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Ringard et sexiste, le créateur de James Bond, auquel une mini-série est actuellement consacrée? Pas si vite: il a aussi publié en 1959 un manifeste politique détonant, entre lutte contre la fraude, relocalisations, réouverture des maisons closes et priorité aux loisirs, à l'environnement et à lutte contre les risques.

Dominic Cooper en Ian Fleming dans «The Man Who Would Be Bond»
Dominic Cooper en Ian Fleming dans «The Man Who Would Be Bond»

Temps de lecture: 7 minutes

Pour faire patienter jusqu’au prochain James Bond, la chaîne BBC America propose, depuis le 29 janvier et jusqu'au 19 février, Fleming: The Man Who Would be Bond, mini-série en quatre épisodes sur la vie du créateur du 007 littéraire, qu'Arte diffusera prochainement en France.

Le sous-titre («L’Homme qui serait Bond») rappelle qu’Ian Lancaster Fleming (1908-1964) avait mis beaucoup de lui-même dans l’agent secret, séducteur, grand buveur et fumeur et officier du renseignement dans la Marine britannique pendant la Seconde Guerre mondiale.

La vie peu secrète de Ian Fleming

Sauf que Fleming passait plus de temps derrière un bureau à Londres que sur le terrain. Il y échafaudait des idées d’opérations rocambolesques pour tromper les Nazis, comme mettre de fausses informations dans les poches d’un cadavre que retrouverait l’ennemi. A John F. Kennedy, grand fan de son roman Bons baisers de Russie, il suggéra un plan farfelu pour discréditer Fidel Castro: convaincre le Lider Maximo que sa barbe attirait la radioactivité, le pousser à la raser et le rendre ainsi anonyme, lui faisant perdre la source de son charisme –l'idée, sans doute, que, de Hitler à Staline, c’est la pilosité faciale qui fait le dictateur.  

Fleming avait donc beaucoup d’imagination. La mini-série en a elle un peu moins. On y gonfle le train-train quotidien de l’auteur avec des scènes d’action tandis que le fantôme du Bond cinématographique est partout dans chaque réplique, chaque geste –et, partiellement cité, le fameux James Bond Theme menace à tout moment de surgir au générique.

Dans le rôle de Fleming, l’acteur Dominic Cooper ressemble plus à Michael Shannon qu’à son modèle mais fait passer l’essentiel, le côté Walter Mitty au sang chaud, qui fanfaronne comme s’il se croyait dans un de ses futurs romans. Pour le reste, rien que l’on ne savait ou soupçonnait déjà sur la vie de l’auteur, plutôt transparente.

La postérité aura retenu que Fleming, parlant à travers Bond, n’était pas très progressiste dans sa vision des femmes: dans ses livres, celles-ci aiment «se faire prendre et semi-violer» (L’Espion qui m’aimait), ne peuvent concilier travail et vie privée (Moonraker) tandis qu’une lesbienne n’attend que de trouver l’homme idéal (007 bien sûr) pour changer d’orientation sexuelle (Goldfinger). Et ne parlons pas des patronymes à sous-entendu comme Pussy Galore.

Dans la mini-série, la façon dont Fleming rencontre le grand amour de sa vie, Ann Chartreris, dans les couloirs d’un restaurant alors que les bombes allemandes tombent sur Londres, est ainsi à mi-chemin entre panache et harcèlement sexuel.

Cinq minutes dans le futur, vingt ans dans le passé

A lire Fleming de nos jours, ce sexisme prédateur est si ridicule, si immature, qu’il renforce la teneur en science-fiction de son univers: selon lui, les aventures de Bond ont lieu «cinq minutes dans le futur».

Effectivement, Moonraker (1955) imagine un ancien nazi vouloir détruire Londres avec une fusée, le Dr No (1958) sabote les lancements de fusées (encore) à Cap Canaveral et une guerre bactériologique pour détruire l’agriculture britannique est au cœur de Au service secret de sa Majesté. Et en style, Fleming est moderne, au sens pop, dans ses énumérations de marques façon Bret Easton Ellis ou ses digressions sur les descriptions méticuleuses d’objets ou d’évènements qui ne font guère avancer l’intrigue (la partie de golf de Goldfinger, un paquet de cigarettes dans Opération Tonnerre, un homme prenant le soleil dans Bons Baisers de Russie).

