Culture

Cavanna et l'humour libre sont morts

Rejoignant au cimetière ses potes Reiser, Choron ou Gébé, l'humoriste et écrivain emporte avec lui une France libre, celle du mauvais goût, où la provocation était un désir et pas un fonds de commerce.

Cavanna, à la foire du livre de Brive, en 2008. Oscar J. Marianez via Flickr CC License by.
Cavanna, à la foire du livre de Brive, en 2008. Oscar J. Marianez via Flickr CC License by.

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Cavanna est mort, mercredi 29 janvier, à l'âge de 90 ans. On le savait bouffé par Parkinson et il apparaissait parfois, très diminué, du côté de la Mutualité.

Qui a 20 ans aujourd’hui ne connaît pas Cavanna et n’en entendra parler qu’aujourd’hui. Sans se douter qu’il se marre parfois, grâce à lui.

Voici par exemple son Encyclopédie bête et méchante. On y apprend des choses essentielles: les larmes des mères sont pleines de vitamines, le viol est «une vilaine habitude». A la question Vrai ou Faux, il faut répondre vrai, «car tout est vrai dans cette encyclopédie». Le ton est docte, savant même, rédigé allègrement car Cavanna était une plume, et il y raconte connerie sur connerie. Ça a parfois vieilli. Mais la descendance est féconde: combien de guides et de dictionnaires fantaisistes tentent aujourd’hui leur chance en librairie?

On lit Hara-Kiri aux chiottes

Cavanna a beaucoup écrit: des romans bien sûr (dont certains autobiographiques). Et des conneries. Il fut l’un des fondateurs de Hara-Kiri. Et celui qui y écrivait lorsque les autres dessinaient ou faisaient des romans-photos.

Croyez-le ou non, j’ai été élevé avec Hara-Kiri dans les chiottes. C’était ça, les Cévennes dans les années 70, une sorte de kibboutz anar où la liberté sexuelle voisinait avec le féminisme et les débuts de l’écologie. Je ne dirai pas «les toilettes», ce serait faire injure à Cavanna. Il y avait donc Hara Kiri et Charlie Hebdo dans les chiottes, parfois Le Sauvage ou Actuel. Je crois même me souvenir d’y avoir vu Valeurs actuelles.

Hara Kiri, c’était des femmes à poil, des mecs aussi, rarement taille mannequin, des romans photo d’une grande vulgarité et un imaginaire débridé. C’était anar, foutraque, inventif, intemporel. Les pages se froissaient, les agrafes foutaient le camp mais on pouvait relire un Hara-Kiri des années après et en rire encore.

L’éducation spermentimentale

Mon âme d’enfant cependant s’interrogeait. Est-ce que les riches passaient vraiment leurs vacances ainsi?

Un jour, Hara Kiri, jouant parfois au Pif Gadget (autre lecture d’enfance so 70’s), offrit un étui plastique contenant de l’authentique sperme de Coluche. Choc. 

Nous conservâmes le précieux réceptacle avec vénération. Des années après, je me demande encore si c’était du vrai sperme. Je me souviens aussi d’avoir soigneusement collé l’autocollant Bison bourré sur le pare-brise de la voiture de mes parents. Et à chaque fois que je voyais des gendarmes sur la route, je pensais à ce conseil: «Dégueulez sur l’alcootest».

Ce n’était pas grand-chose, juste un pied-de-nez à la prévention routière, sans doute à la mort aussi. L’humour noir se rit de la mort, mais je ne le savais pas alors.

Avec Hara-Kiri, l’humour n’avait pas de limites (même si la censure lui fit des croche-pattes). Ses fondateurs, Cavanna et le professeur Choron, n’ont pas tout inventé, bien sûr. Ils s’inspirèrent de Mad, sans doute aussi de L’Assiette au beurre, et leurs détournements de photos ou de tableaux célèbres doivent beaucoup au dadaïsme.

Mais ils ont tout recréé dans une France triste. Au sortir de la très longue fuerre d’Algérie, avec l’ORTF, la grisaille d’avant-68 et des rebelles qui s’appelaient Antoine ou Françoise Hardy, il y avait de la place pour quelque chose de corrosif. Ce fut l’aventure Hara-Kiri, puis Hara-Kiri hebdo, qui deviendra Charlie Hebdo en 1970, quand Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, le fit interdire pour cause d’outrage présidentiel. La censure fut rapidement contournée, faisant la gloire du journal.

Des années d’irrésistible outrage

Les procès finiront par en fragiliser la santé financière. Mais ses fondateurs n’en avaient cure. La provocation, l’outrage étaient trop tentants, comme l’expliquait Cavanna à Fluctuat:

«A l'époque, on prenait tous les risques. On passait notre temps au tribunal. Même mis en garde par un avocat, alors qu'on savait très bien ce qu'on risquait, on ne pouvait pas s'empêcher de le faire parce qu'on en avait tellement envie. Il y avait une formidable accumulation de procès. On était toujours fourré à la 17e chambre.

S'attaquer à la religion était tout aussi sacrilège qu'aujourd'hui. Il n'y avait pas ce facteur nouveau qu'est l'intégrisme musulman. Les musulmans réagissaient moins violemment mais ils réagissaient quand même et ils n'étaient pas les derniers, tout comme les intégristes catholiques, à faire des procès et même à venir tout casser. Je pense que s'il n'y a pas de risques, ça n'en vaut pas la peine.»

