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L'Arctique, l'autre front russe?

Des discours politiques musclés, des navires de guerre en nombre, des forces spéciales... Non, vous n'êtes pas en Crimée, mais dans le Grand Nord. Peut-on comparer les deux régions?

En 2007, le Akademik Fyodorov, avec deux sous-marins à bord, partait planter un drapeau symbolique de revendication territorial sous les glaces de l'Arctique. REUTERS/Reuters Television
En 2007, le Akademik Fyodorov, avec deux sous-marins à bord, partait planter un drapeau symbolique de revendication territorial sous les glaces de l'Arctique. REUTERS/Reuters Television

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Ils ne cessent de montrer les muscles ou les dents. A la mesure de la taille du gâteau, au cœur des préoccupations des pays de la région, les Etats voisins et concurrents en Arctique ont entamé une importante politique de militarisation du Grand Nord. A commencer par Vladimir Poutine qui, fin 2012, souhaitait que l’armée russe accorde «une attention particulière au déploiement d'infrastructures et d'unités militaires dans l'Arctique». Avant d’envoyer, en septembre 2013, la marine russe, dont l'immense croiseur Pierre le Grand, reprendre le contrôle des îles de Novosibirsk et y rouvrir un port et des aérodromes abandonnés par les militaires depuis 1993. 

«Ces îles revêtent une grande importance pour le contrôle de la situation dans l'ensemble de la région Arctique», se félicitait alors Vladimir Poutine. Il a aussi annoncé le développement de moyens conséquents pour pouvoir opérer dans les zones polaires. Deux brigades (10.000 à 15.000 hommes) doivent y être dédiées, des brise-glace achetés et des unités de forces spéciales entraînées.

Les autres Etats riverains ne sont pas en reste et multiplient les efforts, chacun à leur manière. Les Canadiens organisent des exercices militaires dans l'Arctique, formant notamment leurs réservistes à opérer dans les milieux polaires. Depuis 2007, Ottawa mène chaque année l'opération Nanook, dans le nord du pays, mobilisant plusieurs milliers de soldats. Les garde-côtes ont commandé un énorme brise-glace d'une valeur de 720 millions de dollars, attendu pour 2017. Enfin, Stephen Harper défend un projet de port en eaux profondes dans la région polaire qui coûterait plus de 100 millions de dollars. En 2010, il justifiait un projet de satellites militaires d'observation pour couvrir tous les théâtres d’affrontements potentiels, «de l'Afghanistan à l'Arctique, de la côte somalienne jusqu'aux plages de Nootka Sound, nous serons en mesure de voir ce que les méchants sont capables de faire».

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La Norvège, qui désigne la Russie comme une menace dans ses documents stratégiques, a redéployé plusieurs sites militaires plus près du cercle polaire. L'état-major des armées, ainsi qu'une unité de soixante avions de chasse, ont ainsi été réinstallés à proximité de la ville de Bodo en 2009. La même année, la brigade Nord, la plus importante des forces norvégiennes, a carrément été positionnée au nord du cercle polaire. A Oslo, on ne cesse de s'agacer alors que des avions russes se permettent régulièrement de couper à travers l'espace aérien norvégien.

Les Danois, eux, restent prudents et se sont contentés de mettre en œuvre un corps spécifique de forces spéciales basé au Groenland.

Si les Américains, eux, renouvellent régulièrement leur souhait de voir « une région pacifique, stable et épargnée par les conflits », ils évitent aussi de renforcer leur visibilité dans la région, malgré la présence de 27.000 soldats sur place pour sécuriser et animer le réseau d'intercepteurs de missiles balistiques.

De la tension à la coopération

Chacun de ces pays évoque dans ses documents stratégiques des menaces potentielles de la part de ses voisins. Les Russes défendent le déploiement de forces spéciales en invoquant la présence massive de militaires de l'Otan dans l'Arctique. Les Danois décrivent les Russes comme une menace tout en remarquant que les relations sont cordiales. Et ainsi de suite.

Doit-on craindre que l'Arctique se transforme en une zone de conflits potentiels entre les pays qui déploient des troupes? Pour Laurent Mayet, conseiller de l'ambassadeur de la France pour les pôles Michel Rocard, tout cela relève du poncif médiatique. «Il est urgent de le dépasser», s'exclame-t-il tout en admettant que cela «ne repose pas que sur de la fiction». L'Arctique a en effet toujours été un lieu stratégique: nombreux sont les sous-marins nucléaires à naviguer dans les eaux glacées depuis la Seconde Guerre mondiale, au cours de la Guerre froide et encore aujourd'hui. Le pôle, du fait de la forme ovoïde de la planète, offre une portée accrue aux missiles balistiques.