Mais la SF se niche aussi dans une vision utopique de la Grande-Bretagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, celle d’une puissance pesant encore dans les relations internationales, avec Bond en Saint-Georges défendant la patrie contre les dragons du bolchévisme. Les Etats-Unis sont ramenés au rang de brave toutou en la personne de l’agent de la CIA et partenaire de Bond Felix Leiter, qui se croise un peu les bras tandis que 007 sauve le monde (Opération Tonnerre, 1961) ou se fait arracher une jambe par un requin dans Vivre et laisser mourir (1954).

Au fil des histoires, le thème du déclin de l’Empire britannique (et de Bond, dépressif après l’assassinat de son épouse dans Au service secret de Sa Majesté) se précise, tandis que Fleming, convaincu que la Guerre froide s’achèvera dans les années 60, substitue aux méchants communistes de Casino Royale (1954) et Bons baisers de Russie une organisation apolitique baptisée SPECTRE, think tank terroriste et super mafia tentaculaire dont le fonctionnement tient beaucoup de l’entreprise –voir le «licenciement» pour faute grave d’un employé dans Opération Tonnerre.

«Si j’étais Premier ministre»

Fleming était comme un barman mixant ses contradictions dans un cocktail de «sexe, snobisme et sadisme» (pour reprendre une critique de Dr No), retiré du monde dans sa propriété en Jamaïque. Mais à imaginer l’impossible, il pouvait toucher juste, être plus visionnaire que rétrograde.

Dans un article intitulé «Si j’étais Premier ministre» pour le magazine The Spectator, en 1959, celui qui fut un temps journaliste pour Reuters exposait ainsi son manifeste politique, tout en annonçant d’entrée son apolitisme. Un gouvernement selon Fleming, ce n’est pas Gérard Lenorman ni Ernst Stavro Blofeld, l’ennemi juré de Bond, aux commandes, mais, encore une fois, un patchwork curieux d’hédonisme, de tentation socialiste et d’écologie, narquois dans la forme mais plus aventureux que sa vision des femmes. Via sept morceaux choisis, on peut retracer son ADN politique.

>>> A lire aussi, notre dossier «50 ans de Bond»

1. Se concentrer sur des petites questions

«Dès ma prise de fonction, je me concentrerai sur les petites affaires. Les grandes questions –la bombe atomique, la conquête de l’espace, le problème des Noirs– sont trop vastes et complexes pour un seul homme. Je les laisserai à mes ministres et au sens commun qui, grâce à l’osmose entre personnes et non entre politiciens, prend rapidement contrôle du monde pour son bien.»

Ian Fleming est proche du candidat à la présidentielle François Hollande lors de son discours de Dijon du 3 mai 2012, promettant la fin de l’hyperprésidence sarkozyenne en ces termes:

«L’Etat, c’est l’Etat, c’est la propriété de tous les citoyens et je leur rendrai cette justice et ce droit.»

2. Combattre les «magouilles fiscales»

«Au Royaume-Uni, nous sommes à la base des non-conformistes et le fait que la taxation, le contrôle et d’autres aspects de l’Etat-Providence aient transformé la majorité d’entre nous en petits criminels menteurs et paresseux a un très mauvais effet sur l’âme de ce pays. La fraude aura toute mon attention et je réduirai les impôts, surtaxes et obligations mortelles en échange de l’abolition des notes de frais et autres magouilles fiscales.»

Fleming n’hésitait jamais à envoyer Bond aux quatre coins du monde aux frais de Sa Majesté mais semblait tenir les notes de frais pour la chienlit. Le scandale des notes de frais des députés britanniques en 2009 lui donne raison.

Si l’on s’en tient strictement aux notes de frais des politiques, Fleming aurait adoré la législation suédoise, prônant la transparence absolue des pouvoirs publics depuis 1776: les notes de frais d’un ministre sont ainsi publiquement accessibles au citoyen lambda qui en fait la demande. En France, c’était la candidate à la présidence Marine Le Pen qui a appelé à Bordeaux le 22 janvier 2012 à «la publication des notes de frais des élus, ministres et chefs de l’administration de l’Etat et des collectivités territoriales»...

