles de satisfaire ce jeune public (violence et sexualité à petites doses) sans leur offrir des acteurs à leur image.

Max Schreck dans Nosferatu de Murnau

Et pourtant, quelle mythologie symbolise mieux l’adolescence? Changement de statut, pulsion physique, omniprésence du sang (à travers les menstruations marquant la puberté ou le sang virginal du premier rapport): les échos entre les deux mondes sont légion. Si on ajoute à cela le rock, musique rebelle par excellence, revendication libertaire face au monde adulte établi, on comprend aisément pourquoi les réalisateurs ont peu à peu rajeuni les héros et injecté des éléments rock à leurs films (dans les bandes originales au début puis dans les personnages eux-mêmes).

Dès 1987 et Génération perdue de Joel Schumacher, les vampires ne peuvent plus se contenter d’être des figures âgées, presque paternelles. Rajeunissant à vue d’œil, ils incarnent alors mieux que jamais la notion d’éternelle jeunesse. Eux qui ne peuvent plus vieillir sont figés dans la quintessence de leur beauté pour des siècles et des siècles.

Dix ans plus tard, c’est à la télévision avec Buffy contre les vampires (mais un film éponyme avait ouvert la voie) que Joss Whedon consolide cet enracinement adolescent. Se déroulant pour une grande partie dans le lycée de Sunnydale, la série bénéficie en outre d’une musique résolument rock –le générique de Nerf Heder met l’ambiance dès les premières secondes. Rassemblant un casting à peine vingtenaire, Buffy s’adresse directement aux teens, parlant leur langage, utilisant leurs références sans pour autant oublier les codes des films vampiriques dont elle s’inspire.

Mais le coup de génie absolu dans le registre rajeunissement du mythe, on le trouve bien sûr en 2008 dans Twilight de Catherine Hardwicke. Le couple Robert Pattinson/ Kristen Stewart incarne à merveille l’esprit rock propre à faire craquer les adolescentes. Silhouette dégingandée pour lui, moue boudeuse pour elle, mutiques et mystérieux, ils donnent un coup de vieux à Christopher Lee et consorts.

Mais à trop vouloir travailler la forme, on en oublie le fond. Si l’iconographie vampirique bénéficie indéniablement de ce dépoussiérage bienvenu (et indispensable à la survie de ce genre cinématographique), le processus de rajeunissement des héros réduit, voire annihile, la portée sexuelle de la morsure du vampire.

De par son puritanisme, Twilight trahit un des fondements du mythe. L’attraction érotique que produit le vampire ne peut se solder que par la mise à mort de sa victime (ou sa transformation), mais le coït interruptus sans cesse renouvelé dans le film (et ses suites) transgresse cette règle d’airain.

Contrevenant à cette symbolique extrêmement signifiante du vampire, ce choix renie aussi le positionnement rock des personnages. No drug, passe encore, mais no sex, voilà qui n’est franchement pas rock’n roll. Toutefois, le contenant semblant plus important que le contenu, Robert Pattinson s’est vu offrir le rôle de tête de gondole pour le nouveau parfum Dior, totalement rock dans son allure et soutenu par un titre légendaire de cette culture: Whole Lotta Love de Led Zeppelin.

Heureusement, la même année, une autre version vampirique (télévisuelle cette fois encore) réussit le mariage entre jeunesse des protagonistes et style de vie rock’n roll. Avec True Blood, Alan Ball n’a pas peur de mixer des éléments de la légende (pieu dans le cœur, balle en argent, peur du jour, sommeil dans un cercueil…) avec des séquences de sexes débridées, des amours lesbiennes, des orgies… Comme quoi on peut actualiser un mythe sans le vider de sa substance.

Cas extrême de rajeunissement, Morse de Tomas Alfredson bouscule encore un peu plus les limites la même année avec ces héros prépubères. Si le film ne se situe pas clairement dans une culture rock, il brasse avec intelligence les codes vampiriques, les relit à l’aune de la modernité et les ancre dans un âge sensible où les tressaillements du corps et les désirs inconscients prennent forme.

Profondément subversif, Morse se révèle peut-être au final le film vampirique le plus rock’n roll, reniant aux adultes leurs voix au chapitre pour tendre l’oreille aux affres de la pré-adolescence, âge de la rébellion contre l’ordre établi. L’âge du rock en soi.

Homme, jeune, américain avec une tendance rock: tel pourrait être le portrait robot du vampire au XXIe siècle. Remisant au placard le vieux comte roumain, mi-homme mi-chauve-souris, le suceur de sang moderne est un mannequin de papier glacé, mystérieux mais pas anxiogène, sexy mais pas trop, vampire mais pas assassin.

Une modulation en demie-teinte, qui tente d’effacer l’animalité originale au profit d’une sophistication autant culturelle que vestimentaire. Conserver la subversion de la créature tout en évitant sa radicalisation (sociale, physique), la situer dans la culture rock sans en faire un rebelle marginal, voilà toute la difficulté de la modernisation du mythe.

Ursula Michel

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