A l’école Hara-Kiri passent des types comme Giraud, Fred, Reiser, Delfeil de Ton, Gébé, Cabu, Wolinski… Certains quittent le journal (Delfeil de Ton), d’autres y restent jusqu’à la mort, comme Reiser, écolo avant l’heure, génie du trait, à l’humour définitivement corrosif.

Ce dessin prémonitoire date du début des années 80 (Reiser est mort d’un cancer en 1983).

Des femmes à poil

Pas de femmes: Bretécher n’en fut pas. Un grand regret pour Cavanna: «Je n’étais pas là le jour où elle est passée.» Mais y avait-il de la place pour une femme dans cette équipe si masculine? Et sans doute bien misogyne? Montrer du cul en couverture fait vendre, forcément, même sous couvert de dérision. A poil, à quatre pattes, battues…: l’image de la femme dans Hara-Kiri est rarement valorisante.

Mais voilà: tout le monde en prend pour son grade. Selon la légende, un lecteur s’indigna dans un courrier que le journal soit «bête et méchant». Le slogan fut immédiatement adopté. Dès lors, le scabreux fut à l’honneur, le monstrueux aussi, le mauvais goût devint une ligne de conduite.

Les couvertures auxquelles vous n’avez pas échappé

Ce ne fut pas simple. Il fallait du courage pour imposer dans la France chabrolienne des années 70 une dérision vulgaire qui ne reculait devant rien. Devant aucun tabou. Une pute qui apprend à sa fille le métier. Un enfant battu à mort.

L’humour emprunta aussi des voies quasi-surréalistes.

Ainsi cette mise en images de la femme-objet, avec une composition qui aurait pu être de Magritte.

Ou cette bite, en gros plan, en couverture, dans tous les kiosques, affublée de deux yeux, devenant une tête de chômeur mal rasé.

Rien ne résistait à la verve des profanateurs de la bien-pensance. Le handicap? Ils proposaient d’offrir une râpe à fromage à un aveugle qui a lu tous les livres. 

La violence conjugale? Elle s’affichait avec le sourire.

L’absurdité s’invitait souvent à la rédaction. Ses détournements publicitaires n’ont rien perdu de leur force (et inspiré pas mal de monde, hein l’esprit Canal?).

Le journal avait ses têtes de turcs: l’armée, la police, l’église. Pas une semaine sans que la bande de Cavanna s’en prenne au sabre, à la matraque et au goupillon.

N’est-il pas délicieux de revoir aujourd’hui l’ayatollah Khomeiny caressant le sein d’une poupée gonflable ou la Vierge Marie en larmes après son avortement?

Des héritiers bêtes ou méchants

Cavanna mort, une forme d’humour a vécu. La France de 2014 a intégré la dérision Hara-Kiri mais elle ne fait plus rire. Trop reprise, trop copiée, trop détournée à des fins partisanes, politiques, racistes. Charlie hebdo n’est plus que l’ombre de son passé, entre querelles internes et combats politiques, où l’intégrisme musulman dans sa connerie incendiaire joue le rôle de faire-valoir. On ne pouffe guère mais on s’indigne comme des bons petits Hessel de l’humour policé.

L’humour Hara-Kiri a de curieux enfants. Bigard en a gardé la vulgarité et la scatologie, Dieudonné est un antisémite au front bas, tandis que Nicolas Bedos cherche l’assentiment de papa derrière une provoc à deux balles. Avec Hara-Kiri, la provoc était un désir. Elle est devenue un fonds de commerce.

Aujourd’hui, on invoque les grandes figures du passé, Desproges ou Coluche. Peut-on rire de tout? Oui, mais pas avec n’importe qui.

Pour un peu, l’humour deviendrait l’objet d’études universitaires qui se pencheraient avec curiosité sur cet étrange objet d’autrefois. Notre langage se police de lui-même, se gargarisant du politiquement correct pour ne blesser ni froisser personne. Le formidable défouloir des années 70 a laissé place à l’autocensure, ouvrant des boulevards aux sinistres histrions comme Dieudonné.

L’hommage est une insulte

La France de 2014 est grave. Alors, de Cavanna, elle préfèrera célébrer la face fréquentable: le fils d’immigré italien, le réquisitionné du STO, l’écrivain talentueux. Le consensuel. On espère que le gouvernement ne lui fera pas l’insulte d’un hommage officiel. A-t-on si vite oublié que Hara-Kiri se lisait avec une pince à linge sur le nez?

«On admire aujourd'hui Hara-Kiri comme une glorieuse réussite», confiait Cavanna au Monde en 2010. «Or, même au temps de sa grande diffusion, il était haï à l'unanimité, par la presse et les artistes. On était un journal vulgaire. On nous reprochait notre mauvais goût. On était une réunion de bandits, d'individus à la marge, de révoltés.»

C’est sans doute pour ça qu’on lisait Hara-Kiri aux chiottes. Pour se cacher. Parce que ce journal sentait le soufre de quelque côté qu’on le lise.

Bien sûr, comme tout le monde, j’ai été ému par Les Ritals, j’ai admiré le style, l’écriture, aimé l’amoureux des belles lettres qui rendait hommage à l’école républicaine. Mais, dédaignant les croque-morts doucereux, je préfère me souvenir de l’autre Cavanna, celui qui dessina le logo de Hara-Kiri et pour qui l’humour devait être «un coup de poing dans la gueule».

A lire au cimetière

Les œuvres de Cavanna sont publiées chez Albin Michel.

On glanera du Hara-Kiri sur eBay ou au rayon PQ des supermarchés.

Jean-Marc Proust

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