3. Créer un ministère des Loisirs

«Je demanderai aussi aux syndicats de réexaminer la question des heures supplémentaires. Avec huit heures par jour et cinq jours par semaine, il me semble injuste que les travailleurs usent des samedis, dimanche et heures supplémentaires alors qu’ils devraient profiter du loisir et repos pour lesquels ils ont combattus. A ce sujet, je nommerai certainement un ministre des Loisirs, avec une petite équipe, pour faire en sorte d’augmenter le plaisir des gens dans leur temps libre.»

Pas de ministère des Loisirs en France, mais Fleming aurait soutenu l’éphémère ministère du Temps libre (1981-1983) sous François Mitterrand. André Henry, ancien instituteur syndicaliste, en fut le titulaire. Fleming n’aura pas eu le temps de fournir à Bond l’arme absolue créée par ce ministère, toujours en vigueur: le chèque-vacances.

4. Encourager l'artisanat et les productions locales

«Au lieu de dépenser de grosses sommes dans les disciplines artistiques, je les allouerai à l’artisanat. J’encouragerai les travailleurs de métaux, du bois, les émailleurs, relieurs et imprimeurs de la façon la plus appuyée et arrêterai le déclin de l’artisanat, jusqu’à l’humble couvreur. […] Sur le marché mondial, le "fabriqué en Angleterre" reprendra sa place.»

Fleming aurait adoré le fait que le ministère du Commerce français soit devenu en 2012 le ministère de l’Artisanat, du Commerce et du Tourisme et que sa ministre Sylvia Pinel ait déclaré, le 11 octobre 2013 à Chartres: «Je crois en effet que l’artisanat est un moteur clé du redressement économique de notre pays.» Et ne parlons pas du «Made in France» et du «marketing patriotique» défendus par le ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg.

5. Libéraliser casinos et maisons closes

«Je procéderai à une réforme complète de notre législation sur le jeu et le sexe pour tenter de purger le pays de l’hypocrisie qui drape nos vices. Avec mon ministre des Loisirs, j’étudierai la possibilité de transformer l’île de Wight en baisodrome [en français dans le texte, ndlr] qui serait un mélange de Monte Carlo, Las Vegas, du Paris d’avant-guerre et de Macao. Il y aurait des casinos et les maisons closes les plus luxueuses du monde.»

Fleming aurait pris sans problème sa carte du Parti du Plaisir mené par l’ex-stripteaseuse Cindy Lee, défenseuse d’une sexualité pour tous, de la prostitution et de la réouverture des maisons closes. Même si les ambitions territoriales de l'auteur sont dignes d’un plan du SPECTRE.

6. Promouvoir des transports verts

«Je m’occuperai de la lutte contre le bruit, le monoxyde de carbone et l’exaspération créés par le trafic automobile de nos grandes villes. […] Des garages d’État, peu coûteux, seraient construits aux portes des voies principales à Londres et le trajet sera transféré dans des bus ou métros électriques et plus tard, des taxis d’état électriques et économiques.»

Cinquante plus tard, la décongestion du trafic automobile au centre de Londres est toujours d’actualité. Le maire travailliste d’alors Ken Livingstone s’y est attaqué avec un péage urbain en 2005. Une taxe de trop pour Fleming l’anti-fiscalité, mais il se serait entendu sur les questions environnementales avec celui surnommé «Red Ken» («Ken le Rouge») pour ses opinions très à gauche. Aucun lien avec «Red Grant», l’assassin psychopathe au service de l’URSS dans Bons baisers de Russie.

7. Mieux informer sur les risques

«Pour rendre mon gouvernement plus honnête, je ferai publier un périodique appelé RISQUE. Qui donnera, sans commentaire, l’information la plus récente sur les effets de l’abus de tabac, d’alcool, de pain blanc, de lait pasteurisé, de sucre raffiné, de denrées trop longtemps surgelées, etc… RISQUE donnera les cotes correctes pour les matchs de football et la loterie et, de temps en temps, publiera les comptes annuels des sociétés de paris du pays. Les statistiques des accidents de la route seront détaillées et, dans le cas de défaillances mécaniques attribuées à un défaut de conception, le nom du fabricant sera publié.»

Fleming veut une sorte de super-Insee qui joue aussi au lanceur d’alerte. Passer, en gros, des statistiques à Edward Snowden. James Bond aurait certainement disposé de ce dernier, au vu du sort du simili-Julian Assange joué par Javier Bardem dans le récent Skyfall. Il ne pouvait soupçonner que son créateur était en fait un agent double dans ses convictions politiques.

Léo Soesanto

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