Pour ce spécialiste des milieux polaires, la présence de soldats dans l'Arctique est avant tout une solution logistique à la difficulté d'accès à ces régions. Pour les rares navires qui envisagent de traverser ces eaux, il n'existe en effet presque aucun moyen de demander de l'aide en cas d'avarie ou d'incident.

«Ces militaires, explique-t-il, ce n'est pas toujours heureux politiquement mais leur présence est un gage de sécurité.»

C'est aussi ce que concluait le rapport d'un vice-amiral français, aujourd'hui à la retraite, Jean-Louis Vichot: le déploiement de forces militaires dans la zone Arctique serait le seul moyen pour les Etats d'opérer dans ces eaux. Or si les uns et les autres envisagent de poursuivre exploration et recherche dans le grand Nord, il faut des moyens de secours qui n'existeraient pas sans la présence des militaires. Laurent Mayet conclut ainsi que «les moyens militaires sont des moyens d'explorer une zone, de la contrôler, plutôt que d'affronter des menaces. Il n'y a tout simplement rien d'autre!».

Le géopolitologue et spécialiste de l'Arctique Thierry Garcin va dans le même sens: il assure qu'il est «très difficile d'y aller, mais surtout d'y rester et éventuellement d'y combattre». La militarisation reste d'ailleurs saisonnière: les conditions sont tellement extrêmes que les soldats ne peuvent rester dans cette région qu'une partie de l'année.

Faire peur pour pouvoir investir

Comment expliquer dès lors que les militaires sont là pour assurer la sécurité collective, les discours nationalistes et véhéments de certains chefs d'Etat? «C'est une instrumentalisation de la menace, estime Thierry Garcin. On a tout intérêt à voir des ennemis un peu partout pour justifier les budgets de défense et les lobby industrialo-militaires.» Lui et Laurent Mayet se disent certains qu'aucun des pays riverains ne pourra pousser bien loin ces ambitions martiales pour l'Arctique. A une exception prêt: la Russie.

Le conseiller de Michel Rocard voit dans les discours récurrents de Vladimir Poutine sur l'Arctique une volonté de «redorer le Grande Russie». Moscou semble à l'heure actuelle la mieux placée pour investir militairement dans l'Arctique: moins de comptes à rendre aux contribuables permet d'injecter massivement des fonds dans le développement d'infrastructures militaires et énergétiques dans la région sans aucune garantie d'un investissement rentable.

Pourtant, «l'Arctique est loin de devenir un terrain de manœuvre pour les Russes», assure le chercheur Philippe Migault, fin connaisseur des enjeux militaires de ce pays.

«Pour l'instant, on est plutôt dans la gesticulation: plein d'annonces... rarement suivies d'effets.»

Il se dit convaincu que pour Vladimir Poutine, il y a là un simple «facteur de cohésion: plus il tape du poing en face des Occidentaux, plus les Russes font corps derrière lui».

Malgré sa conviction qu'un conflit n'est pas envisageable, Philippe Migault constate lui aussi que la région est stratégique pour les plus grands pays riverains.

«Cette route est importante d'un point de vue militaire, notamment pour les sous-marins russes: ils ont à peine à sortir du port pour se retrouver à portée des Etats-Unis...»

L'Arctique reste donc partagé entre concurrences et volontés de coopération, tout en restant le théâtre d'une forte pression qui n'a pas décru depuis la fin de la Guerre froide. D’autant plus qu’aucun des organes de coopération régionale n’est habilité à traiter de questions de sécurité ou de prévention de conflits. Le plus important d’entre eux, le Conseil de l’Arctique, s’interdit même de traiter de ces enjeux.

Pour Mika Mered, chercheur associé à l’Institut prospectives et sécurité en Europe (IPSE) et spécialiste des zones polaires, «le pire scénario n’est pas qu’un conflit intervienne en Arctique pour l’Arctique mais qu’un conflit connexe déclenche une confrontation entre puissances de l’hémisphère nord avec des conséquences dans cette région…»

Romain Mielcarek

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